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Brigadier …

Vous aviez raison …

Je le reconnais aujourd'hui. C'est peut-être un peu tard. Du Paradis — vous le méritez cent fois — où saint Pierre vous a certainement chargé de surveiller les bracos, ayez l'indulgence de m'absoudre. J'étais si peu coupable ... Bien sûr, vous ne me reconnaîtriez plus si j'abordais dans les réserves célestes — avez-vous de la plume là-haut ? J'étais alors haut comme vos bottes.

« Alors » nous ramène quelques années avant la guerre — de 1914, bien sûr — époque bénie où l'on rencontrait des pièces de gibier et des pièces d'or ; il y avait aussi de vrais gendarmes à cheval dont le galop s'entendait de fort loin. Je n'aspirais pas encore à toucher un fusil, mais je possédais déjà de solides connaissances sur tous les hôtes à poils et à plumes de la région. Nids, empreintes, cris, bruits d'ailes me suffisaient pour identifier la bête. Emboîter le pas d'un aîné, excellent chasseur, était, en période de chasse, mon plus grand bonheur. Je n'avais pas besoin de conseils pour repérer le point où se posaient les perdreaux ; je savais que si l'un d'eux montait en chandelle au coup de fusil il tomberait raide mort.

Mais revenons à notre brigadier. Depuis peu installé au chef-lieu de canton, ce représentant de la loi ne connaissait qu'une chose : le règlement. Malheur aux vélos sans plaque de contrôle ; malheur aux bistrots entrebâillés après minuit ; malheur aux braconniers ! ... Les braconniers étaient peu redoutables. Méritaient-ils seulement ce qualificatif ? Leur crime consistait à maintenir des coutumes ancestrales qui voulaient un sacrifice pour glorifier les saints locaux. Au lieu d'immoler l'agneau, on préférait occire quelque gibier. Ainsi, on ne rompait pas avec les traditions ; le saint était content et les invités se frottaient le ventre, montrant par là qu'ils savaient apprécier les bonnes choses. Un verre de muscat doré et parfumé donnait des jambes aux plus vieux. La fête pouvait commencer ...

Notez que ces prélèvements anticipés ne diminuaient guère le contingent gibier. N'en avait-on pas sauvé dix fois plus en détruisant les nuisibles tout au long de l'hiver ? On aurait pu, sans bruit et à la barbe de toute la maréchaussée du canton, s'emparer des pièces désirées, mais le sentiment chasseur l'emportait : laisser au poil comme à la plume quelque chance devant le plomb.

Le saint patron local « tombait », cette année-là, huit jours avant l'ouverture générale. L'aîné, avait d'autres excellentes raisons de décrocher le fusil ; il fallait essayer « Diamant ». Ce jeune chien capturé dans un terrier où la mère avait mis bas se montrait entreprenant, mais avait-il vraiment du nez ? Ne craignait-il pas les détonations ? Ses pattes résistaient-elles au sol rocailleux ? Autant de graves problèmes que M. le brigadier n'aurait pu résoudre et qu'on résoudrait malgré lui. Cette expérience aurait pu, tout aussi bien, être tentée dans les ravines de la gypsière, étouffant les détonations en leurs murs de plâtre.

L'aîné, défiant Pandore la Terreur, jugea délicieux de fusiller une paire de lapins à proximité de la route. Ils abondaient dans les haies et broussailles au bord du ruisselet. Par ce midi torride de fin août, nous dévalions joyeusement sans peur, sinon sans reproches. Diamant, enchanté de l'aubaine, part en éclaireur. Le chasseur enfourne deux cylindres de huit. Je ferme la marche. Mon rôle est simple : posté au coude de la route ; je dois, par un long coup de sifflet, signaler l'approche des gendarmes. Ainsi je devenais complice.

