Accueil  > Années 1952  > N°668 Octobre 1952  > Page 634 Tous droits réservés

Quand la lumière fut …

UAND, à notre époque, nous nous promenons la nuit dans une grande ville, où les monuments eux-mêmes, éclairés en tous sens par des projecteurs, sont à eux seuls des sources de vive lumière, nous oublions de nous rappeler qu'il y a très peu de temps, moins de deux siècles, l'obscurité était presque totale jusque dans les rues de Paris et que, quelques générations encore plus tôt, elle était absolue.

Ne parlons donc, à ce point de vue, ni de l'antiquité, ni du moyen âge. Sous Louis XI, il y avait bien, par-ci par-là, une lanterne de métal, pourvue d'une lame de corne derrière laquelle grésillait une chandelle, appendue à la porte de quelques couvents. Mais c'était tout. On se fût bien gardé d'en accrocher aux murs des coins de rues, car les « mauvais garçons » se seraient hâtés de les faire disparaître. Et, si, par ordre du roi, les bourgeois avaient reçu commandement « de faire le guet dessus leurs murailles et mettre flambeaux ardents aux fenêtres des maisons », jamais la loi ne fut observée. Les seules sources de clarté étaient aux mains du guet, qui faisait ses tournées sous la lueur d'un flambeau, dans un grand bruit de pas et de ferrailles, afin sans doute d'avertir les gens mal intentionnés et leur laisser le temps de se mettre à l'abri.

Deux cents ans plus tard encore, la situation était à peu de chose près la même. Les contemporains sont là-dessus d'accord.

« Le bois le plus funeste et le mieux fréquenté
Est, au prix de Paris, un lieu de sûreté. »

affirme Boileau dans sa Sixième Satire. Et le bon La Fontaine, assailli à la tombée du soir par des voleurs qui lui prennent son manteau, ne peut que leur faire observer : « Messieurs, vous ouvrez de bonne heure ! » Aussi, pourquoi s'attardait-il ? N'existait-il pas une ordonnance de police enjoignant aux directeurs de spectacles publics de terminer leurs représentations à quatre heures « de crainte que les bourgeois ne fussent dévalisés à la sortie » ?

Des améliorations s'imposaient et, dès les débuts de son règne, Louis XIV les encouragea. Elles n'étaient pas cependant souhaitées par tous. Nous ne voulons pas dire par les détrousseurs de bourses, mais aussi par les honnêtes gens. N'est-ce point l'abbé Terrasson, de l'Académie française, professeur au Collège de France, qui fait dater la décadence de la littérature des premiers essais d'éclairage nocturne ? Car, disait-il, avant cette époque, chacun rentrait de bonne heure, de peur d'être assassiné. Et c'était tout profit pour l'étude !

Cependant, la Ville-Lumière ne méritait pas encore son nom, du moins après le coucher du soleil. Vers l'année 1662, un certain abbé Laudati avait obtenu des lettres patentes qui lui accordaient le privilège d'organiser une compagnie de porte-flambeaux qui, moyennant rétribution bien entendu, était à la disposition des personnes ayant affaire dehors après le couvre-feu. Comme la distance et la durée de l'accompagnement étaient naturellement très variables, on peut compter de ce temps la première ébauche du « taxi ». En effet, le flambeau, d'abord chandelle, était divisé en dix portions, et l'on payait cinq sous pour chaque portion consumée. Mais, bientôt, l'« appareil », si on peut le nommer ainsi, fut truqué et le suif se mit à fondre comme neige au soleil avant qu'on ait fait cinquante pas. Une nouvelle ordonnance décida que les flambeaux seraient « de bonne cire jaune, achetés chez les épiciers de la ville et marqués des armes de la ville ». En outre, les porte-lanternes étaient distribués par stations, éloignées chacune de cent toises, et l'on payait un sou d'une porte à l'autre, ou trois sous au quart d'heure.

En carrosse, c'était cinq sous.

