Le père Exalt n'était pas braconnier. Oh non ! .Et
si vous lui aviez donné ce qualificatif, même sans vouloir l'offenser, il en
aurait été bien étonné. Aussi étonné sûrement que si vous lui aviez demandé
pourquoi il s'appelait Exalt, car c'était son prénom, et, si vous aviez émis
l'opinion que ce nom-là n'était pas sur le calendrier, il vous aurait répondu,
comme il le fit un jour au notaire, chez lequel il avait eu à régler une petite
affaire : « Chez nous, on prend toujours le nom du saint du jour de la
naissance. » Mais il vous l'aurait dit en patois, bien sûr, avec l'accent
gascon, en ajoutant : Jou sey nascut lou djoun de Saint-Exalt (1).
Et vous auriez perdu votre temps à essayer de lui expliquer que le 14 septembre,
jour de son anniversaire, commémorait, non pas un saint, mais l'Exaltation de
la Croix, que le calendrier indique en abrégé.
Bref, père Exalt n'était pas braconnier. La preuve, c'est
qu'il était un des premiers, chaque année, à faire sa demande de permis de
chasse et que, le jour où je le rencontrai, chassant pour la première fois
comme tout le monde, c'est-à-dire en cherchant le gibier, armé de son fameux faucheux,
il avait bel et bien en poche son cinquante-troisième permis. C'est dire qu'il
était le doyen des chasseurs de sa petite commune. Il était fier aussi d'avoir
battu tous les records quant au nombre de lièvres et de lapins tués, et même de
perdreaux.
Seulement voilà, pour les tuer, il avait « sa méthode »
à lui, et il se gaussait bien de la nôtre. Aussi il n'était nullement jaloux
des autres chasseurs, même des villageois, qui arpentaient quelquefois ses
terres avec des chiens, qui faisaient lever le gibier et le faisaient courir ou
voler si vite que, bien souvent, pour sûr, ils tiraient à côté. Lui, père Exalt,
n'avait jamais compris qu'on pût se compliquer ainsi la tâche, essayer
d'arrêter un lapin qui court dans les fourrés « comme un chemin de fer »,
disait-il, alors que le lapin finit toujours par s'arrêter ou par rentrer au
trou, auquel cas il est si facile de l'en faire sortir en mettant le furet à
ses trousses, et puis de le cueillir dans une bourse et de le mettre dans son
sac sans avoir brûlé de cartouches. Il avait remarqué aussi que le lièvre levé
part comme un fou droit devant lui, puis qu'il revient vers le sainfoin qui l'a
vu naître ou le labour qui l'a remplacé, et que, le lendemain, ou peu de jours
après, suivant le vent et l'état de la lune, quand on a de bons yeux — et
lui les avait bons — on peut l'y voir gîté. Il ne pouvait comprendre
davantage ces chasseurs de perdreaux, ou qui se disaient tels, qui couraient
après ces oiseaux sur les flancs escarpés des coteaux comme en plaine et les
tiraient à plus de 30 mètres, alors qu'ils sont tous dispersés ; moyennant
quoi, ils arrivaient parfois à en descendre un seul, qui recevait quelques
plombs égarés, quand, dans une cartouche, il y a suffisamment de grains pour
tuer à la fois toute une compagnie.
Il n'avait certes pas la prétention d'avoir mis une
compagnie dans son sac chaque fois qu'il avait tiré une cartouche sur les
perdreaux ; mais cela lui était arrivé. Au lieu de tant courir pendant les
heures chaudes, lui attendait le frais, un peu avant la tombée de la nuit ;
ou bien, au petit jour, au grand matin, il allait se poster à des endroits
choisis, derrière le talus au pied duquel s'allongeaient les rangs de maïs,
derrière un petit mur, vestige d'une maison démolie, et à bien d'autres lieux
encore que, depuis bien longtemps, il connaissait pour attirer les compagnies.
Car, grâce à « sa méthode », les perdreaux ne le fuyaient pas, comme
ils fuient les autres chasseurs, mais ils venaient vers lui, tout près ;
si près qu'il pouvait voir toutes leurs plumes, ce qui était un bien beau
spectacle, ignoré des coureurs villageois. Sans doute, pour les inciter à
venir, il fallait quelques précautions ; par exemple, répandre un peu de
grains dans un sillon, ou souffler dans la chanterelle ; mais c'étaient là
ses trucs à lui, comme les autres se servaient de chiens pour essayer de les
hypnotiser. Lui n'était pas fakir. D'ailleurs, pas si faciles qu'on le croit,
ses procédés. Ainsi, le truc du grain, il faut savoir en mettre assez, pas
trop, et le semer de façon que les perdreaux en prennent tous le sentiment
quand ils sont un peu dispersés, et pour qu'ils viennent tous dans le même
sillon, non pas en rond, comme dans une corbeille, mais l'un derrière l'autre,
à se mordre la queue ; alors il suffit d'être assis et de couvrir la tête
du premier. Avec un arc, on ferait une seule brochette. Mais père Exalt n'a
jamais eu l'idée de se servir d'un arc. Il a fait, jusqu'ici, confiance au
vieux « merless » qu'il s'offrit, d'occasion, pour son cinq centième
lièvre, il y a déjà longtemps ; mais ce fusil tire la poudre sans fumée,
et c'est bien commode, du moins le pensait-il avant de découvrir le « bon
faucheux », car, lorsqu'il tirait jadis la poudre noire, des perdreaux
blessés s'esquivaient dans les rangs de maïs avant que le nuage de fumée se
soit dissipé pour lui permettre de les voir. Un seul ennui, c'était le bruit,
quand il tirait, au clair de lune, un lièvre ou un lapin. Car ses bons yeux lui
permettaient de tirer aussi sûrement qu'en plein jour un lièvre ou un lapin
dans un pré ou dans une clairière, quand la lune resplendissait. À condition,
bien sûr, que le lapin ou le lièvre fût assis, comme lui ; il suffisait
pour cela d'avoir un peu de patience. Ce bruit avait failli lui attirer des
ennuis, à cause des gendarmes. Ceux-ci n'admettaient pas le tapage nocturne,
même dans son vallon qui ne recelait nulle ferme, hormis la sienne, et il y
vivait seul. Mais allez donc faire comprendre à la maréchaussée la poésie des
nuits d'été au clair de lune auprès d'un bois et la beauté des nuits d'hiver,
lorsque le givre fait craquer les branches et que la lune les fait miroiter
comme dans un palais de cristal. D'ailleurs, pendant de telles nuits, il ne
pouvait dormir ; n'était-il pas plus sage de travailler pendant le jour et
de chasser pendant les heures d'insomnie ? Était-ce mieux de courir les
coteaux quand les autres travaillent ? Après tout, à chacun sa méthode, et
il convient de le redire, le père Exalt ne nourrissait aucune jalousie à
l'endroit de ces citadins qui semaient du plomb dans ses champs.
