Généralement, pour un enragé qui chasse à force la
bécassine, le reste compte assez peu. Le reste : c'est-à-dire l'autre
gibier, tout juste bon pour tromper l'attente des passages.
Le perdreau lui paraît d'un tir trop facile ; tant il
est vrai, ainsi que nous le ressassons, que la certitude de ne pas manquer
finit par vous lasser.
Il n'en fait pas moins exception, on le sait, pour la
sourde, parce qu'elle a de la bécassine dans le sang ; mais surtout parce
qu'elle est un oiseau de pleine chasse. Un oiseau qui n'est guère de tir sans
la chasse, condition qui n'enlève d'ailleurs aucun attrait, ni aucune
personnalité à ce tir.
Envoyer un coup de fusil à une sourde, sur laquelle on a
pour ainsi dire marché, ne signifie rien du tout. La plupart de celles auprès desquelles
on passera ne se lèveront pas si l'on ne prend pas la peine de les chercher en
se faisant aider par un bon chien ; de les chercher avec une ténacité
inlassable, car il faut battre et rebattre son terrain aussi sérieusement que
si l'on recherchait une pièce morte ou blessée.
Il est bien rare, en temps de passage, qu'auprès d'une
sourde levée il n'y en ait pas une autre, et quelquefois plusieurs autres. Où
l'on est passé sans succès, on en trouve une en repassant : soit qu'elle
n'ait pas été arrêtée par le chien, soit qu'elle ait piété sans avoir été
éventée, comme cela se produit en mars, quand le soleil chauffe librement, et
qu'une odeur d'eau morte et de végétation décomposée réduit le « scent »
à pas grand’ chose.
Car, contrairement à sa réputation, son immobilité n'est pas
immuable dans toutes les circonstances. La bécassine sourde piète bel et bien — pas
comme une caille, naturellement — quand elle est d'humeur à le faire. Elle
ne prend ses poses d'oiseau pétrifié qu'à partir de sa première remise ;
et, contrairement à ce qu'on peut supposer, il ne faut pas voir dans cette
attitude une défaite stupide, mais un acte de préservation. Nous expliquerons
plus loin le mécanisme ingénieux de cette manœuvre.
La sourde, contre toutes les apparences, est un petit gibier
par lequel les plus expérimentés peuvent toujours être joués. C'est pourquoi
nous ne craignons pas de redire, dans une formule qui n'a cependant rien de
paradoxal, que sa chasse est une de celles où il faut le plus continuellement
s'exercer. Pendant le temps qu'on lui consacre, il est nécessaire de fouiller
minutieusement son terrain, petit secteur par petit secteur, en reprenant le
vent à chaque instant.
Comment, sans le secours puissant d'un très bon chien,
viendrait-on à bout d'un tel oiseau, cachant sous son air naïf des habitudes
régulières cousues de petites irrégularités ? On ne peut raisonnablement
l'imaginer ; d'autant plus que tout vieux chasseur finit toujours, à force
de courses au grand air, par être convaincu que le vent et le chien ont été
créés l'un pour l'autre afin de lui faire tuer du gibier.
Qu'on aille donc, après cela, lui dire de s'en passer ! ...
Il n'en est pas question, à moins d'être saturé d'un
amateurisme touchant à tout, sauf, bien entendu, à la persévérance.
La sourde passant pour se laisser arrêter mieux que tout
autre oiseau de chasse, le problème du chien semble résolu par avance. Rien
n'est cependant moins certain que cette affirmation.
En réalité, on doit considérer la chasse de la sourde comme
servant à merveille le triomphe des faux bons chiens !
Elle offre une revanche aux nez médiocres et se fait tout
aussi bien l'auteur de leur effondrement.
De prime abord, cette affirmation semble privée de sens
commun, étant donné que la sourde se laisse arrêter à bout de nez, surtout
lorsqu'elle a piété un peu avant de s'aplatir dans un style de « down »,
le cou allongé et le bec appuyé au sol.
La première fois qu'on met en présence de bécassines sourdes
un chien de valeur incertaine, il fait souvent, sans hésitation, des arrêts
magnifiques, et son propriétaire, pensant qu'il vient de se déclarer, en reçoit
le plaisir que l'on sait.
Prenons ensuite le cas d'un chien de valeur moyenne, juste
bon à utiliser tant bien que mal un peu partout. Son maître, en le voyant
subitement tomber ferme, ressent la satisfaction que vous cause une heureuse
surprise. Il se dit : « Il fait des progrès ; je l'avais mal
jugé. »
Tout cela s'applique au premier arrêt de ces deux sortes de
chiens sur une bécassine sourde. Manquée, et suivie à sa remise jamais bien
lointaine, il se peut qu'ils l'arrêtent une deuxième fois, s'ils tombent sur un
oiseau de caractère pas trop émotif. Mais, si cette fois encore il est manqué,
ces chiens-là seront plus que probablement incapables de l'arrêter encore. Lorsqu'elle
est poursuivie sans répit, la sourde ne piète plus ; elle se foule et perd
volontairement presque tout sentiment : un peu comme la perdrix sur son
nid. Et, comme elle ne bouge alors pas plus qu'un caillou, elle devient
difficilement repérable.
Sans les chiens de grand nez, intelligents et connaissant
bien leur gibier, on ne la relève pas.
La mésaventure dont nous venons de parler arrive rarement
aux spécialistes de la bécassine, parce qu'ils ont habituellement de bons
chiens.
Un fait pour confirmer nos dires :
Moins bien installé que nous pour lui faire passer le goût
de distribuer aux volailles du poulailler familial un coup de mâchoire décisif,
fantaisie qui lui valait quelques complications domestiques, un de nos intimes
nous avait envoyé, jadis, un grand diable de pointer marron qu'il ne pouvait
mettre à la raison.
D'origine illustre, ce chien, âgé de dix-huit mois, n'avait,
quoique dressé, encore jamais chassé ... que la poule ... À
merveille, il est vrai !
Les racines de cette habitude étant profondes, il fallut pas
mal de temps pour le ramener à des sentiments plus dignes de ses ancêtres. Nous
en profitâmes pour le faire un peu travailler au marais.
Sa passion de la poule lui avait-elle obnubilé les sens ?
Était-il tombé dans cette déchéance par manque de moyens naturels ? Nous
ne le saurons jamais ! En compensation, nous avons su tout de suite qu'il
ne possédait ni l'ardeur, ni le train, ni le nez de sa race admirable.
Les bécassines le laissaient assez froid. Il ne les éventait
qu'à petite distance, lorsqu'il en rencontrait une de bonne composition. En
revanche, il arrêtait fort bien la sourde, qu'il recherchait passionnément,
sauf dans les cas trop ardus pour sa compétence. Il donnait, à qui
n'approfondissait pas trop, l'impression d'être un excellent chien. Hélas ! ...
Lorsqu'on tient dans sa main tous les fils de sa chasse, on
reconnaît franchement que la bécassine sourde n'est pas un adversaire anodin.
On se demande même lequel des trois est le moins fin : celle qui peut
tenir en échec l'homme et le chien, ou bien les deux qui sont à ses trousses ? ...
Raymond DUEZ.
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