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J'ai revu le Gaye

Quand j'écrivais, il y a un an, Pèlerinage, inspiré par une visite faite, au 15 août, en ces lieux marécageux où j'avais, vingt ans durant, promené mon fusil et mes bottes derrière mon chien, je ne pensais pas pouvoir y revivre, une fois encore, les belles heures d'autrefois. J'ai eu, pourtant, cette année, cette joie qui m'a ramené, il y a quelques jours à peine, à ces années, hélas ! révolues, où j'avais pu, tout à loisir et selon ma fantaisie, chasser à mon gré canards, poules d'eau, râles et bécassines, hôtes accoutumés de ces lieux qui me virent si souvent en action. Pendant quelques jours, au cours d'un bref séjour dans la campagne fraîche et riante de la petite bourgade bassoise, j'ai pu revivre, fusil en mains, ces belles heures d'antan et éparpiller ma grenaille à travers les taillis de « vorgines », de joncs et de typhas qui croissent librement dans ce vieux lit du fleuve dont les noms chantent encore en ma mémoire. « Le Gaye, la France, la Garenne » m'ont revu passer, chaussé de mes cuissardes, comme un revenant sur lequel ils ne comptaient plus.

L'ouverture avait lieu dimanche, 31 août, et c'est à quelques jours de distance seulement que j'écris ces lignes. La veille, un orage se déchaîna, et, tout l'après-midi, ondées sur ondées se succédèrent sans interruption, annonçant, pour le grand jour du lendemain, une triste journée. De fait, lorsque, vers six heures du matin (l'heure légale du premier coup de feu autorisé étant fixée à sept heures), je me dirigeai vers les lieux de chasse, le temps était encore noir et menaçant. Les montagnes voisines étaient à demi perdues dans d'épais nuages cotonneux ; terres et prés regorgeaient d'eau, et buissons et taillis étaient encore surchargés de toute la pluie de la veille. On allait se tremper, à passer là dedans ; mais un ciré pourrait, tout de même, me garantir un peu, et je l'avais glissé dans la grande poche de ma veste de chasse. Et puis, à cette saison, une douche n'est pas mortelle. Seuls, fusil et cartouches risquent d'en souffrir. Ce qui, entre nous soit dit, n'a rien d'agréable, car l'un risque la rouille et les munitions un malencontreux gonflement qui les empêche d'entrer normalement dans les canons. Ah ! ces cartouches gonflées, lorsque, pressé, vous voulez vous hâter de recharger ! On pousse, on pousse ; puis, en désespoir de cause, on veut les retirer pour en mettre une autre, mais rien ne vient. Et on est là, à trépigner, à pester et à vouer à tous les diables la pluie qui continue, imperturbablement, à vous tremper, tandis que le gibier part devant vos pieds ou vous nargue en traversant l'eau à la nage.

Je descendais le petit bras à demi sec de la Loire, lorsque quelques courlis s'envolèrent de la gravière proche. Hors de portée, bien sûr, selon leur noble habitude. Mais, pour ce que ça vaut, le mal n'était pas grand, et je ne m'en inquiétai guère. Des ramiers commençaient à quitter les pins, et quelques-uns allèrent garnir les branches mortes et dénudées du faite d'un grand peuplier. Leurs silhouettes sombres se découpaient dans la bruine qui s'était mise à tomber. L'un d'eux battit de l'aile, changea de place pour se rapprocher des autres, et bientôt leur groupe noircissait la même branche. Un coup là dedans, à bonne portée, pouvait en descendre deux ou trois. Mais, aux premiers pas que je fis, ils s'envolèrent. Je ne m'attardai pas à les poursuivre, car ils auraient pu, eux aussi, me faire courir longtemps ; et, d'ailleurs, je n'étais décidé qu'à chasser le gibier d'eau.

