Accueil  > Années 1952  > N°668 Octobre 1952  > Page 588 Tous droits réservés

Beauduc

De souleù en souleù et d'auro en auro, vei
Un plan-pais immense ; d'erme
Que n'an à l'iuè ni fin ni terme,
De liuen en liuen et per tout germe
De rari tamarisso ... e la mar que paréi ...

De tamarisso, de consoùdo
D'engano, de aumo, de soùdo,
Amari pradarie di campestre marin
Oun te barrulon li brau negre
Et li cavalot blanc ...

De soleil en soleil et d'aube en aube elle voit — une plaine immense ; des savanes — qui n'ont à l’œil ni fin ni terme, — de loin en loin et pour toute végétation — de rares tamaris et la mer qui paraît...

Des tamaris, des prêles, — des salicornes, des arroches, des soudes, — amères prairies des plages marines — où errent les taureaux noirs — et les chevaux blancs ...

F. MISTRAL.

Tout pays favorable à la chasse est marqué dans son caractère et son cadre par sa valeur cynégétique. Ici, ce sont les forêts aux hautes frondaisons et aux allées droites qui se fondent dans une brume légère, là, de grandes plaines cultivées où les oreilles du lièvre semblent naître des champs de pommes de terre et de betteraves ; ailleurs, la garrigue sèche et rocailleuse fait vrombir ses perdrix rouges et courir ses lapins parfumés.

Le cadre qui varie constamment fait l'extrême diversité de la chasse, plus que le gibier qui, bien qu'adapté à des terrains différents, garde ses caractères morphologiques.

Cependant, il existe des paysages exceptionnels, qui accueillent difficilement les hommes.

Beauduc ! Nom d'une côte sablonneuse et inhumaine et d'un phare lointain. Là, une nature à l'abord hostile, sans eau douce, sans ombre fraîche, qu'une seule piste permet d'atteindre. Royaume du sel qui affirme partout sa présence. Pourtant, comme tout ce qui est difficile, les amères prairies, une fois conquises, offrent sans limite une beauté incomparable.

Aucune route n'approche de Beauduc. Il faut emprunter une digue cahoteuse faite de terre et soutenue par une longue file de piquets entrelacés de fagots, puis une piste dans le marais que jalonnent quelques bâtons. Que la sécheresse n'ait pas durci le sol, qu'il pleuve, l'accès devient impossible autrement qu'à cheval ou avec une voiture amphibie. Mais la grande Camargue et la mer donnent l'impression de l'immensité. Tout ici paraît immense et sans limite. Là-haut, vers les terres, tout se fond dans le lointain de la plaine, comme là-bas vers la mer tout ne s'arrête qu'à l'horizon.

On trouve les grands étangs du Galabert et du Fangassier. Le soleil de juillet fait naître des mirages : eaux réfléchissant une colline, une touffe d'arbres ; rochers dominant un village en coteau. On avance, tout s'est évanoui. Le sel blanchit le sol. « On dirait un paysage du grand Nord », remarquait une dame qui confirmait ainsi le dicton camarguais qui veut que la neige ne fond pas au soleil. Le soleil la crée au contraire en desséchant les eaux. Sur l'étendue marécageuse où des bandes d'eau viennent mourir, se dressent quelques éminences sablonneuses, les montilles qui dessinent des méandres. Quelques tamaris, quelques oliviers de Bohême, des herbes desséchées, deux bouquets de pins constituent la seule végétation.

L'été, la grande salinité de l'eau ne permet plus au gibier de vivre. On voit les oiseaux qui la craignent le moins : des hérons, des aigrettes, des mouettes, des huîtriers-pies. Parfois un chevalier cul-blanc court, court devant la 2 CV, puis s'écarte par un petit vol. Deux bécassines vermillent et refusent de s'envoler malgré le klaxon.

Voici dans le ciel le vol ondoyant de la merveille de ces lieux : 200 flamants viennent vers nous. Ils nous aperçoivent et s'éloignent. La curiosité est la plus forte. Ils reviennent et passent à 50 mètres au-dessus de nos têtes, le rose de leurs plumes flambe contre leurs ailes noires.

Il y avait des lièvres autrefois, m'a t-on dit, dans les montilles de Beauduc. Aujourd'hui, ils ont disparu. Il s'agissait d'animaux purement autochtones. On ne voit pas bien d'où il pourrait en venir et comment ils pourraient s'y acclimater. Par contre, il y a des lapins et des perdrix rouges.

Dès l'automne, le domaine du gibier sédentaire se restreint, les marais se remplissent d'eau et les coups de vent d'est, les coups de levant, poussent l'eau de mer ; les montilles seules émergent. Dans le même temps renaissent les places favorables à la sauvagine.

Toutes les variétés de canards passent et séjournent sur les baisses et les étangs qui ceinturent Beauduc. L'accès presque impossible leur assure la tranquillité. D'ailleurs, il n'y a que les rares chasseurs connaissant les lieux et les voies relativement praticables qui peuvent les chasser. C'est une aventure dangereuse que de revenir en hiver par mauvais temps d'un affût du soir.

À la fin de l'hiver, le gibier de printemps arrive par grandes bandes. L'eau et les terrains sont favorables et toujours inaccessibles autrement qu'avec des moyens appropriés.

Beauduc devient alors le nichoir de beaucoup d'espèces. « Li radeù », les radeaux ou petites îles, émergent sur les étangs. Ce sont des places naturelles pour déposer les œufs.

Dans l'immensité de Beauduc, il faut monter au phare pour voir au loin les œuvres des hommes : un silo de Port-Louis, une cheminée des Salins-de-Giraud, quelques constructions. La nature y est soumise aux mouvements des éléments : les vents, les eaux, le soleil, le sel, qui font et défont le pays au cours des saisons.

Que les génies qui hantent ces lieux les protègent encore longtemps de la profanation !

Jean GUIRAUD.

Le Chasseur Français N°668 Octobre 1952 Page 588