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4.000 kilomètres à bicyclette

à travers l'Espagne et l'Afrique du Nord

Certains vont proclamant qu'un long voyage à bicyclette est affaire des as du Tour de France : pour vous convaincre du contraire, laissez-moi vous conter le périple entrepris l'an dernier en compagnie d'un camarade.

Je tiens tout d'abord à préciser que notre randonnée ne constitue en rien un exploit remarquable : s'il est fatigant de rouler toute une journée sous un soleil de plomb, il n'en est pas moins vrai qu'avec un peu d'entraînement et un esprit aventureux tout jeune sportif en bonne santé est capable de nous imiter.

Les deux protagonistes : mon ami Xavier Saintive, vingt-six ans, professeur d'anglais, et votre serviteur, vingt-neuf ans, commerçant, tous deux de Bruay-en-Artois. Nous nous sommes connus il y a trois ans, Xavier rentrant d'une randonnée de 2.000 kilomètres en Bretagne et le val de Loire. En Juillet 1950, nous avons visité ensemble l'Angleterre et, l'Écosse, en un mois, par Londres, Lincoln, Newcastle, Édimbourg, Glasgow, le Canal Calédonien, Inverness, retour par Perth, Manchester, Londres et Douvres. Sitôt rentré, Xavier repart seul pour Venise, par la Suisse et la vallée du Pô, ajoutant 2.000 nouveaux kilomètres aux 2.000 que nous venions de parcourir ensemble.

Avec l'hiver, chacun reprend ses occupations habituelles. Mais nos passeports, valables encore pour 1951, vont nous servir pour le nouveau voyage projeté en Espagne, l'Afrique du Nord, voire l'Italie, dont nous entreprenons ensemble les préparatifs.

Le 18 juillet, vêtus d'un short, d'un blouson et d'un maillot, nous tentons la grande aventure. En poche, 40.000 francs chacun. Nos bicyclettes, des routières, avec sacoches pour le matériel : un peu de linge, une culotte longue (elle nous servira en Espagne), une couverture, un couvert, un réchaud à alcool ; environ 4 kilogrammes chacun. Ni tente, ni sac de couchage, ni matelas pneumatique. À la fin de notre trajet quotidien (100 kilomètres environ), nous demanderons l'hospitalité aux cultivateurs. Certains, méfiants au premier abord, nous feront remettre nos papiers, mais partout nous serons, en somme, bien accueillis. Pour la nourriture, nous achèterons sur place pain, lait, œufs, pâtes ; le menu ne varie guère, sans doute, mais il a l'avantage d'être substantiel.

Traversée de la France sans histoire : Paris, Moulins, Clermont-Ferrand, les admirables gorges du Tarn, Millau, Béziers, Perpignan, Cerbère reçurent successivement notre visite en onze jours ; maintenant, l'Espagne s'ouvrait devant nous, inconnue, et nous dormirons désormais à la belle étoile jusqu'à Alger, tellement il fait beau !

Au poste douanier français, pas d'histoire : le temps d'apposer un cachet sur nos passeports ; mais, à la douane espagnole, il fallut changer notre argent, verser une caution de 700 pesetas (6.300 francs) par bicyclette et enrichir nos passeports de quelques cachets de plus ! ...

Ce qui frappe au premier abord, dès l'entrée en Espagne, c'est la pauvreté : routes dans un état déplorable, vrais chemins de terre le plus souvent ; parfois, cependant, des tronçons parfaits, larges, bordés de fleurs, comme à la sortie de Barcelone ; mais, quelques kilomètres plus loin, on retombe sans transition sur les chemins poussiéreux et pleins d'ornières. La circulation, heureusement, est peu importante : peu ou pas de voitures, étrangères pour la plupart (belges et françaises). Les ponts sont à peu près inexistants : les torrents se franchissent à gué, ou à sec. En cas d'orage, la circulation est momentanément suspendue.

La charrette, en Espagne, remplace l'automobile sur la route ; charrettes d'un genre un peu particulier, numérotées avec le nom de la ville d'origine, portant des voyageurs allongés, à demi assoupis, tirées par des chevaux qui vont un peu à leur guise. Même dans une ville comme Barcelone, il y a autant, sinon plus, de charrettes que d'autos. Plus dans le Sud, la charrette elle-même fait place au bourricot, qui va, portant de lourds paniers, coiffé de son curieux bonnet de paille.