L'impulsion était donnée et, sur cette question, l'année 1667 est une date historique, car c'est de cet hiver-là que les rues commencèrent à être régulièrement et officiellement éclairées par des lanternes, placées au milieu et aux extrémités de chaque rue, place ou carrefour, et garnies « de chandelles de suif de quatre à la livre », dont l'entretien et le service furent confiés aux gens du quartier.

Immédiatement, la fraude et le « système D » se donnent libre cours. Le préposé doit, en principe, surveiller l'appareil tant que la flamme brûle. Mais il trouve vite le moyen de réduire cette durée, tout en faisant, à son profit, des économies de bouts de chandelles. À cet effet, il creuse un trou à mi-hauteur de celle-ci, y verse de l'eau, rebouche. Quand la colonne de suif, en fondant, arrive à ce niveau, la mèche s'y mouille, s'éteint. Plus n'est besoin de se lever pour la souffler. Et le morceau qui reste est bénéfice net !

Malgré cette mauvaise volonté, le résultat dépasse toutes les espérances. Imaginez l'éclat que devait avoir la rue Saint-Martin, par exemple, éclairée à chacun de ses bouts par une chandelle, plus une au milieu, et partagez alors le délirant enthousiasme d'un voyageur italien qui, contemplant en l'an de grâce 1700 cet éblouissant spectacle, s'écrie :

« L'invention d'éclairer Paris pendant la nuit par une infinité de lumières mérite que les peuples les plus éloignés viennent le voir ... Ces lumières, suspendues en l'air, sont dans un ordre admirable et éclairent toute la nuit. Ce spectacle est si beau et si bien entendu qu'Archimède lui-même, s'il vivait encore, ne pourrait rien ajouter de plus agréable et de plus utile ! »

Partageant cette admiration de l'étranger, les bourgeois de Paris eux-mêmes ne peuvent se blaser de l'éprouver, et, pendant des mois, chaque soir, dès qu'ils entendent la cloche du veilleur en donner le signal, accourent en foule au coin des rues pour voir hisser à sa potence la flamme vacillante et fumeuse ! ... Ou, plutôt, « ces limpides lumières, qui rendent les âmes si fières ! », comme rimera avec lyrisme un poète du temps.

Pendant un siècle encore, le progrès ne sera que lent dans cet ordre de choses. On multiplie bien des réverbères, jusqu'à ce qu'ils arrivent, dans les grandes artères, à être rapprochés les uns des autres de six toises (seize à dix-sept pas), on remplace bien la chandelle de suif par une mèche trempant dans l'huile et dont l'effet éclairant est doublé par un réflecteur. On accomplit même un grand pas en avant avec la « lampe à double courant d'air » d'Argand ou le quinquet ... de Quinquet. Mais, pour réaliser une révolution dans l'art de l'éclairage, il faut attendre la Révolution.

C'est en effet à ce moment qu'un jeune ingénieur des Ponts et Chaussées, fils d'un ancien officier de Louis XV, Philippe Lebon, imagine d'utiliser pour l'éclairage et le chauffage les gaz provenant de la calcination en vase clos de certains corps, comme la houille ou le bois. Après de longues et difficiles recherches, où il est peu encouragé par ceux qui pourraient l'aider, il installe à ses frais, dans l'hôtel d'un « ci-devant », un thermolampe qui « distribue la lumière et la chaleur », et il en décrit lui-même les merveilleux effets. « Ce principe aériforme, dit-il, est dépouillé de ces vapeurs humides, si nuisibles et désagréables aux organes de la vue et de l'odorat ... Purifié jusqu'à la transparence parfaite, il voyage dans l'état d'air froid et se laisse diriger par les tuyaux les plus petits et les plus frêles ; des cheminées d'un pouce carré, des tuyaux même de taffetas gommé, rempliraient parfaitement cet objet ... Partout le gaz inflammable est prêt à répandre immédiatement la chaleur et la lumière, les plus vives ou les plus douces, simultanément ou séparément ... Le jour, la nuit, vous pouvez avoir du feu dans votre chambre sans qu'aucun domestique soit obligé d'y entrer pour l'entretenir ou surveiller ses effets dangereux ... La flamme, douce et pure, se laisse modeler et prend la figure de palmettes, de fleurs, de festons. Toute position lui est bonne. Elle peut descendre d'un plafond sous forme d'un calice de fleurs et répandre au-dessus de nos têtes une lumière qui n'est masquée par aucun support ... »

