Le gibier ne se rencontre pas toujours dans le milieu
classique où le chasseur le cherche. Certaines circonstances l'obligent à
sortir de son habitat. Ce sera le plus souvent un cas de force majeure :
manque de nourriture, poursuite d'un chien, menace d'un cataclysme d'envergure
tel que l'inondation, l'incendie de forêt, etc., mais aussi tout simplement
l'appel irrésistible des sexes au moment de l'accouplement. Enfin,
exceptionnellement, le gibier sera victime de l'égarement provoqué par un
brouillard persistant, « la purée de pois » des Anglais, ou, plus
prosaïquement, le brouillard de l'ivresse glorifié par Bacchus à l'usage des
hommes. Les grives soûles dans les vignes ne sont pas rares en automne, et, en
montagne, au printemps, les forestiers rencontrent quelquefois de jeunes
chamois mis en goguette par les bourgeons capiteux de certaines essences, entre
autres l'alisier commun.
Voici donc, sur notre sujet, quelques observations
curieuses, ramassées sans ordre, mais toutes sincères.
Commençons par le lièvre, fantaisiste bien connu. Il y a une
vingtaine d'années, vers trois heures du matin, j'emmenais à la chasse deux
amis de Voreppe. Nous nous étions tassés dans une Rosengart, les chiens en sus,
avec tout le confort que l'on devine. Il pleuvait et jamais je n'ai apprécié
davantage l'ironique expression du journaliste affirmant que cette voiture
rétrécit au lavage ; j'avais l'avantage de tenir le volant ; la
Rosengart tenait tout le reste, et voilà le film : à l'entrée de
Saint-Robert (j'entends, bien entendu, du village et non de l'Asile
départemental), nous voyons dans les phares un magnifique lièvre, plus rapide
que la voiture. Brusquement, le fuyard fait un saut de côté et entre dans la
gare réservée aux usagers du tramway. Le compagnon assis à mes côtés fait des
efforts désespérés autant qu'inutiles pour chercher son fusil ; je stoppe.
Il saute à terre, glisse une seule cartouche, vise sous la banquette et pan !
Le lièvre gicle de l'abri visiblement touché ! Il enfile le chemin de la
brasserie. On le perd dans l'ombre. Le temps de retourner à la voiture,
récupérer le compagnon, et nous voici lancés pleins gaz à la poursuite.
D'aucuns penseront que la loi n'était pas pour nous. Nous aussi. C'est pourquoi
tous nous avons fait notre mea culpa sans hésitation. Au niveau de la
brasserie, le lièvre, avec une volonté de suicide évidente, revient sur nous
clopin-clopant, il est immanquable. Le compagnon le tient en joue, il ne tire
pas tant il est sûr de l'avoir d'un simple coup de pied ... au nez. Le
lièvre évite cette épée de Damoclès (locution un peu hardie). Il se tortille
sous le portail de fer. Adieu civet ! Il suffisait de le prendre par les
oreilles. J'avoue n'avoir pas encore réalisé la tactique de cette chasse
manquée. Par contre, je me suis fort bien représenté, l'ahurissement des
premiers usagers de la petite gare devant une flaque de sang et une douille
vide révélant « incontestablement » quelque affreux assassinat.
Ce même jour, un fort chasseur de nos amis, partant de
Grenoble à motocyclette, fusil en bandoulière et chien sur le porte-bagages,
lève un bouquin aux abords de la place de la Bastille en plein Grenoble. Tous
deux traversent le pont des Dauphins et engagent une compétition sur la route
de Lyon. Au bout de cinq cents mètres, le lièvre est sur le point de se faire
écraser. D'un coup de reins, il échappe au faisceau lumineux du phare,
s'engouffre dans un escalier de pierre réservé aux piétons (l'escalier de la
route de Clémencières, pour les Grenoblois). Le chasseur, lancé en bolide, a
heureusement la présence d'esprit de continuer sa route droit devant lui,
résistant ainsi à un réflexe qui aurait pu lui être fatal.
Au temps d'exécrable mémoire où, entre autres friandises,
nous mangions des « brioches » à la sciure de bois pralinées de
blattes et de rarissimes beefsteaks « à chiquer » de je ne sais quel
animal baptisé bœuf par les services du ravitaillement, j'attendais un jour
avec une certaine nostalgie l'heure peu enviable du déjeuner ; midi moins
cinq exactement. L'idée me prit d'aller jusqu'au jardin voir où en étaient les
salades, légume sympathique à l'huile d'olive, mais assez répugnant lorsqu'il
était préparé avec ces « ersatz » rappelant la bave d'escargot ou la
vidange de moteur pour les meilleures imitations ; je ne pris même pas la
précaution d'en fermer la porte, les poules, ces coffres-forts à pattes (je
pense aux œufs d'alors), ayant renoncé à y pénétrer faute d'intérêt capital,
malgré leurs habitudes ancestrales. Ce jardin est tout en longueur. Et voilà un
deuxième film : comme j'arrive à l'autre bout, stupéfaction ! un
lièvre me saute sous le nez et va se blottir à l'angle extrême sous une touffe
de groseilliers. Devant la tentation, je n'ai pas la résistance anormale de
saint Antoine. L'eau me venant à la bouche, je me précipite main tendue sur les
longues oreilles. Pouvait-on être plus innocent ? Le lièvre file à l'autre
bout avec mon espoir naturellement ; je reprends le même chemin « tout
plan-plan », étant à nouveau mélancolique. Que vois-je ! À côté de la
porte ouverte, mon lièvre qui se jette à grands bonds sur le grillage,
cherchant cette ouverture de salut ... béante sur 1m,80 de
large, au ras de sa houppette.
