Si la vie du saumon en rivière a fait l'objet de nombreuses
recherches et peut être considérée actuellement comme bien connue, sa vie
maritime est encore bien mystérieuse.
Le jeune saumon né en rivière, dit « tacon » ou « tocan »,
effectue une descente massive dans les rivières à saumons dès qu'il atteint
l'âge de un à deux ans. Il prend alors une livrée argentée caractéristique et
telle qu'il n'est plus possible alors de le confondre avec une truitelle :
le tacon est devenu smolt. Les travaux de Landgrèbe et de Fontaine ont
montré que la couleur argentée du smolt est due à l'hyperactivité de la glande
thyroïde : il suffit, en effet, d'injecter à un jeune tocan d'eau douce de
l'hormone thyroïdienne pour provoquer son argenture et la prise de sa livrée de
descente.
En France, le tocan descend en mer à un ou deux ans ;
dans les pays plus nordiques, sa descente a lieu au bout de trois ou quatre
ans. Mais, alors qu'il gagne à peine 100 grammes en deux ans en rivière, en mer
il engraisse de 1 à 2 kilogrammes par an. Où se trouvent donc les magnifiques
prairies sous-marines, lieux d'engraissement du roi de nos rivières ? On
en est réduit aux hypothèses. On admet généralement qu'il se réfugie dans les
profondeurs où il trouve en abondance des jeunes poissons et surtout des
crevettes qui provoquent chez lui la magnifique couleur rose de sa chair. Le
professeur Le Danois avait émis à ce sujet une très séduisante hypothèse
basée sur l'existence en mer de lits sous-marins de la plupart de nos grands
fleuves, et ceci permettait d'expliquer le retour inéluctable, très rarement
contredit par les expériences de marquage, du saumon à sa rivière d'origine. Le
saumon, en effet, d'après Le Danois, ne quitte pas le lit sous-marin du
fleuve dont la partie d'eau douce lui a donné naissance et n'a dès lors aucune
difficulté à y revenir frayer. Toutefois, de nombreuses expériences,
poursuivies surtout dans les laboratoires anglais et Scandinaves, avaient
commencé à jeter quelques doutes sur cette théorie. C'est ainsi qu'en 1936 un
saumon marqué en Norvège près de Bergen fut repris quelques jours plus tard en Écosse :
il avait traversé la mer du Nord d'est en ouest sur 600 kilomètres de longueur,
couvrant par jour une moyenne de 30 kilomètres. Un autre grand saumon portant à
la nageoire dorsale une plaque métallique prouvant son marquage à Oslo, en
Norvège, a été capturé, également en 1936, dans la rivière Wig, en Russie
septentrionale : il avait longé les côtes de la mer du Nord, de l'océan
Glacial Arctique et la mer Blanche sur près de 3.300 kilomètres pour aller se
faire prendre dans un fleuve se jetant dans la mer de Behring. C'est ce saumon
qui détient le record de longueur de voyage, mais l'on cite plusieurs cas de
capture après des trajets de 1.000 à 2.000 kilomètres. Le commandant Charcot,
le célèbre océanographe des mers polaires, eut l'occasion de capturer sur les
côtes du Groenland un certain nombre de saumons à une profondeur de 500 à 600
mètres. Manquant en effet de vivres frais et se trouvant dans un fjord profond
de 600 mètres, il avait attaché des hameçons eschés à la sonde du navire et
prit très rapidement un certain nombre de saumons à cette profondeur. Il
prouvait donc ainsi que, par 500 à 600 mètres de fond, sur les côtes du
Groenland, se trouvait une zone de stabulation et de croissance du saumon
atlantique.
Le marquage du saumon soulève un certain nombre de
difficultés. Jusqu'à il y a quelques années, les marques étaient composées de
plaques métalliques fixées par un fil d'argent à la nageoire dorsale d'un gros
saumon ; le poids de cette plaque était relativement faible et ne gênait
en rien un gros saumon de quelques kilogrammes. On conçoit que marquer des
bêtes d'une pareille taille et d'une pareille valeur revenait extrêmement cher :
il n'était pas possible de marquer plus de quelques individus par an. Mais il
n'était pas possible de marquer les petits tocans qui, ne pesant qu'une
centaine de grammes, ne pouvaient supporter sans déséquilibre l'installation
d'une petite plaque d'argent dans leur dorsale. Les Suédois ont trouvé une
solution élégante en inventant une marque hydrostatique : petit cylindre
en matière plastique haut de 2 centimètres, et que l'on peut fixer avec une
fine agrafe dans la peau du tocan au ras de l'insertion de la nageoire dorsale.