Sans me presser, je m'en vais occuper le point névralgique. Dans la fournaise du plein midi, je pensais que M. le brigadier devait siroter un pernod — un vrai — bien frais, sans se soucier de la pièce qui allait se jouer. En lever de rideau, coup de fanfare. Diamant en avait réveillé un. Je savais que Jeannot allait résister dans un roncier, puis s'élancer sur la prairie récemment fauchée où il exécuterait deux ou trois derniers sauts périlleux. C'était cela surtout qui m'intéressait. Au diable ce rôle de sentinelle ...

Soudain, dans un orage de sabots, à deux pas, le brigadier ... Il avait tout vu. Droit sur ses étriers, le cavalier fonçait vers le chasseur en vociférant des : « Au nom de la loi, arrêtez ... » Ces sommations semblaient donner des ailes à l'aîné. Ah ! mes amis, quelle corrida ! …

En tête, le lapin poursuivi par Diamant dont les « ouah ! ouah ! » précipités signifiaient certainement : « Arrête-toi ! Arrête-toi ! ... » Puis le chasseur; il ne poursuivait rien, le pauvre, et aurait certainement préféré une canne à pêche au fusil ! ... Enfin, le brigadier sur son cheval galopant. Mais le ruisseau et ses fourrés étaient là ... En un instant, plus de lapin, plus de chien, plus de chasseur ! ... Plus qu'un gendarme ... Le cavalier stoppe, court vers un peuplier, attache sa bête. Congestionné, il se précipite vers les broussailles où son gibier avait disparu. Rien. Pas de traces. Où le chercher ? ... Est-il passé sur l'autre rive ? A-t-il remonté le courant ? S'est-il blotti à quelques pas dans ces épines noires ? Mystère ...

Perplexe, M. le brigadier se demande s'il va déchirer son bel uniforme, ternir l'éclat de bottes impeccables ... Soudain, une idée : capturer le chien. Il doit porter un collier. Si, par prudence, on l'en a débarrassé, il saura bien, lui, retrouver la cachette de son maître. Et d'une voix aux accents doux et touchants : « Dick. Blak. Médor. Toutou. Azor ... Petit ! petit ! ... Viens vite ... » Pas de succès ... Mais, peut-être, c'est une chienne ! « Diane ... Flora ! ... » Et à nouveau tous les noms canins chers aux Dauphinois furent mis à l'épreuve. Pure perte. Diamant avait autre chose à faire. Le lapin au terrier, il en poursuivait un deuxième qui s'éloignait dans les chênes. Heureusement ...

Alors, dépité, vaincu par les éléments, M. le brigadier, très en colère, remonta à cheval et s'en fut vers son pernod. Il l'avait bien gagné ...

Puis le chasseur désarmé reparut au point même où il était entré. Malgré la fraîcheur du ruisseau il avait eu chaud lui aussi. Quant à moi, enfoui au cœur d'une haie, je ressortis le dernier, persuadé que, dans cette affaire, si j'avais évité la prison, je n'y couperais pas d'un « savon » pour avoir mal rempli ma tâche. L'aîné, trop heureux de s'en tirer, oublia de me rappeler les devoirs d'une sentinelle vigilante ... La victime — il y en eut une — ce fut Diamant. Pour dépister les recherches, on l'envoya « changer d'air » à quelques lieues, chez des amis. Il ne revint jamais, terrassé par une pneumonie.

Le saint local fut fêté comme d'habitude, car, le lendemain matin, à l'aube — ainsi fait-on pour les condamnés — en allant récupérer son arme l'aîné en aligna une paire — de lapins, pas de gendarmes. Jamais ils ne parurent si bons ! ...

Les temps ont bien changé. Dernièrement un chasseur, surpris par un garde fédéral alors qu'il fusillait Jeannot à l'orée d'un bois, m'avouait qu'il n'avait jamais pu « digérer » ce lapin de vingt mille francs ... Vingt mille francs ! ... Avant guerre, on aurait eu le bois, ses lapins et un gardien vigilant pour les surveiller.

A. ROCHE.

Le Chasseur Français N°667 Septembre 1952 Page 523