Le mot « faigne », dans les Vosges et, en général,
dans l'Est de la France et quelquefois en Belgique, est le terme par lequel on
désigne une tourbière.
On doit rechercher l'étymologie du mot faigne dans la
sphaigne, en latin « sphagnum », genre de mousses charnues et
spongieuses qui croissent sur les sols humides et ont la propriété
d'emmagasiner l'eau dans leurs cellules. Elles croissent toujours dans les
marais tourbeux. Ce sont elles surtout qui concourent à la formation de la
tourbe, par l'humidité permanente qu'elles entretiennent et par leurs racines
qui se décomposent dans le sol. L'action de cette humidité due aux sphaignes
provoque aussi la décomposition des bruyères, joncs, roseaux, carex et autres
plantes aquatiques, qui poussent sur les lieux. La tourbe, ainsi, se forme
lentement et la couche peut s'élever d'un mètre par siècle.
Je veux décrire ici une faigne que je connais bien pour
l'avoir beaucoup parcourue, il y a cinquante ans, lorsque j'étais petit garçon.
Elle est peu connue, en raison de sa situation dans une petite vallée peu
passagère, mais cette modeste faigne offre pourtant des particularités
imprévues et assez curieuses, surtout par sa faune.
La vallée prend naissance le long du tronçon encore visible
d'une ancienne voie romaine qui conduisait de Langres à Strasbourg. Un peu plus
bas, la vallée s'élargit en forme de cuvette. Une superficie de dix hectares
est de nature tourbeuse. Une demi-douzaine de petites fermes y sont construites
en bordure, le long d'un mauvais chemin vicinal. Les eaux de cette petite
vallée vont se jeter dans la Moselle à trois kilomètres plus bas, en amont
d'Épinal.
Lorsque vous abordez le sol de ces faignes, vous avez tout
de suite l'impression de marcher sur un sommier élastique et vous vous rendez
compte que, si cette peau herbeuse, faite de racines entrelacées, cédait sous
vos pieds, vous disparaîtriez à jamais dans ce bourbier noir, pratiquement sans
fond. L'accès en est dangereux et seuls quelques chasseurs de gibier d'eau et
les gamins du village connaissent certains points de passage.
Depuis une époque trop lointaine pour qu'il soit possible
d'en fixer une date, ces faignes ont été l'objet d'une exploitation assez
intense. Elles appartenaient jadis au célèbre Chapitre de Remiremont. Par suite
des circonstances, elles sont devenues la propriété des particuliers. Chaque
famille en possédait une petite parcelle et, au mois de juin de chaque année,
les hommes venaient y extraire le combustible nécessaire pour chauffer le foyer
pendant les longs hivers vosgiens.
On y extrayait la tourbe à l'aide d'une grande bêche dont le
fer, plié à angle droit dans le sens de la longueur, donnait des pains de forme
rectangulaire de dix centimètres de côté sur trente de longueur. Ces pains
étaient portés à sécher sur les prés voisins et, lorsque le chaud soleil de
l'été les avait desséchés, on les rentrait à la maison.
La valeur calorifique de la tourbe est supérieure à celle du
bois, mais, à la combustion, elle offre l'inconvénient de dégager beaucoup de
fumée d'une odeur acre et d'encrasser très vite tuyaux et cheminées. Peu à peu,
l'usage d'extraire de la tourbe s'est ralenti et a disparu à peu près
complètement depuis 1914. La plupart des nombreux propriétaires de ces
tourbières ne connaissent plus l'emplacement exact de leur faigne ;
d'autres ignorent sans doute qu'ils y en possèdent encore une.
Mais les endroits où l'on a, autrefois, extrait la tourbe
existent toujours. Ils forment, ça et là, des trous très profonds, remplis
d'une eau noirâtre et d'une superficie variant entre vingt et quarante mètres
carrés. Ils se sont bien un peu amenuisés sur leur pourtour, par l'action
envahissante de la sphaigne et des gerbes aquatiques, mais le fond ne s'est
jamais raffermi, car, sous l'action de l'eau, il semble s'être encore ramolli
et forme un bourbier dont la profondeur ne peut être évaluée.
En raison de son isolement dans la nature, cette faigne
offre, par sa faune, quelques particularités assez curieuses ou pour le moins
imprévues. Une fois le printemps venu, des multitudes de grenouilles s'y
donnent rendez-vous. Pendant un mois, nuit et jour, l'on entend le coassement
très doux de ces milliers de batraciens. Elles y sont si nombreuses que ce
coassement est continu. Chaque mare a sa colonie et, à la surface de l'eau,
parmi les larges nénuphars, on voit pointer leurs petits museaux. Une montagne
de couvain gélatineux flotte sur l'eau saumâtre.
Mais, soudain, un grand tourbillon, suivi d'un
clapotement ; en l'espace d'un éclair, on a vu une masse argentée sortir
sur l'eau et y rentrer. C'est un brochet qui, surgissant du fond de ce petit
abîme, est venu happer, de sa large gueule, quelques innocentes grenouilles.
Puis c'est le calme ; une minute après, les petites têtes réapparaissent
et le ronron, peu à peu, reprend son cours.