Après quoi, pour que le public soit juge, Lebon lui ouvre sa maison, une fois par décade, moyennant un droit d'entrée fixé à 3 francs, ou 9 francs pour un abonnement.

On vint, et même on vint en foule. Malheureusement le thermolampe, comme tout appareil à ses débuts, était encore bien imparfait et le « principe aériforme » répandait une odeur abominable, sans parler d'une foule d'autres incommodités qui découragèrent bientôt les abonnés les plus fervents. Lebon se remit courageusement au travail pour corriger ces défauts et y dépensa toute sa fortune. Selon la règle quand il s'agit d'invention, la malchance s'acharna sur lui. Installé près du Havre, il vit le toit de sa maison emporté par une tempête accompagnée de foudre, puis le feu anéantir son usine, puis l'argent qu'il attendait comme un suprême secours perdu en route par ses enfants ! Cependant, il luttait toujours et son invention l'avait rendu presque célèbre. On lui avait fait à l'étranger des offres magnifiques, qu'il avait refusées par patriotisme. Entre temps, l'Empire avait succédé à la République, et le nom de Lebon n'était pas ignoré de Napoléon. Il fut invité au Sacre, le 2 décembre 1804. Après la cérémonie à Notre-Dame, il se sépara du corps des ingénieurs des Ponts et Chaussées, au milieu desquels il avait figuré. Le soir, il s'en alla par les Champs-Elysées, vaste espace désert qui n'était même pas éclairé par les lanternes à chandelle du temps de Louis XIV. On l'y retrouva le lendemain matin, percé de treize coups de couteau.

Pourtant, l'impulsion était donnée. Au gaz de bois succédait le gaz de houille. C'est l'Angleterre maintenant qui tenait la tête de la nouvelle industrie, obstinément selon sa manière, et sans tenir compte des séries d'asphyxies, d'explosions, d'accidents de toutes sortes qui accompagnaient les essais du gas-light. Un des plus ardents champions du système, Winsor, réussit à l'introduire en France et, destinée singulière, c'est la façade du Théâtre de l'Odéon qui se vit la première illuminée. L'expérience n'alla pas plus loin. Tout le quartier du Luxembourg s'insurgea, refusant de périr tout entier dans l'éruption d'on ne sait quel volcan formidable. L'Odéon dut éteindre sa rampe et l'autorisation demandée par d'autres théâtres leur fut refusée. Seul un misérable petit cabaret, près de l'Hôtel de Ville, passa outre, se fit composer une grande enseigne lumineuse : Café du Gaz hydrogène, et connut alors un succès de curiosité, où se mêlait une sorte de bravade, comme si les consommateurs, en trinquant, se fussent attendus à sauter en morceaux dans l'espace. Pourtant rien n'arriva. Des audacieux s'enhardirent. Les savants s'en mêlèrent. De timides entreprises s'amorcèrent ...

Alors, tous les marchands d'huile, de suif, de cire, etc., prirent peur et déchaînèrent la grande presse, et, bien entendu, à sa suite le grand public, contre le nouveau venu.