Quoi qu'on dise, cet animal, si plein d'astuce devant les
chiens, est stupide en présence de l'homme seul. Je ferme rapidement la porte.
L'affolé refile vers ses groseilles. « Cette fois, pensai-je, assez causé,
je n'ai pas le droit de refuser plus longtemps ce que le Bon Dieu envoie dans
ma marmite. » Je m'excuse de traduire avec aussi peu de sincérité une
expression plus spontanée, mais l'histoire n'a-t-elle pas enjolivé à sa manière
l'immortelle parole de notre vaillant Cambronne. La suite se devine. Le
lendemain, j'eus la joie de recevoir à ma table un invité aussi étonné que
ravi.
Raisonnons. Pour choir dans mon jardin, ce lièvre avait
franchi un mur de deux mètres sans avoir été lancé. C'était une hase
malheureusement en train de poser bas, car elle ne portait plus qu'un levraut
manifestement prêt à voir le jour. Pour échapper aux assiduités d'un bouquin
trop entreprenant, la malheureuse mère avait fait le saut.
Avec le chamois, nous allons voir plus fort. En pleine
occupation, dans la période terrible des « accrochages » journaliers
que suivaient les répressions sanglantes, un de nos amis a tué dans sa bauchère,
contre la digue de l'Isère, un chamois ne portant aucune trace de blessure même
ancienne. Incontestablement, l'animal, traqué en montagne par un « maquis »
qui avait faim, puis pris en chasse par les chiens, s'était réfugié en plaine,
près des maisons. Avouons qu'un coup de fusil tiré en de pareilles
circonstances dénote chez son auteur un remarquable sang-froid.
Mais ces extraordinaires déplacements de notre antilope rechassière
sont assez fréquents, j'en ai donné la brève explication dans les généralités du
début. C'est ainsi que j'ai eu connaissance, au cours de ces 20 ou 30 dernières
années, d'un chamois tué en banlieue de Grenoble, aux portes du couvent de Montfleury,
d'un deuxième dans un parc privé à Roche-Plaine, près de Saint-Égrève, enfin de
deux autres qui, pris pour des chèvres, se sont longuement promenés sur la voie
de la S. N. C. F., avant de regagner la montagne. Sans doute,
comme les vaches, avaient-ils voulu voir passer les trains. Ce ne sont là que
des rappels d'événements ayant fait quelque bruit dans les annales locales,
mais on se doute bien que les meilleures aventures du genre, pour de multiples
raisons, n'ont pas été divulguées.
Passons à un tout petit mammifère, le charmant écureuil,
répandu dans toute la France, mais relativement peu abondant chez nous. Il est
vrai que les montagnards le chassent sans pitié, estimant son civet non
négligeable. Il est vrai également que, sur nos conifères immenses, on le
découvre difficilement, tout en étant certain de sa présence. En tout cas, nous
pouvons dire qu'ici il n'existe pas en plaine, sauf peut-être dans quelques
grands bois. Or, une année de très forte sécheresse, autant que je puis m'en
souvenir en 1908 ou 1910, j'ai été témoin d'une invasion d'écureuils aussi
soudaine qu'une génération spontanée.
Un matin, en masse, ils étaient descendus de la montagne,
soit de 800 à 1.000 mètres d'altitude. Je les ai vus roux ou noirs sur tous les
arbres du parc se battant pour un cône d'épicéa, une pomme de pin, une poire ou
une noix. J'ai même trouvé à terre le peu glorieux trophée d'un panache
complet, englué, entortillé de façon définitive à un bouquet d'aiguilles de pin ;
je suppose que, pour se libérer d'une position aussi angoissante que ridicule,
le malheureux propriétaire a dû : 1° cisailler le rameau détenteur ;
2° s'amputer de son ... terminus (horribile visu !). En
cinquante ans, je n'ai jamais observé dans ce parc même un seul écureuil soit
avant, soit après cette ruée qui n'a duré que dix jours, probablement pour
raison de disette grave.
