Accueil  > Années 1952  > N°669 Novembre 1952  > Page 647 Tous droits réservés

L'enjeu vaut la course

Le chasseur qui, son fusil à la main et son chien sur les talons, exerce son sport favori dans les plaines de Beauce ou les montagnes d'Auvergne frôle chaque jour un certain nombre de périls : c'est le compagnon maladroit ou myope, prêt à lui envoyer une décharge de plombs dans le bas des reins ; c'est le piège à loup qu'il n'a pas vu ou le fossé dissimulé traîtreusement par des buissons ; c'est le sanglier nerveux qui se dispose à charger ; c'est la vipère qui se propose de mordre. De même — les risques encourus étant à la mesure du genre de chasse pratiqué — le nemrod qui poursuit des animaux de grande taille au Groenland, dans la jungle asiatique ou dans les hautes herbes du Kenya, peut se trouver nez à nez avec un caribou furieux ou subir l'attaque imprévue d'un buffle déchaîné.

Mais, dans l'un et l'autre cas, il ne s'agit, en somme, que de dangers qui appartiennent au domaine des prévisions qu'un chasseur raisonnable peut et doit faire, au moment de revêtir sa veste et de chausser ses bottes : ce sont, en un mot, les « risques du métier ».

Il existe, par contre, un autre genre de périls ; parfaitement imprévisibles, ceux-là, ou précédés de signes si anodins qu'on n'y prend pas garde, et dont la caractéristique essentielle consiste à fondre sans crier gare sur leur innocente victime, au moment ou celle-ci — qu'elle chasse en Sologne ou au Tanganyika — s'y attend le moins, et à ne pouvoir être expliqués (après coup) que par la locution populaire : « l'avoir échappé belle ».

Je connais un chasseur qui a passé trente ans sur tous les terrains de chasse que saint Hubert a placés, de par le vaste monde, à la disposition des hommes de sa trempe ; un chasseur qui a tiré des coups de fusil dans les cinq continents, et, en particulier, en Alaska.

— J'ai conscience, me disait-il récemment, de « l'avoir échappé belle » bien souvent, dans ma vie. Mais jamais, sur l'instant, je ne me suis nettement rendu compte de ce qui m'arrivait ...

Et il ajoutait :

— Par contre, quand j'évoque ces souvenirs, je me sens pris d'une telle frousse rétrospective qu'un frisson me parcourt la moelle épinière ... Tenez, par exemple ...

Et il me raconta ...

*
* *

Un matin de décembre, la mer de Behring gémissait comme un vieillard rhumatisant. Les blocs de glace enchevêtrés se soulevaient et retombaient avec la houle, grinçaient et craquaient le long du rivage gelé. À nos pieds, un mince chenal d'eau libre nous séparait d'un troupeau d'icebergs qui, au loin, allaient rejoindre la côte de Sibérie. Il faisait moyennement froid : seulement quinze degrés au-dessous de zéro, ce qui prouve combien les normes météorologiques de l'Alaska sont différentes des nôtres.

Drôle d'idée, direz-vous, d'aller chasser dans ce pays perdu ! La responsabilité de ma présence en ce lieu incombe à mon ami Biliken, qui avait insisté pour que je connaisse les émotions de la chasse au phoque et qui, à ce moment, était assis patiemment sur le rivage. Quant à moi, empaqueté de lourdes fourrures, un survêtement de coutil blanc enfilé sur le tout, je devais ressembler à un fauteuil pourvu de sa housse et échoué sur un îlot de glace par la fantaisie de déménageurs distraits.

Or ce ne fut pas un phoque qui se présenta ... Une tête noire et à peu près cubique, grosse comme une barrique de cent litres, se poussa soudain hors de la gadoue salée, deux défenses jaunâtres précédant une tonne et demie de graisse. Des yeux de la dimension d'une soucoupe regardèrent stupidement dans ma direction, sans qu'aucune surprise y parût, bien que le spectacle d'un homme dût être assez inhabituel à un morse. Si ma cervelle avait contenu la moindre parcelle d'intelligence, j'aurais pu prévoir ce qui allait arriver et comprendre qu'il était urgent de laisser à l'animal une entière suzeraineté sur l'îlot que j'occupais indûment. Mais je ne vis, dans cette face solennelle et ridée, dans ces yeux obtus, qu'un certain humour inconscient et je restai sur place, fort de ma science occidentale qui spécifie que le morse ne s'attaque pas aux représentants du genre humain.

En effet, le monstre ne manifesta à mon égard nulle intention belliqueuse. Simplement, de tout son énorme poids, il grimpa pesamment sur mon îlot, le faisant dangereusement se pencher, suivant une inclinaison qui dépassa bientôt les limites du raisonnable et au point que je glissai peu à peu sur la surface gelée de mon domaine, me retrouvant à son extrême bord et cherchant désespérément un point d'appui, comme un homme en train de glisser d'un toit. L'aventure se serait sans doute soldée par un bain glacé, si le plateau n'était, lentement, revenu à l'horizontale. Au beau milieu, la pesante créature se reposait béatement, semblant nourrir de profondes considérations métaphysiques, aussi parfaitement insouciante de la frousse qu'elle venait de me causer que du refus, que j'exprimai avec force, de poursuivre, ce jour-là, la moindre expérience cynégétique ...

*
* *

Il m'est arrivé, une ou deux fois, de devoir, à ma grande honte, ajouter à la phrase sacramentelle : « Tu l'as échappé belle ... » un : « ... mais c'est bien fait pour toi ... » bien senti. Comme Georges Dandin, je l'avais voulu : il arrive, en effet, que l'homme soit assez stupide pour provoquer le destin.

