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En Afrique

Galoula, la guelta hantée

L'avant-veille, cette ligne sombre, d'un bleu dur, était sortie de l'horizon. Nous pensions l'atteindre le soir. Mais, depuis, nous marchions, sans avoir l'impression de nous en rapprocher sensiblement.

Le guide l'avait désignée d'un mot : « El Hadjer », la pierre, et tous avaient compris, comme auraient compris les marins à qui, montrant un point sur l'immensité bleue, on aurait dit : « Les récifs. »

Car, pour ceux-là qui hantent les longues houles des dunes ou l'infinité plate de la hamada, la montagne est le récif, la passe inconnue, sauvage et dangereuse.

Pierre noire, dénudée, torturée, calcinée par le souffle brûlant du désert. Falaises à pic que l'on ne peut franchir qu'en empruntant le lit étroit d'oueds desséchés, couloirs sombres pleins de pierres roulantes, sur lesquels les chameaux tanguent, roulent et glissent, et s'abattent.

Entassements monstrueux de blocs erratiques, qui semblent défier les lois de l'équilibre et parmi lesquels il faut se glisser en pensant que peut-être il suffit d'un heurt pour les précipiter.

Rochers aux formes étranges, fouillés, creusés, sculptés, dentelés, percés à jour par l'érosion.

Tunnels où la lumière a des jeux bizarres, sombres cavernes, antres mystérieux, habités, chacun le sait, par des esprits malfaisants ... El Hadjer ...

À en croire le guide, d'ailleurs, ce n'était pas vraiment la falaise que nous voyions, simplement son image, que les esprits mauvais nous présentaient proche, mais reculaient sans cesse pour nous décourager et nous inciter à changer de route.

Tous avaient entendu parler de convois qui, après des jours de marche vaine, avaient abandonné, préférant redescendre vers le sud pendant des centaines de kilomètres plutôt que d'affronter la barrière maudite.

Tous savaient qu'un voyageur ignorant ou assez fou pour s'engager seul dans la montagne n'arrivait jamais à l'étape du soir ...

Il fallait être étranger et venir d'un bien lointain pays pour ignorer que portait malheur la vue seule de la guelta cachée là-bas dans sa faille profonde et que nul jamais n'avait revu ceux qui s'étaient plongés dans son onde.

Calcula ... Galoula ... la falaise hantée et sa guelta perfide ...

La guelta ... son eau claire et fraîche ... tentation inhumaine pour ceux qui émergent de l'aridité des sables, la gorge sèche, le corps en feu.

Quelle volupté de boire à longs traits, le visage collé à ce froid cristal ! Quel désir fou d'entrer et de se rouler dans cette fraîcheur ! ...

Combien y ont cédé qui en sont morts ... comme ces deux jeunes femmes, récemment encore, dont on n'a retrouvé que les voiles, abandonnés sur le sable ...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Notre constance cependant a dû lasser le mauvais vouloir des djins, car la falaise est là proche. Dans une heure, au pas lent de nos chameaux, nous l'aurons atteinte.

Et, malgré les craintes des goumiers et leur désir de traverser la montagne et de s'en éloigner avant la nuit, nous nous arrêterons un peu auprès de la guelta.

S'il y a de l'eau, il doit y avoir des arbres, et il sera bon de se reposer à l'ombre après cette dure étape qui s'achève dans le flamboiement de midi.

De l'eau ... mais c'est un bain possible ... dans quelques minutes si je le veux ... Et ma monture, sensible à la pression du pied, m'emporte au grand trot ...

Cette tache sombre : ce doit être là. Oui, Ilot de verdure serré entre le sable aride et la pierre nue de la montagne, tout un foisonnement d'arbustes forme une minuscule oasis : mimosées pour la plupart, couvertes de leurs pompons d'or au parfum pénétrant. Des ficus, des lianes de toutes sortes montent à l'assaut de la falaise.

À plein trot, l'azouzel zigzague entre les buissons épineux, vers l'eau qu'il sent proche et, soudain, dans un nuage de sable, s'arrête net et baraque, ou plutôt se laisse tomber tant le mouvement est rapide. Voilà la guelta.

Aussitôt à terre, je cours vers l'eau qui scintille. J'y arrive ... un dernier élan et, comme ma monture l'instant d'avant, je m'arrête net ... Comment ai-je vu ces deux points noirs immobiles, là, sur l'eau, devant moi ... et puis ces deux autres un peu plus à droite, et d'autres, et d'autres encore là-bas à la base du rocher ?

Bois immergés ... cailloux affleurants ... ou têtes de ... crocodiles ? Non, c'est invraisemblable dans cette poche d'eau perdue en plein désert à 500 kilomètres du fleuve le plus proche ...

Et pourtant ! ... Les points noirs s'animent par paires ; on distingue la bosse du crâne et, un peu plus loin, la pointe du museau. Ils se déplacent lentement, disparaissent, réapparaissent, sans qu'aucun remous signale la présence de la bête hideuse.

Seul un petit sillage en V à peine visible part de la pointe du nez quand l'allure s'accélère ...

Les voilà les génies malfaisants de la guelta : des crocodiles ! ... Des crocodiles ? ... Non, ce n'est qu'une apparence. Comment vivraient-ils là !

