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Un miracle de Saint Hubert

— Venez-vous, Jeannet ? Un palabre à régler près du lac. Nous verrons peut-être des phacos et nous serons rentrés pour déjeuner.

— D'accord. Le temps seulement de prendre ma carabine.

— A quoi bon ? J'ai ma nouvelle Mauser.

— Oui, mais je préfère ma vieille sarbacane. Nous nous connaissons si bien tous les deux, vous savez.

— Oui, je sais. Trogoff, le résident, sait en effet par expérience que la vieille carabine Lebel du Dr Jeannet est d'une précision extraordinaire entre les mains de ce tireur étonnant. Toute bête fixée par le petit œil noir du canon est une bête morte ... toujours.

Lui-même, d'ailleurs, est son digne émule et le : « Ha ! ... comment ! ... » scandalisé de leurs gardes d'escorte en cas de coup creux laisse bien entendre qu'il s'agit là d'une chose tout à fait anormale, et que le gibier a dû pour échapper employer une ruse déloyale ou alors posséder un gri-gri de tout premier ordre.

— Prêts ? ... Partons. Démarreurs ! Allons, démarreurs. Le chauffeur ne bouge pas, impassible à son volant. Une corvée de manœuvres s'approche sans hâte excessive. Ce sont les démarreurs.

Car la voiture de M. le résident est une voiture un peu spéciale. Je vous parle là, il est vrai, de temps très anciens.

C'était une vieille, très vieille Ford, du modèle dit à pédales, à carrosserie de bois, qui avait dû être fort pimpante sous son vernis neuf. Mais, l'âge venant, la paralysie gagnait peu à peu ses organes, les uns après les autres.

La manivelle n'accrochait plus que tout à fait par hasard et, dans ce cas, revenait furieusement en arrière, sous l'impulsion d'un retour hargneux. Quant au démarreur, il y avait beau temps que ses bobinages étaient morts, brûlés, grillés, tondus par ces chaleurs d'enfer, peut-être un peu aussi par suite de brutales exigences d'un chauffeur partisan convaincu du moindre effort. Tout ceci, vous le pensez bien, ne facilitait pas les départs.

Cependant, en poussant la voiture avec vigueur et constance, sur une distance suffisamment longue, on arrivait généralement à un résultat satisfaisant. Le moteur hoquetait, hoquetait, la carrosserie tressautait, tressautait, secouée par ces spasmes affreux, et puis tout d'un coup, dans le tintamarre triomphant du moteur emballé, l'engin s'enfuyait sur la piste plate. Il suffisait de ne s'arrêter qu'à proximité d'une autre équipe de pousseurs.

La piste court en bordure de la zone d'inondation du Sénégal, sol raboteux, coupé de mille crevasses dues à l'assèchement brutal, paysage lépreux, nu et aride, parsemé de boqueteaux d'épineux et de taches de haute paille raide et blanche, là où l'eau a stagné plus longuement.

Beau terrain de chasse en vérité ! Tous les yeux scrutent la brousse, y compris ceux du chauffeur, qui n'évite que par une série de merveilleux hasards les termitières naissantes qui bossellent la piste, ou les gouffres que des fourmiliers actifs y ont ouvert dans la nuit.

Parfois pourtant la série s'interrompt. La voiture se plaint bruyamment. Les bons blancs aussi.

— Moutarde.

— Qu'est-ce que tu dis ?

— Moutarde. Y en a là moutarde.

Et le garde montre un point sur la gauche de la piste.

— Ah ! ... outarde ! On la tire ? Allez-y, Trogoff. Seul au-dessus des herbes apparaît le long cou de l'oiseau et sa tête curieuse, balancée à la cadence du pas prétentieux.

— Pas question d'arrêter le moteur. Attendez, je descends. Au claquement sec de la Mauser, la tête disparaît.

— Y en a gagné.

D'un saut le garde noir est déjà à trois mètres de la voiture. Bientôt après il est de retour avec le bel oiseau décapité, le cou tranché net.

— Joli coup.

— Euh ! oui. Je crois être en forme ce matin. Si nous avons la chance de rencontrer de grosses bêtes, cela devrait aller.

— Tiens ! Regardez : déjà les charognards. Le ciel, absolument vide l'instant d'avant, est maintenant peuplé de points noirs qui grossissent à vue d'œil. Les charognards, rapaces de toutes espèces, rôdeurs invisibles, perdus dans les profondeurs du ciel, ont perçu le coup de feu et plongent sans erreur vers l'endroit où s'est abattue l'outarde.

Les grands vautours descendent en orbes lentes. Les petits milans, plus pressés, sachant qu'il faudra céder la place aux grands seigneurs, plongent à la verticale et, déjà près du sol, tournent lentement, ailes immobiles, queue éployée.

Assis, l'arme en travers des jambes, Jeannet les suit des yeux. Et soudain, si vite que le choc de la crosse à l'épaule semble l'avoir fait partir, un coup de feu claque. Un oiseau, ailes repliées, arrive au sol comme une pierre.

— Hé ! hé ! Toujours aussi virulent, docteur.

— Bon ! N'exagérons rien. C'est un heureux hasard.

— Si vous le voulez, encore que, pour vous, ces hasards heureux se multiplient de façon étonnante. Mais j'ai l'impression que le premier phaco qui va se présenter, à moins d'un miracle ...

— Tiens ! Que veut votre garde là-bas ? Peut-être a-t-il vu quelque chose. Allons voir.

À la lisière d'un boqueteau, courbé au ras des herbes, le garde multiplie ses signes mystérieux.

— Qu'y a-t-il ?

— Phaco ! ... phaco !

— Où ?

— Là-bas. Y a loin un peu.

— Ah ! oui, le voilà. Vous le voyez, Trogoff ? Il doit être couché. On ne voit que son dos au ras des herbes.

— Bien vu. Allez-y.

L'échine est bien visible en effet, peau noire, marbrée de taches grises de boue séchée.

La légère carabine saute à l'épaule de Jeannet. Tac ! Claquement du percuteur. Le coup n'est pas parti.

— Ah ! maudites vieilles cartouches !

— Attendez ! les Mauser, elles, ne ratent jamais. Trogoff vise lentement. Au-dessous de la ligne de l'échine, il cherche l'épaule. Tac !

— Oh !

Les deux culasses, manœuvrées en hâte par des mains nerveuses, font un bruit clair. Le phaco se dresse. C'est une vieille négresse.

Ce n'est que bien plus tard qu'ils ont retrouvé leur souffle ... et la parole. Bien plus tard comme ils arrivaient au village, Jeannet d'une voix encore un peu tremblante exprima à haute voix leur muette et commune pensée :

— Eh bien ! mon cher, le voilà votre miracle, un vrai miracle ! Saint Hubert n'a pas voulu que deux de ses fervents disciples sombrent dans les ennuis et dans le ridicule.

Je sais bien que, dans ces sacrés pays, on voit des choses extraordinaires, mais tout de même, tirer un phacochère et ramasser une vieille négresse ...

D. DU F ...

(1) Phaco : abréviation de phacochère, sanglier africain.

Le Chasseur Français N°667 Septembre 1952 Page 524