Ce fut mon père qui, il y a plus d'un demi-siècle, me donna
les premières leçons de port d'arme et de prudence en chasse, leçons sévères
qui me revinrent toujours à l'esprit chaque fois que j'eus une arme à la main.
J'ai fait, dans ma jeunesse, près de dix années de camping,
de vrai camping, celui-là, dans des pays où, par nécessité, voire simplement
par habitude, chacun vit et dort armé. Au Chaco, l'indigène glisse son coutelas
sous son « recado », si sa selle lui tient lieu de lit. L'exploitant
forestier, dans le rancho ou sous la tente, place, en se couchant, son revolver
ou son pistolet chargé sous son oreiller ; souvent même sa carabine
allongée à portée de la main, entre la moustiquaire et le petit matelas de
camp. De jour, revolvers et poignards ne quittent guère les ceintures.
Eh bien ! j'ai compté jadis plus de victimes causées
accidentellement par la chute, le maniement ou le nettoyage des armes à feu que
je n'en ai dénombré dans leur usage.
Là-bas, les leçons du chasseur prudent que fut mon père portèrent
leurs fruits : jamais, en effet, je n'eus à regretter un coup prématuré,
moins encore un accident. Dieu sait pourtant si j'ai grillé des cartouches au
cours de mon existence !
Et pourtant, l'an dernier, je me suis révélé un bien
dangereux compagnon : en effet, quelques instants après l'ouverture, j'ai
failli tuer un homme.
Dans mon pays de Franche-Comté, la chasse s'était ouverte le
9 septembre : à l'aube, un brouillard dense limitait la visibilité à
une demi-portée de fusil et laissait tomber une rosée qui ressemblait
diablement à de la pluie. Un ami et moi nous dirigions vers Villangrette ;
nous étions séparés par la brume autant que par les champs de maïs qui
alternaient avec ceux de luzerne, de betteraves ou de pommes de terre. Soudain,
des cris perçants et plaintifs troublèrent le silence : des vanneaux
avaient passé la nuit dans ces parages. Bientôt sept de ces oiseaux passèrent à
portée et trois tombèrent à mon coup de fusil.
Je les ramassai et appelai mon compagnon pour lui montrer ma
prise. Un instant plus tard, nous causions à un mètre l'un de l'autre. J'avais
mon fusil sous le bras droit, le canon tourné vers le sol ; de la main
gauche, je tirai mon carnier pour y fourrer mes trois oiseaux tenus de ma main
droite : c'est alors que claqua un coup de fusil.
Je vis mon ami couvert de la tête aux pieds par des plaques
de boue projetées par la déflagration : il me regardait avec effroi. Je
fus moi-même un certain temps à me demander ce qui arrivait. Lentement le doute
se dissipa et je compris seulement alors que c'était bien mon fusil qui venait
de tirer.
Les premiers moments de stupeur passés, ayant tâté mon
camarade, m'étant tâté moi-même et constatant que nous en étions quittes l'un
et l'autre pour l'émotion, je cherchai à m'expliquer ce qui venait d'arriver.
Je ne trouvai rien de suspect et pensai qu'un bouton de ma veste avait dû se
coincer dans le pontet et entraîner la gâchette, dans le mouvement que je fis
de haut en bas avec mon arme. Mais le doute persistait.
Nous continuâmes la chasse, essayant d'oublier ce qui venait
de se passer. Mais, rentré au logis, je tins à en avoir le cœur net :
répétant le mouvement de remplir mon carnier, je constatai que la poche
supérieure droite de ma veste, poche dans laquelle j'avais glissé trois ou
quatre cartouches spéciales qui faisaient pointer, en le raidissant, l'angle du
gousset, s'introduisait dans le pontet de mon fusil. À chaque mouvement de
l'arme, le coup partait.
J'ai cru utile de signaler cet incident ; en effet, ces
vestes des surplus américains sont très répandues à la campagne et beaucoup de
chasseurs les ont adoptées. Les poches supérieures à soufflets constituent un
danger, comme nous venons de le voir. Elles sont particulièrement dangereuses
si elles contiennent quelques objets rigides. Il est indispensable de faire
disparaître ces soufflets en faisant coudre les poches de façon qu'elles
s'appliquent sur la veste et ne la débordent plus.
Rien ne doit dépasser d'une veste de chasse ; le fait
d'avoir oublié ce principe bien connu a failli me faire commettre un homicide
par imprudence.
Il me semble entendre encore la leçon paternelle de jadis :
« Un fusil chargé, même entre des mains expertes et prudentes, est un
engin de mort non seulement pour le gibier, non seulement pour ceux qui en font
usage ; mais encore et surtout pour les voisins. Jamais un chasseur ne
doit un instant l'oublier. »
Léon VUILLAME.
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