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Black et le chat

Black me fait l'amitié de venir, tous les jours, m'aider à faire la vaisselle ; entendez qu'il avale les restes et nettoie d'une langue gourmande la gamelle de ma chienne Myra — sa fille, — une petite mangeuse, une délicate, une gaspilleuse.

Black est un briquet, mais un briquet de race quelque peu indéterminée et — nonobstant son nom de baptême — à la robe blanche à peine tachée de feu en deux ou trois places ; comme il ignore la signification anglaise de son nom, il se montre satisfait et du nom et de la robe.

Mon ami Black a pour complice Loulou, un chien-loup — ou, si vous préférez, un loup-chien de berger — dont la consigne se borne, en temps normal, à planter ses crocs dans les jarrets de cinq ou six vaches indisciplinées, toutes les fois qu'elles montrent des velléités d'émancipation, et, en temps d'ouverture, à dénoncer les « cochons » bauges en quelque impénétrable fourré de hêtres, à repérer avec exactitude maître Goupil dans le chaos d'une moraine, à provoquer le blaireau dans son terrier et — plus rarement — à rattraper un lièvre insuffisamment poivré par le fusil de son maître ... Revenons à Black.

Mon ami Black, nul n'ayant songé à l'en instruire, ignore tout des lois de la quatrième République ; aussi ne comprend-il rien à l'humeur changeante de son dieu du foyer, mon autre ami Urbain. Jugez plutôt :

Hors l'époque des genêts en fleurs, dont la puanteur, déplore Black, empoisonne, tous les ans, durant plusieurs semaines, les contreforts de l'Aubrac, son domaine, et gâte toutes les autres odeurs, le fumet du lapin procure à ce sympathique briquet, en temps prohibé comme en période d'ouverture, une excitation également tonifiante. Cette excitation, que trahissent — outre sa fanfare — les battements précipités de son fouet, de gauche à droite, de bas en haut et même circulaires, est éminemment contagieuse. Elle émeut profondément les dieux du foyer en général et celui de Black en particulier. Alors pourquoi celui-ci néglige-t-il, des mois durant, d'emporter son fusil, toutes les fois qu'il mène ses vaches au pâturage, flâne le long d'un ruisseau, une longue tige de bambou tendue au-dessus des eaux, ou précède son attelage vers quelque labour ? ... Pourquoi siffle-t-il son chien toutes les fois que le briquet traduit par un coup de clairon son allégresse d'avoir croisé la voie de Jeannot-courte-queue ? ...

Quelle griserie, pourtant, distille en l'âme de tout vrai chasseur cette fanfare du « courant », faite de soupirs, de modulations, de vocalises, de trémolos, de sanglots, allais-je dire ! ... Comment peut-on couper court à une telle musique ? Comment peut-on, d'un coup de sifflet discordant, signifier au musicien d'avoir à abandonner une poursuite qui s'annonçait prometteuse d'imprévu, de passionnants problèmes ?

Eh bien ! le dieu du foyer de mon ami Black possède l'affreux courage de renoncer, durant des semaines, des mois, à de telles joies. Il s'en prive même, de préférence semble-t-il, à la saison des nuits brèves et des journées interminables qui forcent le lapin, tenaillé par la faim, à se mettre en quête de serpolet et de trèfle sauvage, alors que le soleil est encore haut sur l'horizon, et à tisser, ce faisant, par les guérets et les genêtières, son invisible mais si odorante toile d'araignée.

Jeannot n'est pas seul, du reste, à laisser, dans l'empreinte de ses pattes, un parfum délectable. La voie du lièvre est, elle aussi, cela va de soi, un régal et même le seul régal pour certains courants ; de même celle du renard, voire du chat — mais oui, du chat ! Question d'habitude, monsieur le juge ! ... d'entraînement, de dressage ...