C'est parce que j'en étais qu'il m'arrivait parfois, en
poursuivant les perdreaux qu'il « laissait pour la graine », en
septembre, suant et assoiffé, de passer devant sa porte. — Entrez et venez
boire un coup ! me disait-il. Et, si j'avais tué trois ou quatre
perdreaux, je ne lui en montrais, qu'un, par modestie et surtout par prudence,
afin de maintenir son indifférence et son mépris à l'égard des semeurs de plomb
et des chasseurs au chien d'arrêt. Cependant, cet unique trophée excitait sa
concupiscence et c'est alors qu'il m'avouait, en toute humilité, qu'il n'avait
jamais pu tuer un oiseau dans son vol ou un lapin qui déboulait « comme un
chemin de fer ». Et c'est pourquoi, m'expliquait-il, il avait adopté « sa
méthode ».
Or, ce jour-là, sous un soleil rutilant de septembre, je
trouvai père Exalt chassant normalement en plein jour et je fus fort surpris
quand il me dit qu'il chassait, lui aussi, les perdreaux. Mais mon étonnement
fut à son comble lorsque je remarquai qu'il avait un fusil à piston ... Je
pensai que son « merless » était en réparation ; mais il me
raconta l'histoire que voici :
Quelques jours avant l'ouverture, il était allé voir son
neveu et, sur la cheminée de la cuisine, il avait remarqué ce fusil, posé,
selon la coutume gasconne, sur un râtelier d'où, depuis bien longtemps, il
n'avait été décroché. La crosse de noyer sculpté lui avait plu ; il
l'avait caressée, et son neveu, comprenant son envie, lui avait mis le fusil en
mains en lui disant : « Il est chargé. » Les fusils sur les
cheminées sont toujours chargés, en Gascogne, surtout quand ils sont à piston.
Puis son neveu lui conseilla d'aller l'essayer un peu avant le crépuscule en se
postant derrière le buisson qui se trouvait juste au bout de la vigne. Tous les
soirs, les perdreaux y venaient se gaver de raisins, disait-il, à tel point
qu'ils faisaient presque autant de dégâts que la grêle, que, s'ils
continuaient, il n'y aurait pas de vin ...
— Oh ! vous savez, me dit le père Exalt, c'était
bien pour lui rendre service ...
Bien que je n'en aie pas douté, il crut devoir ajouter :
— Parce que moi, vous savez, je ne suis pas un braconnier,
et puis, enfin, la vigne et les perdreaux, tout ça c'était à mon neveu.
Bref, les perdreaux étaient au rendez-vous. Il les laissa
bien se grouper, visa, pressa sur la gâchette ... et, au lieu d'entendre
le « boum », il entendit un grand vacarme d'ailes. Stupéfait, il
levait son fusil en regardant le chien baissé, quand la pétoire, qui avait fait
long feu, se décida à cracher son tonnerre. Père Exalt eut si peur qu'il laissa
tomber le fusil. Mais, ô miracle, là, à dix pas dans le rang de vigne, quatre
perdreaux gisaient !
Et, me passant son fusil avec admiration, il me dit :
— J'ai demandé à mon neveu de me le vendre un couple de
dindons ! Et, plus persuasif :
— ... Ça, c'est un bon faucheux !
Tous les vieux fusils, à la campagne, sont réputés être des
« Lefaucheux » ; mais celui-ci me parut si antique que
j'exprimai mon doute à ce sujet.
— Mais puisque je vous dis qu'il fauche, insistait-il !
C'est la première fois que j'ai tué des perdreaux en vol, quatre sur six, que
je vous dis, et sans viser. En avez-vous souvent tué autant d'un coup, avec
votre « merless » ?
Je n'ai pas suivi père Exalt pour lui voir renouveler sa
prouesse ; mais, prudemment, je me suis écarté de lui, car on ne sait
jamais, avec ce « bon faucheux » ...
GARRIGOU.
(1) Moi, je suis né le jour de la Saint-Exalt.
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