Dans le monde du gibier à plumes, la bécasse est un
concentré de gourmandise volant. Ce n'est pas la définition qu'en donne
Larousse, mais elle aurait certainement plu à Brillat-Savarin. Quel est le
chasseur qui ne savoure pas par avance ce magnifique oiseau lorsqu'il le vise
et ne tord pas la bouche de dépit lorsqu'il le manque ? C'est que, par
autosuggestion spontanée, si j'ose dire, il a détecté tout ce fumet qu'il
pensait cueillir à la source (comme ces messieurs de la perception pour notre
malheureux « pognon ») et subi le réflexe de ses muqueuses buccales
profondément vexées. Je me moque de certains confrères tout juste à temps pour
me rappeler que je ne devais pas échapper moi-même à ce cruel martyre. Il y a
fort peu de jours par conséquent, fusil en mains, chien au pied, je cherchais
tout autour de la maison une bécasse que j'avais vue piquer. Et voici encore un
court film peu brillant. J'explore successivement les bosquets les plus
propices, les abords du ruisseau à cresson, tous les coins et recoins, rien,
rien et rien. Je remets mon fusil au clou et le chien à sa niche. Je prends le
panier à bois et me rends au bûcher couvert qui touche l'habitation. J'empoigne
une bûche ... Frou, frou, frou ! la bécasse me part dans la figure et
m'égratigne le nez. Adieu, scolopax !
Pour mémoire, je citerai, en 1908 ou 1909, une chasse aux
cailles, faite à grands coups de casquette, place Grenette, en plein Grenoble,
par les employés de tramways (un vol de ces oiseaux exténués s'était abattu sur
la ville au cours de la nuit), et encore, en 1923, la capture d'une foulque
vivante dans les sapinières de Châlais (Chartreuse), à 800 mètres d'altitude.
J'ai réservé pour la bonne bouche, car il faut en finir, la
pièce de choix, l'ours brun des Alpes, s'il vous plaît, officiellement déclaré
défunt et naturellement « à titre définitif », depuis cinquante ans
environ. Je dois dire que, ayant été porté moi-même défunt sans hésitation
l'année dernière par les services des P. T. T. de notre bonne ville
de Grenoble, à l'occasion d'un colis expédié de Paris et retourné à son
expéditeur nanti de la mention : « Décédé », je crois encore aux
revenants. Cette farce administrative m'a, en tout cas, mis en gaîté pendant
une semaine, d'autant plus que le colis, contenant un trophée de chamois présenté
au concours organisé par la Société des chasseurs de montagne, me revenait avec
une médaille de premier prix.
Quoi qu'il en soit, je vais in extremis faire hausser
bien des épaules, mais peu m'importe, puisque d'autres témoins sont encore
vivants.
En 1926 — je l'ai écrit, par conséquent je ne
redonnerai pas des détails publiés et m'en excuse, — j'ai eu l'occasion
inespérée de suivre sur la neige les traces fraîches d'un ours (1). Or cet ours
est revenu très probablement en 1928. Pour répondre par politesse au haussement
de toutes ces épaules, je dirai que, comme saint Thomas, je crois ferme ce que
je vois, accepte sous caution ce que j ne vois pas, mais ne repousse jamais à
priori les témoignages des honnêtes gens et discute encore moins de ce que j'ignore.
En 1928, donc, à propos de traces jugées « incompréhensibles »,
j'ai reçu ces témoignages et, aux descriptions très sincèrement données, le
doute quant à l'animal m'a paru impossible. Que l'on veuille bien se rappeler
l'hiver exceptionnel de 1928 : une neige précoce et extrêmement abondante
(1m,50 à 2 mètres sur les sommets de Chartreuse), un froid intense,
les communications coupées, le thermomètre descendu en plaine à - 22°. Que
pouvaient être les conditions de vie des bêtes sauvages en montagne ; que
seront-elles encore cette année ? Pour descendre de la Combe, dite « Combe
des Ours », qu'il avait sûrement traversée en 1926, à la retraite
plus chaude d'un impénétrable fourré de buis courbés par la neige où il a probablement
cherché refuge en 1928, il aurait fallu à cet ours environ deux heures. C'est
aux abords d'un sombre labyrinthe de tunnels de verdure enchevêtrés sous tous
les angles que les témoins ont constaté ces empreintes qu'aucun autre
plantigrade ne peut laisser. Tels sont les faits, assez troublants, j'en
conviens. Je m'empresse d'ajouter que je ne désire point soulever une polémique
à propos d'un ours certainement mort depuis longtemps au fond de l'un de ces
trous où, paraît-il, les ours vont mourir. Ces trous abondent chez nous. Ils n'ont
pas tous été visités. Ils ne seront jamais tous visités.
En conséquence, mes lecteurs ne voudront bien voir dans
cette ultime relation que le souci de confirmer par une observation de choix
une simple causerie de chasseur touchant le comportement parfois très
fantaisiste du gibier.
J. LEFRANÇOIS.
(1) L'Équipe au Père Bourre, de l'auteur (B. Arthaud, édit., Grenoble).
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