Accueil  > Années 1952  > N°667 Septembre 1952  > Page 567 Tous droits réservés

Au moment où rien ne se passe

Imaginons que nous sommes à la campagne, dans une région solitaire, à l'heure la plus chaude du jour, où les oiseaux se taisent, où les insectes sont assoupis, où le vent lui-même semble dormir, car pas une feuille ne bouge. Tout repose. On dirait que la Nature entière s'est immobilisée dans un pesant sommeil.

Cette impression se précise à nos yeux par le tableau simple, paisible et familier qu'ils contemplent : un pré à l'ombre des pommiers, où une vache couchée rumine. N'est-ce pas l'image même du calme, de la sérénité, de la trêve de tout effort ? Non, décidément, à cet instant précis, rien ne se passe. Il n'en serait pas autrement si la vie s'était arrêtée.

Observons cependant les choses avec le regard de la pensée, puisque notre regard matériel ne nous laisse rien voir. Nous allons bien vite constater que ce répit n'est qu'une apparence et que, sans aller chercher plus loin, la seule présence de cette vache dans ce pré a provoqué une série d'événements qui, dans leur sphère, ont des répercussions infinies.

Remarquons d'abord que les deux premiers éléments d'enquête dont nous disposons, le pré et la vache, sont inséparables l'un de l'autre. Il est bien évident que la vache ne pourrait vivre sans le pré, mais le pré ne serait pas non plus ce qu'il est sans la vache. Car, si elle se nourrit de lui, il reçoit d'elle une foule de matériaux indispensables à sa propre existence. Cela nous paraît tout simple. Il y a pourtant là un mécanisme si subtil que, plus d'une fois, nous serons incapables d'en comprendre le fonctionnement.

En premier lieu, nous constatons que la vache fabrique de la viande de vache en mangeant l'herbe. Mais, si nous mettons à côté d'elle un mouton qui mangera exactement les mêmes herbes, il fera, par les moyens d'une chimie que nous ignorons, de la viande de mouton. Et, si nous y mettons maintenant un chien, il pourra manger autant d'herbe que le mouton et la vache réunis, il ne tardera pas à périr. Il ne saura jamais faire par ce procédé de la viande de chien, bien que cette viande soit, comme les deux premières, un semblable composé d'hydrogène, oxygène, azote, carbone, etc.

Ici, tout de même, en cherchant bien, nous arrivons à surprendre un secret. Nous découvrons une équipe de chimistes qui font le principal de la besogne. Ce sont des bactéries anaérobies, que nous désignerons sous le nom plus familier de « microbes ». Nous les avons trouvés à l'œuvre dans la panse, grand réservoir de l'estomac compliqué des ruminants. Ce sont eux qui s'attaquent à la cellulose de l'herbe ingérée, la démolissent, l'hydrolysent, pendant que dans un autre compartiment des ferments très actifs élaborent à partir du glucose divers acides gras. Le végétal deviendra digestible après qu'il aura été remâché une seconde fois.

Le chien, lui, n'a pas ces microbes et pourra absorber des tonnes de fourrage sans en assimiler les éléments, qui pourtant sont ceux qui entretiennent la vie. Pour en profiter à son tour, il devra les emprunter, déjà transformés, à la chair de l'herbivore. Alors seulement, avec de la viande de mouton, il fera de la viande de chien.

Nous n'avons avancé que d'un pas encore dans ce pré allégorique, et déjà les problèmes en surgissent de toutes parts.

Comment, par exempte, s'est faite la rencontre du premier microbe spécialisé et de la première vache ? Et pourquoi ces ingénieux ouvriers n'ont-ils pas colonisé le chien aussi bien que le mouton, bien que les viscères du mouton, qui les héberge par milliards, soient volontiers dévorés par le chien ? Le chien, dira-t-on, ne rumine pas. Mais le cheval, exclusif herbivore, non plus ... Vous voyez déjà où nous nous égarons. Revenons à la vache dans son pré.

Non seulement la vache fait de la viande et du sang avec de l'herbe, mais, avec son sang, elle fait aussi du lait.

Les deux liquides ont bien une certaine ressemblance. Au repos, ils se séparent en deux éléments, dont l'un est plus ou moins solide. Mais la comparaison ne va pas beaucoup plus loin, et l'analyse chimique décèle dans le lait une foule de matériaux qui ne sont pas dans le sang, et encore bien moins dans l'herbe. Supposons que la vache nous donne une livre de beurre dans sa traite d'aujourd'hui. Où était ce beurre dans le sang ? Où était ce beurre dans le pré ?

Ici, le résultat obtenu n'est plus un travail de microbes, mais d'opérateurs bien plus insaisissables encore, des cellules spécialisées de l'organisme, embusquées aux endroits propices et qui pêchent dans le courant sanguin, ruisselant en flot continu devant elles, les matériaux, graisses, sels, etc., dont elles ont besoin pour leur ouvrage.

Quand leur récolte est terminée, la réunion de ses éléments ne donne rien encore qui ressemble à du lait. Mais les mêmes ouvriers, ou d'autres, les reprennent, les transforment (comment ?), les dirigent enfin et les entreposent dans les magasins de distribution qui sont les mamelles de l'animal. Là, le lait subit sa métamorphose définitive. Si nous avons suivi au microscope cette sorte de travail à la chaîne, nous n'avons presque rien vu de ce qui se passait. À peine l'expérience nous a-t-elle permis de deviner ce que nous savions depuis toujours : la production lactée est sous la dépendance du sexe. Mâles et femelles possèdent en effet des mamelles. Mais celles-ci sont inactives chez les premiers. Transplantons cependant sur un rat mâle les ovaires d'une femelle. Et ce mâle donnera du lait qu'il trouvera dans son sang et dans sa nourriture, où il n'en trouvait pas d'abord.