Ce petit tube porte le numéro de marque du poisson et est construit de façon à
avoir la même densité que l'eau ; ainsi, le jeune tocan peut se promener
dans son élément sans être déséquilibré et sans avoir à faire plus d'efforts
que l'enfant qui promène un ballon rouge.
Ces marques ont permis de vérifier le retour du tocan dans
sa rivière, que les Anglais appellent « homing », les exceptions,
c'est-à-dire le saumon remontant dans une autre rivière, étant rarissimes.
C'est ainsi que, depuis deux ans, on procède au marquage sur
le gave d'Oloron, et plus exactement au barrage de Sordes. Ces marquages sont
de l'ordre de grandeur d'un millier de tocans par an. Un de ces jeunes tocans,
marqué le 19 avril 1951 à Sordes, sur le gave d'Oloron, à une quarantaine
de kilomètres environ de l'embouchure de l'Adour, fut péché le 16 mai,
vingt-sept jours plus tard, en pleine mer, entre le Finistère et la pointe de
Cornouailles. On aurait pu supposer qu'il s'agissait là d'un cas isolé, mais,
cette année 1952, deux autres jeunes tocans marqués de la même façon, ce
printemps, ont été capturés à peu près au même endroit. Il est donc prouvé
qu'il existe une migration régulière de nos saumons des gaves dans les
profondeurs au large des côtes anglaises et bretonnes.
Les expériences se poursuivent. Déjà, on savait qu'après la
descente en mer, pendant un ou deux mois, on pouvait capturer de jeunes tocans
ayant pris une centaine de grammes sur les bords des côtes des Landes et
jusqu'à l'embouchure de la Gironde ; certains même, par aberration sans doute,
entraient dans les petits fleuves côtiers et dans le bassin d'Arcachon. Il
m'est arrivé, il y a une quinzaine d'années, d'en capturer un pesant 200
grammes dans le courant d'Uchet, à 500 mètres environ en amont de son
embouchure. Il devenait dès lors difficile dans le cas de l'Adour d'admettre
que le saumon se cantonnait dans le lit sous-marin du fleuve : l'histoire
nous apprend en effet qu'il y a quelques siècles seulement, jusqu'en 1300 environ,
l'Adour se jetait à Capbreton, puis que, par suite d'un raz de marée, il se
créa un nouveau lit sur une vingtaine de kilomètres pour se jeter au
Vieux-Boucau ; les travaux de l'ingénieur Louis de Foix, vers 1560,
ont abouti à créer une embouchure artificielle au droit de Bayonne, embouchure
qui n'a guère varié depuis. Or il ne semble pas que les saumons, dont la
présence a été de tout temps constatée dans l'Adour, aient vu leur migration
perturbée par ces changements d'embouchure.
Enfin, les pêcheurs bretons capturent régulièrement chaque
année, au large de Douarnenez et dans la Manche, des saumons adultes dans leurs
filets dérivants à maquereaux. M. Loïc Naintre cite qu'en mars 1942 il fut
capturé 50 saumons d'environ 5 kilogrammes dans ses filets à maquereaux, peu
faits pour capturer de pareils poissons, ce qui laisse supposer que le saumon stabule
en abondance et assez longtemps dans ces régions situées au large de la
Bretagne et de l'Angleterre.
Il est prouvé maintenant que le saumon ne se tient plus dans
le lit sous-marin du fleuve dans lequel il est né. Il est également prouvé
qu'il remonte, sauf exceptions très rares, dans sa rivière d'origine. Il ne
reste dès lors qu'à chercher les endroits marins où il effectue sa croissance.
Il est probable que, à la lumière des faits mentionnés ci-dessus, il se rend
dans les profondeurs atteignant quelques centaines de mètres, situées sur les
rebords du plateau continental atlantique, au droit des côtes françaises et
anglaises. Il faut espérer que les recherches précises entreprises sur ce point
passionnant aboutiront dans les années à venir.
LARTIGUE.
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