J'arrivai, enfin, au Gaye. Du haut du talus, je commençais à voir, en face, quelques poules d'eau prenant tranquillement leurs ébats à quelques mètres du bord. Je les contemplai un instant, tandis que montait en moi le souvenir de toutes celles que là, au même endroit, j'avais autrefois abattues, levées par ce « Duc » que je ne remplacerai jamais. Puis, effrayées, courant sur les herbes ou s'envolant au ras de l'eau, elles regagnèrent, à la hâte, le fourré de bordure. « Je vous retrouverai bien, pensai-je, quand je passerai de l'autre côté. »

Tout le long, les grandes touffes de typha dressaient, au bout de leurs tiges vertes, leurs gros cigares bruns. Il y en a combien là dedans ? Mais autre chose est de les en déloger. Nous verrons tout à l'heure avec le chien. Pour l'instant, je voulais faire le moins de bruit possible, car on m'avait signalé l'existence d'une nichée de canards, et je voulais bien en avoir au moins un au tableau avant de les faire fuir ou que leur bande, encore peu aguerrie, fût anéantie avant le soir.

Je descendais donc le long de la berge, sans bruit et amortissant sur l'herbe le bruit sourd de mes bottes. « Kreek, kreek ! » fit une bécassine en crochetant. Et ce fut elle qui alerta la bande de longs cous. Ils se levèrent à grand fracas à cinquante mètres. Trop loin, à mon avis, pour être tirés avec chance de succès. Je me baissai derrière les grandes touffes. Ils descendirent jusqu'au tournant du fleuve, tournèrent sur la gauche, puis, brusquement, virant de l'aile, montèrent droit sur moi. En ligne déployée, à vingt-cinq mètres de hauteur, je les eus, bientôt, tous les sept sur ma tête, vraiment beaux à tirer. Mon coup de huit eut la chance d'en décrocher un qui, en un plongeon retentissant, vint tomber à quelques mètres, faisant rejaillir l'eau en une gerbe épanouie. « Apporte, Yack ! » Mais Yack, encore un peu novice, s'est précipité, a retourné l'oiseau de son nez et, dédaigneux, est revenu vers moi, me laissant le soin d'aller ramasser moi-même mon gibier. Un beau canard, jeune encore, mais qui me combla d'aise bien plus que si j'avais tué une demi-douzaine de lapins.

Il sonnait juste sept heures au clocher de Bas. J'étais en règle car, mon Dieu, si les canards étaient venus passer sur ma tête un quart d'heure plus tôt, il y aurait eu de grandes chances pour que je ne leur dise pas de s'arrêter un moment afin de me permettre de ne les tirer qu'à l'heure réglementaire ! Et, d'ailleurs, il y avait déjà belle lurette qu'on avait entendu résonner, dans les environs, la pétarade commencée et la musique des courants menant lièvres et lapins dans les bois qui grimpent au flanc des montagnes, disparaissant à moitié dans la bruine qui continuait de tomber.

Je me collai, un instant, contre le tronc d'un saule pour laisser passer une des nombreuses averses qui, l'une après l'autre, se succédaient. Je commençais à être aussi trempé et crotté que mon chien. En face, les poules d'eau s'étaient cachées. D'autres chasseurs étaient arrivés et, à présent, c'était un barbotage ininterrompu d'hommes et de chiens, entrecoupé de nombreux coups de feu sur les oiseaux qu'ils finissaient par déloger de leurs cachettes. Combien, le soir, manqueraient à l'appel !

Je quittai ce coin un peu trop encombré et presque dangereux, car les poules d'eau volent à hauteur d'homme. Deux canards rescapés passèrent haut. Leur bande était, déjà, bien réduite. Mais il en est ainsi chaque année. Il y a toujours, dans ce coin, au printemps, quelque couple ayant décidé d'y établir son nid. Un mois, deux mois avant l'ouverture, il est déjà connu des chasseurs et voué à l'anéantissement. Et, au soir du premier jour de chasse, rares sont ceux qui ont pu échapper au plomb meurtrier.

Pour moi, j'étais heureux de pouvoir rapporter l'un d'eux dans mon carnier. Il me rappelait les jours d'autrefois où, surtout quand venaient les mauvais temps d'hiver, ces mauvais temps de chien que souhaite le chasseur, je pouvais, de temps en temps, soit en chassant devant moi, soit à l'affût du soir, abattre quelqu'un de ces grands oiseaux dont la vue, au sein d'un paysage rempli de la douceur des beaux jours ou de la sauvage beauté hivernale, a toujours rempli mon cœur de joie.

FRIMAIRE.

Le Chasseur Français N°669 Novembre 1952 Page 646