Imaginez que j'avais, sur une crête battue par tous les vents, à 1.200 mètres d'altitude, proprement culbuté un magnifique bélier, gras comme un chanoine et dont je pensais qu'il allait constituer un splendide rôti, lors du proche réveillon de Noël. L'ennui, c'était que, ce bélier, il fallait le descendre au camp. Et la catastrophe, ce fut que je choisis, dans ce dessein, la méthode la plus propre à m'envoyer, sinon ad patres, du moins à l'hôpital pour quelques mois. Je retournai, en effet, le mouton sur le dos, m'assis sans façon sur sa poitrine dodue, m'accrochai à ses cornes enroulées et donnai un coup de pied pour le faire glisser sur la neige dure, comme j'aurais fait d'une luge. À la vitesse d'un autorail rapide, nous dévalâmes la pente et je me félicitais déjà chaudement de mon astuce, lorsque je m'aperçus avec terreur de ce que notre route passait juste au milieu d'une série de fourrés de saules, pour aboutir à un mur de glace qu'un coureur de bobsleigh eût, sans doute, contourné sans peine, mais que je ne pouvais éviter.

Ce qui devait arriver arriva : malgré de ferventes et rapides prières à mon saint patron, je fus catapulté dans les saules, tandis que mon bélier poursuivait sa route sans son jockey et parvenait au camp, un peu abîmé, mais entier, lui ! Grâce au ciel, j'en fus quitte pour un bras cassé et un genou déboîté, mais avouez que j'aurais mérité une punition plus sévère !

*
* *

En chassant l'oie dans le sud-est de l'Alaska, il m'arriva un jour le plus curieux accident de chasse qui fût jamais, peut-être, survenu à un disciple de saint Hubert.

Deux grosses souches se trouvaient calées entre des rochers, le long d'un petit bassin d'eau salée. Je m'accroupis dans l'espace laissé libre entre elles, pour profiter de cette cachette naturelle. De l'autre côté de l'étang, me parvint le bruit caractéristique d'une escadrille d'oies. Elles apparurent, volant bas sous une épaisse couche de nuages. Le tir était facile. J'étreignis fermement mon fusil et visai le voisin immédiat du conducteur de la troupe. Soudain je reçus, sur la tête, un coup qui eût donné à un bœuf un avant-goût des procédés des tueurs de La Villette. Je ne sais combien de minutes coulèrent au sablier de l'éternité, mais, peu à peu, le ciel, de noir qu'il était, redevint gris, les sapins des entours cessèrent de tournoyer autour de ma chétive personne et baissant les yeux, je découvris avec stupeur un énorme jars effondré sur mon sein. Un autre clopinait sur le varech, quelques mètres plus loin. J'avais, certes, réussi un heureux doublé, mais tout un côté de mon visage était enflé jusqu'à ressembler à une pomme cuite, et une énorme bosse me causait des élancements douloureux derrière la tête, là où la bestiole, en tombant, m'avait fait cogner la souche ...

*
* *

L'expérience elle-même — dont les hommes d'âge nous rebattent si volontiers les oreilles — ne nous met pas à l'abri des accidents, si complète qu'elle soit et si sûre d'elle qu'elle se veuille. Pour finir, je vais vous raconter une histoire qui ne m'est pas personnelle et vous présenter, encore une fois, mon ami Biliken, vieux chasseur de l'Alaska.

Biliken connaissait, mieux que quiconque, les mille et une manières de vaincre le gibier de son pays. Et pourtant il fut tué bêtement par un morse, qui l'attaqua d'une manière absolument inusitée.

Ahnepuck, voisin de Biliken, avait blessé un mâle. Rugissant et crachant le sang, celui-ci glissa sur la glace et bascula dans la mer, qui se teignit de rouge, tout autour de lui. C'était un coup mortel : la bête allait sombrer, hors de vue, d'un moment à l'autre, et la pensée de perdre irrémédiablement les superbes défenses entrevues fut insupportable à mon ami. Sans que quiconque ait pu faire un geste, on le vit sauter dans un kayak et pagayer vigoureusement. Mais, avant qu'il ait pu harponner le morse, une femelle furieuse surgit, qui enfonça ses défenses aiguës dans la coque du frêle esquif. Biliken mourut en chassant, comme peut-être il aurait choisi de mourir — mais beaucoup trop tôt …

*
* *

Après ces quatre histoires, qu'il jugeait, sans doute, significatives, mon ami conclut :

— Faut-il inférer, de ce que je viens de vous raconter, que la chasse soit un sport dangereux ? Je ne le crois pas ... Le gratte-papier qui passe ses journées assis sur un rond de cuir peut recevoir une tuile sur la tête, un jour de grand vent, en sortant de son bureau. Le médecin qui vient d'échapper à la contagion d'un typhique peut glisser sur une peau de banane et se fracturer le fémur. Le charpentier qui n'a pas eu le vertige, alors qu'il travaillait à trente mètres du sol, peut être renversé par un autobus.

» En vérité, il y a, pour chacun de nous, les risques inhérents à notre activité habituelle — et puis, suspendus à notre étoile, les risques imprévisibles, ceux contre lesquels aucune théorie, rien ni personne, ne peut nous prémunir : les risques du métier d'homme. Peut-être sont-ils un peu plus grands, dès lors qu'on se lance, le fusil à la main, à la poursuite d'animaux plus ou moins sauvages ? C'est possible ! Mais, après tout, comme disent les enfants : « L'enjeu vaut la course ! »

François DUFRESNE.

Le Chasseur Français N°669 Novembre 1952 Page 647