Les éleveurs de truites savent bien que leurs pensionnaires
s'habituent très vite à l'arrivée de l'homme qui leur distribue chaque jour la
nourriture : on les voit accourir dès qu'ils aperçoivent sa silhouette ;
bien souvent il suffit à une personne quelconque de s'approcher du bassin pour
déclencher le réflexe de venue de ces poissons. Il peut alors en cuire de
plonger la main et d'agiter l'eau dans un bassin contenant de grosses truites :
elles mordent sans hésiter et, déçues, s'en vont très vite. L'apparition de
l'homme est liée dans leur mémoire à l'idée d'arrivée de nourriture. Un
pisciculteur m'a même soutenu (je ne l'ai pas vérifié) qu'un de ses gros
reproducteurs de truites avait, à son arrivée, l'habitude de sauter à sec sur
le bord du bassin ; il lui mettait un morceau de nourriture dans la bouche
et la truite ressautait à l'eau. Je rapporte le fait sans l'affirmer : il
est possible, mais non certain.
Il est bien connu, d'autre part, que l'alevin de truite
habitué à prendre sa nourriture sur des pots de terre enduits de pulpe de rate
est désorienté si on lui jette la même nourriture dans le fond du bac.
Des recherches systématiques sur la physiologie du poisson
d'eau douce ont été poursuivies récemment en Allemagne dans le but de
déterminer par le dressage le rôle des organes des sens. Le principe de la
méthode est celui de la récompense et de la punition ; de même qu'on donne
un bonbon à un enfant quand il a obéi, on donne au poisson un peu d'aliment à
son goût s'il se montre docile et, dans le cas contraire, on lui jette un
caillou ou on le frappe sur le dos à l'aide d'une baguette. L'animal, de cette
façon, arrive vite à faire la différence entre les deux traitements auxquels il
est soumis.
Voyons d'abord le goût. L'homme ne distingue que cinq saveurs,
douce, acide, amère, salée et métallique ; les autres perceptions relèvent
en réalité de l'odorat. La première expérience faite sur des vairons consista à
annuler chez eux le sens olfactif en détruisant l'organe de perception ou en
sectionnant le nerf de transmission ; cela fait, on donna aux vairons
comme nourriture soit de petits morceaux de viande préalablement imbibés d'une
solution de sucre et représentant la récompense, soit des particules de sable
imprégnées d'une solution de quinine particulièrement amère représentant la
punition. Le dressage est considéré comme acquis dès que les vairons se
précipitent sur le petit morceau de ouate imprégné de sucre et fuient si on
leur présente un morceau de ouate semblable imprégné de quinine.
On s'est aperçu de la même façon que les vairons percevaient
les saveurs acide et salée. On s'est en même temps aperçu, ce qui était le but
de l'expérience, que les vairons percevaient la saveur sucrée du sucre de canne
à des solutions 512 fois plus diluées que ne peut le percevoir l'homme ; la
perceptibilité à la saveur salée est également 184 fois plus grande chez le
vairon que chez l'homme. Ceci permet d'entrevoir l'explication de l'acceptation
ou de refus de certains appâts, identiques au goût de l'homme, mais présentant
de sensibles différences pour le poisson.
Il en est de même pour l'odorat. L'impression agréable ou
désagréable faite avec des parfums tels que l'aspérule ou le musc a permis
d'établir les concentrations limitées caractérisant la finesse de l'odorat, variable
avec les espèces.
En conclusion, nous dirons que la truite a le sens de
l'odorat beaucoup plus développé que la carpe, laquelle est beaucoup plus
délicate que la truite sous le rapport du goût ; quant à l'anguille, le
fait de la priver de l'organe de perception de l'odorat fait qu'elle découvre
beaucoup plus difficilement ses aliments la nuit.
On est arrivé également à des conclusions très intéressantes
en ce qui concerne la vue des poissons. On prétendait autrefois que les
poissons ne distinguaient pas les couleurs ; il a été facile de démontrer
le contraire. Si un poisson est habitué à prendre sa nourriture dans une
coupelle rouge à côté de laquelle se trouve deux autres coupelles, l'une noire
et l'autre grise, le poisson, une fois habitué, saisit vite la relation qu'il y
a entre la couleur rouge et la possibilité de satisfaire son appétit, et se
précipitera vers la coupelle rouge dès qu'elle sera immergée, même si elle est
vide.
Les expériences faites à l'Institut de Göttingen, en
Allemagne, montrent que le poisson est sensible à un champ de radiations
beaucoup plus important que celui de l'homme et que, notamment, il perçoit les
radiations ultra-violettes.
Quant au son, on prétend souvent que le poisson est sourd ;
c'est peut-être vrai pour certains poissons, ce ne l'est certainement pas pour
le poisson-chat. On a pu habituer un poisson-chat à venir prendre sa nourriture
quand on le sifflait ; le dressage achevé, le poisson quittait le fond sur
le coup de sifflet pour venir prendre le morceau de viande qui était le prix de
sa docilité.
Enfin, on a dressé des vairons à distinguer des solides tels
que cubes, pyramides, ou des figures telles que triangles et rectangles et
mêmes certaines lettres. C'est ainsi que la nourriture étant toujours mise sur
une plaque métallique en forme de R, une lettre en forme de I restant sans
nourriture, on peut voir un poisson, après dressage, choisir toujours la lettre
R, même si celle-ci ne porte plus de nourriture.
Ces quelques expériences de dressage ne sont pas seulement
du domaine des montreurs d'animaux, elles ont une valeur scientifique certaine
et, surtout, elles permettent d'avoir sur le poisson, sa physiologie et sa
psychologie des idées basées sur des données positives.
DELAPRADE.
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