La chaleur est accablante, et nous dépensons pas mal d'argent pour étancher notre soif ; ce n'était cependant rien à côté de ce qui nous attendait en Afrique du Nord !

Ce qui nous surprit sous cette canicule, c'est la rigueur de la tenue vestimentaire ; partout, même en ville, on nous montre du doigt : nous sommes en short ! Notre arrivée, le soir, dans un petit village, cause une effervescence incroyable. Tous les habitants veulent nous voir, certains nous suivent. Beaucoup rient de nos jambes nues ; les pudibonds nous jettent des regards indignés ! Sur les plages, les femmes se baignent vêtues d'un maillot et d'une jupe tombant à mi-mollets ; les hommes sont également très « 1900 ». L'effet est vraiment drôle — pour nous, s'entend.

À Palma de Majorque, ce fut le comble ! Un carabinier — il y en a toujours un ou deux, en armes, sur chaque plage — vint nous prier de mettre un pantalon ; c'était obligatoire. Une autre fois, longeant, en tenue de bain, l'avenue qui borde la plage de Soller à Majorque, un agent vint nous faire observer que notre tenue ne pouvait se tolérer que sur la plage (à 2 mètres de là). Que doivent penser les Espagnols qui viennent en France !

Nous traversons donc l'Espagne du nord au sud. Barcelone aux imposantes arènes, Tarragone, Castillon, Valence, une des plus belles villes d'Espagne ; nous rencontrons beaucoup de Français en voiture, mais aucun à bicyclette. À Valence, embarquement pour Palma de Majorque, dans les îles Baléares, sur bateau espagnol ; 360 francs la traversée d'une nuit en 4classe. Nous restons huit jours à Majorque et en profitons pour visiter l'île, qui nous enchante avec ses routes en corniche bordant la mer. Nous avons l'occasion d'apprécier les sentiments d'amitié que nous vouent les Espagnols : un soir, fatigués, nous nous présentons dans une ferme pour demander l'hospitalité : un coin de grange ou de hangar. Mais l'enfant de la maison intervient et insiste très gentiment pour nous offrir son matelas pendant qu'il s'étend lui-même sur le sol !

Nous eûmes des heures pittoresques et agréables : telle soirée où le temps pluvieux nous fit chercher refuge dans une posada, auberge de passage pour ouvriers : les consommateurs chantaient, accompagnés de la guitare et du tambourin, scandaient le chant d'un claquement du talon, se contorsionnaient avec des jeux de mains au rythme vivant de la musique. Une carafe à long col, pleine de vin, circulait, et chacun se rafraîchissait en faisant couler directement un filet dans sa gorge. Une autre fois, séance de danses typiquement espagnoles : danseurs et danseuses de cinq à vingt ans, vêtus du costume régional et se lançant à perdre baleine dans des évolutions harmonieuses au rythme des castagnettes, des guitares, des banjos et des violons, accompagnés de chœurs à quatre voix ...

De Majorque, nous réembarquons pour Alicante, sur le continent, et continuons notre aventure vers Carthagène, où nous rencontrons un agent de police espagnol ayant vécu quinze ans à Lyon ; puis Almeria, port militaire à hauteur de Malaga. La ville est en fête pour quinze jours, et toutes les rues sont illuminées, le soir, par des milliers de petites lampes assemblées en étoiles ; il y a bal partout sous les arbres. On a l'impression, en Espagne, que villes et villages ne commencent à vivre quelle soir, quand vient un peu de fraîcheur ; alors, chacun est devant sa porte sur la chaise à bascule ; les femmes tricotent ou font de la dentelle ; les hommes discutent devant un verre de vin (du bon malaga à 45 francs le litre !).

Nous décidons d'arrêter notre tournée en Espagne à Almeria et de remettre notre visite à Malaga, Cadix, Séville et Grenade ; il fait vraiment trop chaud, le thermomètre marque 40 à 50° à midi. Nous embarquons donc ici pour Melilla (Maroc espagnol). Embarquement mouvementé, dans une cohue effarante ; beaucoup plus de voyageurs que de places disponibles. Allons-nous rester sur le quai ? Non, un jeune Espagnol, ayant vécu en France, alerte un carabinier, qui nous fraie un passage. Il était temps ! Le bateau lève l'ancre aussitôt, laissant à terre soixante à quatre-vingts passagers.