Laissons maintenant l'animal pour revenir au végétal. Le premier dépend du second. En quoi le second dépend-il du premier ?

Dans le pré, la vache respire. En d'autres termes, elle absorbe l'oxygène de l'air qui lui est indispensable et elle restitue de l'acide carbonique qui lui est nuisible. Si, depuis que les vaches respirent, sans parler des autres êtres vivants, l'acide carbonique dégagé par leurs poumons avait continué de flotter dans l'atmosphère, il y a longtemps que plus rien ne vivrait. Mais les plantes sont là pour le recueillir. Elles emmagasinent dans leurs tissus le carbone. En même temps, elles dégagent de l'oxygène. La vache le reprend, mais elle reprend aussi, cette fois, le carbone qui lui est devenu assimilable. Le circuit est fermé, pour le profit de chacun.

La vache ne rejette pas que de l'air vicié. Outre de nombreux déchets, éliminés par la sueur ou autrement, elle rend par ses déjections la plus grande partie des matériaux que ses usines internes n'ont pas employés ou qu'elles ont modifiés par des opérations diverses. Mais que la vache n'en veuille plus ne signifie pas qu'ils sont perdus pour tout te monde. Une foule d'amateurs va au contraire se les disputer.

Passons rapidement sur les plus gros, les plus visibles, que tout le monde connaît. Plusieurs espèces de mouches bourdonnent autour du ruminant, recueillent les sécrétions de ses yeux, de ses muqueuses, de sa peau, sucent son sang, lui confient leurs œufs. Toutes sont parasites et n'auraient aucune utilité apparente si elles ne servaient à leur tour de nourriture à divers oiseaux qui les détruisent activement — et, bien entendu, font, avec cette viande de mouche, de la viande d'oiseau !

Les plus abondants et les plus variés de ces convives sont les insectes scatophages, papillons, diptères, coléoptères, dont les plus renommés sont les fameux « bousiers », au nom révélateur. Les uns pondent en pleine pâte fraîche, procurant ainsi à leurs larves le vivre et le couvert, grasse mangeaille et chaude couchette, où elles se vautrent à plaisir. Les plus curieux sont ceux qui pétrissent en grosses pilules la marchandise, puis la tirent derrière eux jusqu'à leur nid. On peut dire que ceux-là ont inventé la brouette, dont la roue est représentée par la boule et les moyeux par les épines des pieds postérieurs du scarabée, fichées dans sa masse. Par surcroît, ils imitent le mouvement apparent d'un astre roulant dans l'espace. Il ne leur en a pas fallu plus pour être élevés au rang de dieux par les anciens Égyptiens.

Mais les insectes ne sont pas les principaux intermédiaires entre la plante et l'animal. Des forces qui nous sont, pratiquement, invisibles sont plus importantes, une fois de plus.

Une des plus remarquables est celle à qui nous continuerons de donner le nom de microbes. Toute une catégorie de ceux-ci, installés dans le sol, s'emparent, en même temps que de beaucoup d'autres matériaux, des déjections de notre vache et s'empressent d'en dissocier, d'en simplifier les éléments, en prélèvent pour leur usage personnel une infime part et distribuent le reste dans la terre où plongent les racines des plantes.

Les plantes reprennent à leur tour ce qui leur convient parmi toutes ces substances, qu'elles n'auraient pu s'assimiler sans ce travail préparatoire. Et nous pouvons reconstituer ainsi — sans guère en comprendre le fonctionnement — l'énorme mécanisme qui va non pas même du pré à la vache, mais de la vie à la vie, indéfiniment.

Car vous avez bien compris que rien ne meurt, que la mort, de fait, n'existe nulle part dans la nature. Quand le cadavre de la vache sera étendu dans l'herbe, non seulement toutes les espèces carnivores y puiseront des forces nouvelles, mais lorsque, à la fin, il ne restera de lui que ses constituants minéraux les plus simples, quelques-uns à l'état de gaz et d'autres à l'état de sels insolubles, rien ne sera fini, ni rien ne sera perdu. Les éternels microbes les reprendront, les retravailleront, les remettront en circulation sous une forme assimilable par les plantes, qui en transmettront les principes aux herbivores, qui les repasseront aux carnivores. La vie recommencera, ou plutôt continuera, sans avoir jamais été interrompue.

Il y a longtemps que la pensée de l'homme, avant d'avoir observé le cycle de ces résurrections, les avait devinées, pressenties, espérées. Il sait aujourd'hui qu'elles existent.

Il a appris en même temps que, dans l'usine universelle, le contremaître chargé de l'exécution de ce prodigieux travail n'est pas lui, l'homme, le roi de la terre, mais le plus humble et le plus élémentaire des êtres vivants. Sans les microbes, sur notre planète, la vie s'arrêterait ...

Notre vanité de constructeurs et de créateurs doit, de temps en temps, s'en souvenir.

L. MARCELLIN.

Le Chasseur Français N°667 Septembre 1952 Page 567