Si curieuses que soient les phases de cette lutte, si extravagants les arguments « scientifiques » que les champions de la chandelle et de la mèche de coton firent valoir, nous ne pouvons suivre ici les péripéties d'un drame qui dura de longues années. Mais le dénouement était fatal ... Le soir du 1er janvier 1819, quatre lanternes à gaz s'allumèrent au milieu des réverbères à huile de la place du Carrousel. Le lendemain, il y en eut douze le long de la rue de Rivoli. Puis on en vit dans la rue de la Paix, sur la place Vendôme, dans les Galeries du Palais-Royal ; L'éclairage au gaz était lancé, et nous n'aurions plus à le suivre, s'il n'était plaisant de rappeler qu'une fois son essor assuré les mêmes personnes qui avaient jeté l'anathème contre l'invention diabolique voulurent reprendre leur place en tête de la mode et être les premières à avoir « le gaz chez soi ». Mais les canalisations étaient longues et coûteuses à établir et l'on était pressé. Une mondaine qui venait en soirée chez sa meilleure amie et s'y voyait sous l'éclat de l'horrible n bec papillon » ne pâlissait pas seulement sous l'effet de sa lueur blafarde, mais aussi d'une dévorante jalousie. Comment faire ? Comment attendre ? D'ingénieux industriels imaginèrent alors de vendre le gaz en bouteilles, comme on le fait aujourd'hui. Mais ces bouteilles n'offraient aucune sécurité, fuyaient de partout, arrivaient à demi vidées, emplissaient aussitôt l'appartement de leurs odeurs méphitiques et risquaient à chaque instant, réellement cette fois, de provoquer des catastrophes ... Mais qu'est-ce que cela pouvait faire ? On avait le gaz !

Il va sans dire que l'électricité devait connaître les mêmes enthousiasmes, les mêmes dénigrements, les mêmes espoirs utopiques, les mêmes critiques à prétentions savantes, soutenues par des arguments ahurissants. Pendant longtemps, on ne connut que l'aveuglante lampe à arc, mise en action par la pile voltaïque, et qui n'était qu'une curieuse expérience de laboratoire. Mais déjà, telle qu'elle était, elle suffisait aux fanatiques, qui annonçaient l'éclairage de Paris « par un phare unique, dressé sur la colline de Montmartre et baignant toute la ville de sa lumière, aussi blanche et aussi pure que celle du soleil », pendant que d'autres, qui étaient pourtant des apôtres de la science et des croyants du progrès, renonçaient à toute expérience et en faisaient tristement l'aveu.

« Pour pouvoir, dit l'un d'eux, appliquer la lumière électrique à l'éclairage privé, il faudrait parvenir à diminuer son intensité excessive et la réduire à ne fournir que le volume de lumière que donnent les appareils dont nous faisons habituellement usage ; il faudrait pouvoir diviser en fractions plus petites, pouvoir partager en mille petits flambeaux l'ardent foyer lumineux que produit la lampe électrique. Or ce résultat est impossible à réaliser. Pour donner naissance avec la pile électrique à un arc lumineux d'un effet convenable, il faut employer une pile formée au moins de cinquante éléments ... Avec quarante éléments, la lumière est beaucoup moindre ; à trente, elle est plus faible encore ; à vingt, aucun effet lumineux n'apparaît plus ... Le problème de la division de la lumière en un certain nombre de petits flambeaux est donc resté insoluble ... »

Arrêtons là ces exemples. Ils doivent nous servir de leçon. En matière de découvertes, la négation est toujours prématurée. Sans doute aussi, les choses ne vont jamais comme les voient venir les rêveurs et les illuminés. À peu près dans les mêmes temps où un savant, un vrai savant, écrivait les lignes désabusées qu'on vient de lire, Jules Verne, lui, fabriquait dans le monde des songes un navire sous-marin qui s'éclairait, se chauffait et combattait avec ce même système de piles, « supposé » perfectionné par un génial inventeur.

L'explication, très vague, que nous donne l'auteur de ce perfectionnement nous fait aujourd'hui sourire par sa puérilité. Mais cela n'empêche pas qu'à l'électricité ou autrement des flottes sous-marines, à présent, fonctionnent, bien plus puissantes et bien plus ingénieuses que n'importe quel Nautilus.

L. MARCELUN.

Le Chasseur Français N°668 Octobre 1952 Page 634