C'est qu'il paraît pour le moins étrange de rencontrer des
brochets dans ces petites mares aux eaux tourbeuses, saumâtres et aux reflets
de pétrole. Car ce poisson est réputé vivre seulement en eau courante, tout au
moins en eau claire. Mais ce qui est plus étrange encore, ce sont les tailles
et les poids inusités auxquels ces prisonniers parviennent. En 1899, nous en
avons capturé un qui pesait vingt-quatre livres et qui eut beaucoup de succès
sur la table d'un grand hôtel d'Épinal où il fut servi au cours d'un repas de
société. En 1946, un de mes amis d'enfance m'écrivait que l'on en avait capturé
un de vingt-deux livres. Je ne pense pas que ces poids puissent être dépassés,
même dans la Volga, qui est réputée comme renfermant les plus gros brochets
d'Europe.
C'est évidemment une anomalie de rencontrer ce poisson dans
ces mares exiguës, qui ne communiquent même pas entre elles, sauf en certaines
années pluvieuses au cours desquelles, au printemps ou à l'automne, la faigne
est recouverte d'une grande nappe d'eau. L'espèce vit là et s'y perpétue, sans
doute, depuis des temps immémoriaux. Les vieux du pays expliquaient autrefois,
à leur manière simpliste, la présence anormale du brochet en cet endroit en
prétendant qu'un échassier y avait, jadis, apporté dans son bec des œufs mal
déglutis de ce poisson.
Peu à peu, l'espèce s'est mimétisée et, si le brochet est
toujours argenté sous le ventre, son dos est d'un vert foncé, tirant sur le
noir. Lorsqu'une de ces grosses pièces, par un beau soir d'été, se tient
immobile à la surface de l'eau, l'on dirait vraiment un gros rondin de hêtre de
un mètre vingt de long qui flotte.
Mais il reste à résoudre le problème de sa subsistance
quotidienne, car on dit couramment que ce glouton avale chaque jour son poids
en nourriture. Il se conforme peut-être à cette règle au temps des grenouilles,
mais on comprend mal ce qu'il peut déguster pendant les dix autres mois de
l'année, car il est, et pour cause, le seul poisson à vivre dans ces mares
exiguës.
Dans les mares plus petites et sans profondeur accusée, on
rencontre encore quelques perches de belle taille dont les zébrures
disparaissent sous la couleur presque noire du dos.
À propos des batraciens, je dois signaler dans ces faignes
l'existence d'une grande grenouille, d'un brun très foncé sur le dos et jaune
clair sous le ventre. Elle y est d'ailleurs très rare. La longueur démesurée de
ses pattes postérieures et leur nervosité lui font faire des bonds immenses.
Elle ne paraît pas s'accoupler avec la grenouille commune, mais, par contre, j'ai
remarqué maintes fois les mâles accouplés aux crapauds. Je pense que cette
union est sans doute stérile, car je n'ai jamais rencontré de métis de ces
batraciens.
Au sujet des crapauds qui sont assez communs, au printemps,
aux environs de cette faigne, je fus un jour le témoin d'un fait assez rare.
Sur un sentier de la prairie, je me trouvai devant une boule grisâtre, de la
grosseur d'un ballon de football et de laquelle s'échappaient de petits cris
plaintifs. Elle était faite toute de crapauds. Mon premier mouvement de
répulsion passé, je m'en approchai. Imaginez une centaine de ces batraciens,
énergiquement agrippés les uns aux autres. Je la fis rouler avec mon bâton ;
aucun ne s'en détacha. Ma curiosité étant plus forte que ma répugnance, je
voulus savoir ce que la boule renfermait. J'enfonçai lentement mon bâton dans
la masse qui offrait une résistance obstinée. Peu à peu, l'étreinte des
crapauds se relâcha et ils finirent par s'éparpiller lentement dans l'herbe, et
il ne resta plus sur le carreau qu'un énorme crapaud mort, étouffé sans doute
dans le centre de la sphère qui devait être constituée depuis plusieurs jours.
Il existe aussi dans cette faigne un minuscule bourdon. Cet insecte
mellifère, trapu, velu, de couleur rouge-brique, se fait un nid dans une petite
excavation du sol humide; il la tapisse de sphaigne desséchée. Une vingtaine
d'individus y vivent en commun. On distingue, parmi la mousse du nid, quelques
baies en cire agglutinées, grosses comme des baies de genièvre. Elles
contiennent un nectar vraiment délicieux que l'on peut aspirer à l'aide d'une
mince paille, si toutefois le bourdon vous le permet, car il est coléreux et
opiniâtre dans ses attaques, et sa piqûre est excessivement douloureuse.
Ça et là, on rencontre encore quelques rares colonies de
petites fourmis trapues, de couleur jaune-safran, qui creusent leurs galeries
dans la tourbe humide. Leur morsure est brûlante et persistante.
L'été, des quantités de libellules, dont certaines espèces
aux larges ailes de bronze ou mordorées, sont le seul ornement de ces lieux
désolés.
Et quand revient l'automne gris et brumeux, ces faignes sont
le relais de toutes sortes d'oiseaux aquatiques qui émigrent vers le sud.
Et, depuis quarante ans que ces faignes ne sont plus
exploitées, le mécanisme de constitution de la tourbe a repris lentement son
cours, mais les aulnes et les bouleaux ont apparu sur un sol qui, peu à peu, se
raffermit par endroits. Quelques mares à brochets subsistent toujours, car
l'envahissement des sphaignes n'arrive pas à les combler. Pourtant, on peut
prévoir que, dans quelques dizaines d'années, l'aspect de ce lieu sera celui
d'une forêt dont le sous-sol renfermera d'importantes réserves de tourbe.
Alex BEAUDEVIN.
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