On appelle vulgairement ce crustacé décapode qu'est le
pagure :« bernard-l'ermite » (1). N'est-il point solitaire dans
sa coquille comme dans un ermitage ?
Et pourtant il n'est jamais seul dans sa maison de nacre.
S'il en est le locataire principal, il n'en est pas l'unique ; et, bien
pis, il sert lui-même de domicile à toutes sortes d'êtres.
Quand on le voit rouler sa bosse au fond de l'eau, on ne se
doute pas que l'on voit se promener là bien plus d'un animal : toute une
nichée de parasites.
Les plus visibles des hôtes que véhiculent les bernards-l'ermite,
ce sont des anémones : ne les portent-ils pas sur le dos, bien charnues
et, souvent, bien épanouies ?
Sans doute, parmi ceux que l'on prend au long des côtes, on
n'en voit guère dont la maison soit ornée de ces vivantes fleurs. C'est que la
place est trop petite pour leur servir de jardin. Mais, parmi ceux que l'on
pêche en profondeur, beaucoup, surtout en certains quartiers, baladent ainsi
des anémones, parfois de grosses anémones, parfois tout un bouquet.
Les actinies (c'est le nom scientifique des anémones)
peuvent ramper sur la sole de leur base charnue et ne s'en font pas faute quand
elles habitent les rochers. Mais, lorsqu'elles se sont fixées sur une coquille
de pagure, elles n'en bougent plus : les promenades de leur hôte suffisent
à leur donner du mouvement et à leur valoir l'occasion de rencontrer des
proies.
Ce sont des espèces bien particulières qui se font ainsi
véhiculer. Et ce n'est pas à n'importe quelle espèce de pagure qu'elles accordent
l'honneur d'être choisi. De telles unions sont de deux sortes, les unes assez
libres, les autres à la vie à la mort.
Ainsi, Sagastia parasitica, grosse actinie à la
colonne bien formée et souvent haute, ponctuée suivant des lignes verticales de
brun, de brun rouge, de mauve sur fond plus clair, à la belle couronne d'un
blanc transparent, n'est pas absolument liée à un bernard. On en rencontre en
effet d'isolées, mais rarement, sur des rochers ou bien sur des coquilles
vides. D'autre part, elle peut vivre avec plusieurs espèces de pagures dont
chacune peut fort bien vivre sans elle.
Néanmoins, son existence normale est parasitaire : n'en
trouve-t-on pas jusqu'à sept ou huit sujets sur les mêmes coquilles de buccins
ou de cassidaires ? Et, si l'on arrache le bernard de sa coquille, ne se
détache-t-elle pas spontanément au bout de quelques heures ?
Quant aux pagures, loin de subir avec mauvaise volonté ces
fardeaux qui les alourdissent et qui ralentissent leur allure, ils invitent au
contraire les anémones à les chevaucher lorsqu'ils en rencontrent, les incitant
à se détacher de la pierre, puis les prenant entre leurs pinces pour se les
poser sur le dos.
Et, lorsqu'ils changent de maison, c'est fort laborieusement
(le fait a été souvent observé en aquarium) qu'ils transplantent leurs
anémones, lesquelles se prêtent fort bien à la manœuvre et peuvent même y
participer. Bien mieux, on a vu les bernards les plus forts et les plus adroits
voler aux plus faibles leurs anémones !
Pourquoi cet instinct de réciproque attirance chez des
animaux si dissemblables ? Pourquoi cette singulière association ? On
n'a jamais su donner à ces questions de réponses satisfaisantes.
Il est évident que le pagure est protégé de ses ennemis par
l'épouvantail que représente pour eux l'anémone, aux contacts vénéneux. (Ce qui
le prouve, c'est l'habitude absolument extraordinaire de certain crabe de
l'océan Indien qui brandit dans une de ses pinces une certaine actinie pour
s'en servir comme arme empoisonnée.) Il est probable que, de son côté,
l'anémone ainsi véhiculée capture davantage de proies avec ses tentacules
qu'elle ne pourrait en attraper si elle demeurait sur un rocher. Mais rien,
dans ces faits, ne semble rendre leur union nécessaire.
Il n'y a même pas de pacte d'amitié entre les deux
partenaires, comme l'ont démontré des expériences du Dr Oxner,
alors sous-directeur du Musée de Monaco. Celui-ci donnait à manger une moitié
de sardine à chacune des anémones portées par un bernard. Le morceau étant trop
gros pour être avalé d'un coup, un bout de poisson demeurait hors de la bouche.
Le pagure était bien vite averti par son odorat du festin qui se faisait sur
son toit ; et il en voulait sa part. Il sortait à mi-corps de sa coquille,
se tordait, se contorsionnait en des efforts comiques pour atteindre la
sardine. Parfois il y réussissait et volait le morceau ; s'il n'y
parvenait pas, c'étaient les autres pagures du bac qui venaient profiter de
l'aubaine.
Voilà pour l'union libre, laquelle ne va pas, on le voit,
sans orages.
Quant au mariage, il se noue entre espèces bien
particulières qui ne peuvent vivre qu'ensemble.
Mais c'est toute une autre histoire.
Pierre DE LATIL.
(1) Voir Le Chasseur Français de juillet et août 1952.
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