C'est ce que murmure derrière moi Brahim, mon goumier fidèle, qui m'a suivi malgré la peur qui fait chevroter sa voix : « Y en a même chose crocodiles, y a pas crocodiles. — Qu'est-ce alors ? — Djenouns. » Les génies. Je me retourne. Il porte ma carabine, signe distinctif de ses hautes fonctions.

Voilà le moyen de faire la preuve, de savoir si ce sont des crocodiles ou ...

J'ai bien au bout de mon guidon le plus proche qui me fait face. Mon doigt se crispe insensiblement sur la détente ... Plus rien ! Il a disparu ... Un autre et un autre encore me surprennent de la même façon. Derrière moi, la voix tremblotante répète inlassablement : « Djenouns ! djenouns ! ... »

Curieuses coïncidences ! Je suis sûr que ce ne sont que des coïncidences ... Malgré quoi je jette plutôt que je n'assure mon coup de carabine vers cette tête qui vient d'émerger.

Le tonnerre du coup de feu répercuté par la muraille de pierre n'empêche pas d'entendre le claquement du formidable coup de queue. Un remous énorme ... Plus rien. Manqué probablement.

La guelta a repris son air tranquille. Rien ne ternit l'éblouissant miroir ... J'ai dû rêver ...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Que la guelta est jolie ! Quelle merveilleuse détente après ces jours et ces jours passés dans l'aridité des dunes fauves où pas un arbre, pas une herbe n'arrête le regard, pas une ombre ne repose les yeux brûlés par le feu du ciel. Quelle douceur dans le miroir limpide, serti d'émeraude, à l'ovale presque parfait ! La haute muraille l'enserre si complètement que seule une étroite faille, coup de hache d'un titan, en permet l'approche.

Du haut de la falaise un mince filet d'eau tombe, minuscule cascade au frais murmure, qui se brise sur un ressaut à mi-hauteur et s'éparpille en pluie. Des centaines de pigeons de roche, effrayés par le coup de feu, peu à peu se rassurent et évoluent en tous sens dans ce cirque enchanté.

Chasseur incorrigible, mon goumier me les montre. Il arme la carabine. Le magasin est vide ... et c'est très bien ainsi. À quoi bon troubler cette paix ? N'est-il pas mieux de s'étendre sur le sable doux, sans penser, et écouter bruire et palpiter la vie, musique merveilleuse à la porte même du pays du silence, de l'immobilité, de la mort.

« Schouf ... » Regarde. Le goumier me murmure ce mot à l'oreille en même temps qu'il m'appuye sa main sur l'épaule pour éviter un brusque sursaut. D'un léger hochement de tête, il indique un point de la falaise. Je suis son regard ... Rien ... rien que les pigeons bleus maintenant au repos.

« Pigeons ? — Non. » Il est toujours agenouillé et sa voix n'est qu'un murmure. « Schouf ... Panthère ... » Je regarde, je regarde intensément le point indiqué, et tout à coup je la vois : elle s'est remise en marche. Elle est là en face et au-dessus de nous, au flanc de la falaise. Celle-ci paraît abrupte, mais sans doute il existe une légère corniche qu'elle suit à pas lents, descendant vers l'eau.

Vue ainsi d'en dessous, le blanc pur de son ventre souligne nettement la couleur fauve des flancs où les taches noires font un merveilleux dessin. C'est une bête splendide et d'une taille extraordinaire. « Cartouches ... » Le goumier est parti sans bruit, rampant, collé au sol, tout de suite effacé dans le couloir de roches.

La bête n'a rien vu, rien entendu, ou bien, sûre d'elle, reine incontestée de la guelta, ne s'en est pas inquiétée.

Elle descend toujours, s'arrêtant parfois à un passage difficile pour choisir la place d'un bond, d'un de ces bonds, miracles de grâce et de souplesse, dont les panthères ont le secret.

La voilà à l'eau. Allongée sur la pierre au bord d'une petite vasque, elle boit. Trente mètres à peine nous séparent. Je vois ses flancs battre doucement. Elle s'étire, se roule, puis reste étendue, les yeux mi-clos.

Que fait donc le goumier ? Les chameaux sont à cent mètres à peine et les cartouches dans les fontes ... En vérité, rien n'est normal ici ...

Maintenant elle remonte, glissant comme une ombre le long de la paroi. Déjà elle est à mi-hauteur, tout près d'une faille d'où elle est sortie sans doute, tout à l'heure et où elle va disparaître ...

Elle s'arrête ... elle tourne la tête. Ah ! j'ai senti la main de mon goumier toucher la mienne. Sans me retourner, je saisis le chargeur qu'il me tend. Damnation ! ... J'ai dans les mains une carabine légère, et mon homme, pour mieux servir sans doute ce magnifique gibier, est allé jusqu'au convoi me chercher les cartouches d'un lourd Mauser ...

Le dernier regard de la panthère m'a semblé ironique. « Djenouns ! djenouns ! » répète derrière moi le goumier consterné. Décidément, il vaut mieux s'éloigner avant la nuit ...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Hier soir, dans la montagne, alors que nous allions attaquer la descente, les chameaux se sont affolés sans raison apparente.

Ahmed, le plus jeune des goumiers, n'a pu maîtriser le sien. Ils ont basculé dans le vide ... trois cents mètres d'à pic.

D. DU F ...

Le Chasseur Français N°668 Octobre 1952 Page 586