Heureux, bienheureux ruraux qui n'avez qu'à siffler
votre chien et franchir la porte pour vous trouver en terrain de chasse ...
Les citadins doivent, eux, gagner la maison amie, l'hôtel ou le rendez-vous
lointain, afin de pouvoir, durant deux jours, oublier la ville trépidante et
les soucis professionnels. Voulez-vous m'accompagner à quelque cent kilomètres
de Marseille, dans une de ces chasses d'amis où tout se passe à la bonne
franquette ?
Vous y recevrez un accueil chaleureux. Surtout ne vous
formalisez pas si, dès la première sortie, on vous gratifie d'une affectueuse
bourrade en clamant très fort :
— Vous êtes un fusil formidable !
Ou encore :
— Personne ne sait les faire courir comme vous !
Tout cela parce que vous avez réussi — par hasard — un
coup malaisé ou loupé deux lapins, excellents sprinters.
Le gibier n'abonde pas. Il y en a, certes, mais il faut le
chercher. On s'est contenté de le protéger des nuisibles et il se défend
vraiment bien. Rien de comparable avec les bêtes élevées en parquets, soignées
tout au long de l'année. Les habitués des grandes chasses souriraient de pitié
en contemplant le tableau dominical, mais un séjour de vingt-quatre heures au « Château »
leur ferait peut-être regretter de ne pouvoir être des nôtres.
Château ? ... Quel terme pompeux ! Il s'agit
en réalité d'une vieille et vaste demeure rustique : rendez-vous avec sa
grande salle commune, son immense cheminée où l'on embrase d'énormes troncs les
jours de pluie. Au premier, les chambres, vraies cellules monacales. On y
trouve l'électricité, bien sûr, mais pas l'eau courante. Elle glougloute au
fond du jardin et un puits profond conserve sa fraîcheur même les étés torrides ;
de nombreuses bouteilles de blanc et de mousseux s'y donnent rendez-vous.
Le chemin encaissé, inondé de poussière, pris d'enfilade par
un soleil encore haut, se transforme, derrière nous, en un fleuve doré qui nous
suivra jusqu'à l'îlot de verdure des marronniers. Déjà, sous leur ombrage, deux
véhicules sont arrêtés. Nous ne sommes pas les premiers. À notre arrivée, le
garde s'avance. Toujours aussi sec et nerveux, ce brave Sylvain. Sur la table,
la cruche et le pastis nous attendent. On lave les conduites avant de poser
l'habituelle question :
— Alors, il y en a ? ...
Ce « en » si indéfini amène cependant une réponse
précise. Le garde sait que, pour nous, il s'agit de perdreaux. Quand il
répondra au groupe P ..., notre homme dénombrera les lapins. Le
sympathique R ..., arrivé ce matin, connaît déjà « son lièvre ».
Des renseignements abondants — dont nous vérifierons l'exactitude avant le
coucher du soleil — nous remplissent d'espoir. Les compagnies sont
nombreuses.
Quelle précision sur la densité, la grosseur et les heures
où nous rencontrerons à tel emplacement ces ravissants gallinacés. Notre
gardien, perplexe, parle maintenant d'une couvée de quatorze oiseaux subitement
descendue à neuf unités. Où sont passés les autres ? Mystère. Et ce
mystère le rend soucieux. Tout près, dans le vallon, une famille nombreuse — signalée
comme « petitons » — se lève au bord du chaume. Ils sont tout juste
de la taille des tourterelles et resteront tranquilles un mois encore. C'est
joli tout de même quinze paires d'ailes tendues ! ... Les lapins
s'élancent dans tous les sens ; parfois l'un d'eux, immobile, nous regarde
effrontément. Demain, il sera plus prudent.
Au retour, le rendez-vous est transformé : voitures,
chasseurs, chiens encombrent la terrasse. Joyeuses exclamations, rires, cris,
aboiements jaillissent de tous côtés. Présentation de trois nouveaux membres,
plaisir de revoir les anciens. Joie moqueuse de constater : ce brave T ...
qu'est-ce qu'il a pris comme brioche ! Faudra une remorque ou un
pousse-pousse pour le ramener ... Un harnachement superbe transforme P ...
en Tartarin d'opérette. C'est du beau et du brillant ; mais au premier
lapin, notre général brillera moins. La fatigue du voyage, ce nouveau fusil ...
Vous comprenez ...
Maintenant, autour de l'immense table, on apprécie le potage
maison, tandis que notre cordon bleu — la femme du garde — prépare le
brasier d'une pantagruélique grillade. Les coups historiques sont à l'honneur ;
certaines plaisanteries reviennent. Déjà ce farceur de Th ... propose aux
nouveaux, après le repas, une passée aux chouettes, variété unique délicieuse
en salmis ...
Réunis sous le signe de l'amitié, ces hommes qui ne sont
point tous d'enragés chasseurs appartiennent à des milieux assez variés. Ici
les barrières disparaissent. Tel médecin réputé si sévère en son cabinet
devient le plus joyeux des compagnons, acceptant avec le sourire les « blagues »
courantes.
— Combien en avez-vous tué, docteur ? lui demande
J ..., son client.
— Deux. Ils partaient de très loin. Et J ... de
reprendre :
— Deux et trois : cinq. J'ai noté les convois
cette semaine. Vous ne les manquez jamais, ceux-là ! ...
Je soupçonne que notre spécialiste ait monté le coup du « chien
volant » pour se venger de cette boutade. J ..., après une bonne
sieste, se prépare à repartir en chasse. Plus de Bobby. Appels, sifflet,
recherches vaines. Avait-on volé ce joli épagneul ? Cependant un
gémissement plaintif se fit entendre. C'était Bobby ; mais impossible de
situer cette voix. On ouvrit les voitures, les coffres. Finalement J ...
s'aperçut que « ça venait d'en haut ». Le chien volant était juché
sur le faible support d'un nid de pies, au sommet d'un énorme marronnier.
— Je crois qu'il couve, avançait un spectateur. Comment
le descendre ?
La promesse d'un Champagne général décida le plus agile. Je
pense qu'il connaissait le chemin.
Deux anciens n'arriveront qu'à dix heures, demain, avec
bouillabaisse et blocs de glace. C'est la coutume. Ils se sacrifient avec
plaisir car, pour eux, l'ouverture est d'abord un « gueuleton » au
grand air, sans contrainte. Ils feront une bonne sieste sous les marronniers,
puis, lorsque le soleil déclinera, ils tireront quelques lapins aux abords du
Château.
Maintenant la nuit bleue d'août toute parfumée a noyé la
campagne. Sur la terrasse, les chasseurs presque silencieux achèvent une
cigarette. Pensent-ils seulement à l'ouverture ou sont-ils saisis par cette
grande paix naturelle ? Songent-ils à ceux qui, bien avant eux, ont joui
de ce même spectacle ou à d'autres nuits, aussi belles, qu'ils ne verront plus ? ...
Une voix gouailleuse nous ramène sur terre :
— Allez vite faire dormir vos yeux ; demain, c'est
l'ouverture !
A. ROCHE.
|