De Melilla, nous nous dirigeons vers le Maroc français ; impossible, à la douane, de récupérer la caution versée pour nos bicyclettes. Le consul de France est saisi de notre requête et s'emploie à nous faire obtenir satisfaction. Puis nous fonçons sur Oujda.

Sur la route, une couleuvre, quelques chameaux, des tentes de nomades ; une terre aride à perte de vue ; l'Afrique brûlée par le soleil s'offre à nos yeux. Nous mettrons dix jours pour effectuer le parcours de 1.000 kilomètres qui nous sépare d'Alger, par Moulouya, Oujda, Tlemcen, Oran, Mostaganem et Cherchell. Au cours de cette longue randonnée, nous avons l'occasion d'entrer en contact avec des gens de toutes conditions, colons et Algériens, et d'étudier un peu les mœurs des indigènes et des Arabes : femmes voilées, tatouées au front et aux chevilles ; hommes drapés dans leur burnous ; le baise-main en se saluant, les ablutions avant la prière, musulmans prosternés, la face contre la terre, tournés vers La Mecque ...

Suivant la route en corniche le long de la côte marocaine et algérienne, nous visitons Berkane, Martimprey. Quel contraste entre le Maroc espagnol désolé et le Maroc français, en pleine exploitation, riche et florissant. Voici Oujda et ses mines de manganèse ; Marina, la ville la plus chaude que nous ayons traversée ; puis Tlemcen, plus fraîche, parce que sur une hauteur, d'où 30 kilomètres de descente nous conduisent à Pont-à-1'Isser. Enfin Temouchent et Oran, que nous visitons ; sur des dizaines de kilomètres, à perte de vue, des deux côtés de la route, d'immenses vignobles.

Nous traversons Mostaganem un jour de marché, tout grouillant d'Arabes bruyants, multicolores. El Marsa, Tenès, Francis-Garnier, Dupleix, Villebourg, enfin Cherchell et ses antiquités romaines jalonnent notre route. Nous roulons toujours parmi les vignobles jusqu'à Desaix et Castiglione. Voici enfin Alger la Blanche, que nous avions tant rêvé de voir un jour ! ...

Pour tout voyageur, la Casbah — le quartier indigène — est à visiter. « Quittez la Casbah avant la nuit, car après ... on ne sait jamais », nous avait dit un ami. Point n'était besoin de nous donner ce conseil : ces ruelles sombres et étroites, ces gosses innombrables à nos trousses, cette odeur acre, cette masse grouillante d'indigènes, tout nous fit hâter notre visite et sortir rapidement.

Le 30 août, nous embarquons sur la Ville-d'Oran, à destination de Marseille. Et c'est la remontée à travers la France par la vallée du Rhône et de la Saône, puis la Marne, et enfin le Pas-de-Calais, fin d'une dernière étape de 1.000 kilomètres, qui nous avait promenés au barrage de Donzère-Mondragon, à Salon la belle, à Montélimar et ses fabriques de nougats ; puis Vienne, son théâtre antique, sa pyramide, son temple. Nous devions rencontrer dans cette ville un jeune Hollandais qui, parti pour faire à bicyclette le tour de la France, s'en revenait tristement, ruiné par un accident mécanique, n'ayant plus que 10 francs en poche !

Coup d'œil rapide sur Lyon, du haut de Fourvière, visite des caves à Beaune, de la cathédrale de Reims, au cours de ce retour rapide par Dijon, Langres, Chaumont, Saint-Dizier, Vitry-le-François et Châlons-sur-Marne. Ultime étape et rentrée au bercail, où nous attendent les journalistes. À Oujda, nous avions été interviewés par l'Agence France-Presse, et tout le pays était au courant de notre randonnée !

Que dire de plus de notre voyage ? Nous n'avions dépensé que 25.000 francs chacun, évitant, tout au long du voyage, friandises, cigarettes et cinéma, ne couchant jamais à l'hôtel — sauf à Alger, — effectuant nos traversées en 4e classe, sur le pont, faisant nous-mêmes notre cuisine, très simple et peu variée. Comme « incidents mécaniques », un éclatement, pour mon compagnon, aux îles Baléares, et, moi-même, une crevaison à Arras, au retour, au bout des 4.000 kilomètres.

Qu'attendez-vous, jeunes lecteurs, pour voir du pays ?

René LARDI et Xavier SAINTIVE.

Le Chasseur Français N°668 Octobre 1952 Page 604