Or son maître ne permet à Black la chasse au renard qu'après les premières gelées. Il rappelle son chien toutes les fois qu'un matou, dans les rues du village, invite, par une fuite soudaine et lâche, tout représentant de la race canine à une chasse bruyante et spectaculaire. Par contre, ce même seigneur invitera peut-être Black, demain, à traquer l'une de ces maudites bêtes, s'il la surprend en maraude par monts et par vaux, et le laissera, sans aucun scrupule, la déchirer à belles dents ... Ceci n'est pas toujours facile, d'ailleurs ! La détestable sauvagine — Black en fit la première expérience au temps de sa prime jeunesse — possède griffes acérées et dents pointues. Elle trouve aussi, le plus souvent, dans le voisinage de son affût, un frêne, un hêtre ou quelque autre perchoir qu'elle a tôt fait d'escalader et du haut duquel elle nargue son insulteur jusqu'au moment où Urbain se décide à sacrifier une cartouche pour débarrasser la contrée d'un indésirable concurrent et livrer à la dernière vindicte de Black son cadavre pantelant et mou.

Mais, pour le chat, comme pour le renard, le lièvre, le lapin, intervient toujours cette irritante, cette gênante, cette inexplicable question d'époque, de saison.

Vers le milieu du printemps dernier, Urbain se proposait de planter quelques décalitres de pommes de terre dans un champ, à l'orée du village. Il précédait de quelques pas son attelage, précédé lui-même par Loulou, Black et un troisième larron occasionnel, Médor, un berger hirsute et débonnaire, friand de chasse au lapin.

La dernière maison dépassée, la caravane s'engagea dans un chemin creux où certain chat sommeillait au soleil. Je n'ai pas besoin de vous dire que Black avait immédiatement repéré l'ennemi. Celui-ci, prévoyant l'attaque imminente d'un adversaire supérieur en nombre, voulut s'éclipser, mais, mal inspiré, ne songea pas à chercher son salut dans la maison voisine. Queue en dos d'âne, il bondit, escalada le mur de pierres sèches et détala dans le labour, trois chiens hurlants à ses trousses.

Il n'alla pas loin. Aucun arbre ne se présentant qui pût lui servir de refuge, il n'échappa de justesse à ses poursuivants qu'en se muant ... en lapin. Il crocheta vers l'amoncellement de lave et de pierraille qui servait de clôture au champ et disparut dans l'intervalle de deux blocs.

« Té ! ... Té ! ... Ici, Black ! ... Loulou ! ... Médor ! ... » s'était égosillé Urbain, pendant les quelques secondes qu'avait duré l'algarade. Mais allez donc entendre la voix de votre maître, quand vous êtes projeté en avant à la vitesse d'un train express, et quand, de surcroît, les aboiements forcenés de vos voisins, joints à votre propre fanfare, vous emplissent les oreilles !

Maintenant, les chiens, déçus, s'affairaient à déterminer la position exacte de l'ennemi, en introduisant leurs museaux dans les interstices des pierres. Alors, dans le silence soudain rétabli, parvint à Black la voix de son dieu du foyer, une voix pleine de colère. « Allons, bon ! songea-t-il, je vais encore écoper. Nous étions pourtant hors du village ! ... C'est à n'y rien comprendre ! » Cependant, docile comme le sont rarement ses pareils, il n'hésita guère plus de quelques instants à obéir. Après tout, il ne s'agissait pas d'un vrai gibier ! ... Et puis quels étaient donc ces deux personnages qui venaient de faire leur apparition ? Le dieu du foyer, faisant trêve à ses imprécations, venait de se tourner vers eux. Ils étaient vêtus de bleu, guêtres de cuir et coiffés de képis à galon d'argent. Le plus gros tenait dans sa main gauche une sorte de livre de messe et griffonnait dessus avec un crayon.

Black inspecta curieusement les deux inconnus, qui, de leur côté, le considéraient avec intérêt. Ils finirent par tourner les talons et se dirigèrent vers un de ces chars brillants qui roulent sans être précédés de deux vaches et qui sentent mauvais du derrière. Urbain, lui, déchargea son sac de semence et reprit avec son attelage le chemin de la maison où, espéra Black, devait mijoter une soupe, que suivrait peut-être une lampée de lait.

La porte de la salle commune était entrebâillée. Un feu de « broute » (1) flambait gaiement sous la marmite. Black s'assit pour rêver en la contemplant. Le chat de la maison vint se caresser contre ses flancs, lui chatouilla les babines de sa queue dressée et, finalement, s'endormit entre les pattes de cet ennemi juré de sa race.

Jean RUSTIQUE.

(1) Menus branchages de fayard.

Le Chasseur Français N°668 Octobre 1952 Page 588