Beaucoup de cyclistes, motorisés ou non, roulent dans
les faubourgs et aux environs des villes, les soirs d'hiver, par temps de pluie
ou de brouillard, sans cesse croisés ou dépassés par des centaines d'autos dont
les phares, même en veilleuse, éblouissent ces infortunés qui zigzaguent sur
les pavés gras. Ma surprise n'est pas qu'il y ait des accidents, mais plutôt
qu'il y en ait si peu.
Jamais, au temps des « ballons rouges »
qu'utilisaient les cyclistes, non pour voir mais pour se faire voir, et qui coûtaient
deux sous, bougie comprise, on n'eût imaginé ce que peut être le spectacle
infernal que présente une banlieue de grande ville à la sortie des bureaux,
magasins et usines, par un soir de crachin, la nuit tombée, en plein hiver. On
a beau dire qu'on « s'habitue à tout », c'est infernal, c'est
hallucinant.
Et, pourtant, le bilan des accidents est relativement
faible. J'imagine que l'accoutumance modifie l'organe et que la structure de
l'œil a dû se transformer depuis le temps des ballons vénitiens. Mais tout de
même ...
Si, parfois, « poser le problème c'est le résoudre »,
dans le cas présent, poser le problème de la circulation nocturne, c'est
démontrer l'impossibilité de sa solution.
Qu'est-ce, surtout par temps de pluie, sur pavés mouillés ou
routes noires (et nos merveilleuses routes modernes sont noires), que des
phares d'auto qui n'éblouissent pas ? Ce sont des phares qui
éclairent tellement peu que l'automobiliste n'y voit lui-même rien. Ce sont de
simples feux de position parés du nom de phares. Et voulez-vous me dire ce que
c'est qu'une magnéto de vélo ou cyclomoteur qui fournit un bon éclairage ?
C'est une magnéto en train de griller une ampoule. Et, de ce fait seul, le
petit « phare » du cycliste éblouit.
Dans le cas exceptionnel où le phare du cycliste est bien
centré, l'ampoule exactement au foyer parabolique, le réflecteur
scientifiquement établi et parfaitement monté, le cycliste y voit assez clair
sur route pas trop noire et par temps sec. Il peut alors s'offrir le plaisir
d'une « nocticyclade » et chanter un hymne à l'astre sélénien, si
celui-ci lui vient en aide, car, en somme, aucun « clair » de magnéto
ne vaut un clair de pleine lune, mais le cas est assez exceptionnel, et même la
lune pleine joue peu par temps de pluie et ne tempère pas du tout
l'éblouissement des phares d'auto. La déambulation nocturne n'est donc, en
mettant tout au mieux, « enivrante » que sur route déserte.
Bref, la seule solution au problème de la circulation
nocturne, là où elle est particulièrement intense, je ne la vois que dans
l'éclairage non des véhicules, mais des routes elles-mêmes ; et nous en
sommes extrêmement loin ! On parle toujours de l'électrification, mais on
entend par là celle des maisons et non des voies de communication. Imaginez une
banlieue très étendue et très fréquentée éclairée comme une avenue de grande
ville. Tout phare, même en veilleuse, deviendrait inutile. Des feux de position
suffiraient.
Dans le centre de Bordeaux, par exemple, c'est par seule
crainte des contraventions (crainte ... je veux dire : certitude) que
je me donne la peine d'embrayer ma magnéto. Sans le moindre éclairage, tout le
monde me verrait et je verrais tout le monde.
Mais quoi ! éclairer les routes les plus fréquentées de
France comme l'avenue de l'Opéra ! On va me répondre que je vois trop
grand, ou que je suis fou.
N'eût-on pas dit la même chose à celui qui eût annoncé à un
petit boutiquier d'il y a cinquante ans, qui s'éclairait au pétrole, qu'il
réaliserait la lumière du jour en pleine nuit, chez lui, par l'éclairage au
néon ?
En attendant, en espérant un commencement de solution au
supplice de la circulation nocturne dans les faubourgs surpeuplés et que
traversent des bolides aveuglants, oublions nos maux en nous rappelant que
pendant deux guerres, qui durèrent à elles deux près de dix ans, nous dûmes
errer à tâtons dans les ténèbres absolues, n'ayant pour nous éclairer que des
lampes de poche dont il était à peine permis de faire usage !
Henry DE LA TOMBELLE.
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