Comparé à celui de la bécassine moyenne, le tir de la
bécassine sourde passe pour être un jeu.
Il est ce qu'il est ; mais on ne voit pas la raison de
le mettre en parallèle avec celui de la bécassine, qui ne se rapproche pas du
sien.
La bécassine part loin, ce qui oblige à la tirer très vite.
La sourde part près ; et, si l'on conserve la cadence
qui vous permet de tirer aussitôt le départ, on la met en bouillie ou bien on
la manque. Seule vous reste la ressource de la doubler à meilleure distance ;
mais le temps de tir du second coup n'est pas le même non plus.
Le vol de la sourde n'attire pas le coup de fusil comme
celui de la bécassine. La gêne que son tir impose aux routiniers est sensible,
et d'autant plus que la surface offerte à la vision par chacun des deux oiseaux
n'est pas la même.
La manœuvre de la vraie bécassine est nettement
caractéristique. Rien ne paraît l'être dans celle de la sourde, à part sa
faculté de s'immobiliser et de se « désodoriser », si l'on peut dire ;
à part également son tempérament trop peu farouche. C'est à cette particularité
qu'il faut attribuer la croyance qu'elle est plus facile à tirer qu'elle ne
l'est en réalité.
Le vol de ce petit oiseau vigoureux est un modèle de fausse
veulerie, d'astuce inimitable, qui inspire confiance par ses voltes modérées,
donnant l'apparence de se laisser accompagner aisément. Dangereuse tentation à
laquelle on a peine à résister, et dont on a toutes les chances de se repentir.
La bécassine sourde n'est pas aux ordres des canons qui lui
font un bout de conduite. Elle ne leur demande pas la permission d'opérer un
petit déplacement de rien du tout, dans l'espace, à la seconde où le coup part.
Comment expliquerait-on autrement les séries de manques sur
le même oiseau avant de le tuer, et même de ne pas le tuer ? Plus on le
suit sans le trouver à sa guise, plus il s'éloigne, et plus on s'énerve en même
temps ! Conditions excellentes pour tirer à côté du but.
D'autre part, le fait de tenir la bécassine sourde au bout
de son fusil le temps qu'une étincelle prend pour s'éteindre n'empêche pas la
réussite. Pourtant, de tout près, elle n'impose pas le tir au coup d'épaule ;
mais, une fois à distance raisonnable, elle exige un tir aussi vif que
l'épaulement s'est montré calme pour lui donner le temps de filer.
Il importe donc de se familiariser, avant tout, avec cette
distance raisonnable. L'expérience vous la fait acquérir d'après ce qu'elle a
remarqué du volume conservé par la sourde à la portée propice.
Avec de la pratique, on arrive à très bien connaître la
distance fixe la plus favorable qui se situe le plus généralement entre 20 et 30
mètres, et qui dépend, pour chacun, de ses possibilités, et des forages de son fusil.
On rejoint ainsi, par le repérage de cette portée, la routine — agrémentée d'imprévus
en ce qui concerne la sourde — de certains tireurs au ball-trap qui
cassent automatiquement leurs assiettes au point d'éloignement, toujours le
même, qui coïncide avec la densité de groupement pratiquement la meilleure.
Le point délicat n'est autre chose que la sous-estimation de
la rapidité avec laquelle la bécassine sourde prend le large. Si l'on attend
trop pour tirer, elle est vite loin.
Tout ce que nous avons dit, jusqu'à présent, vaut pour le
tir de la bécassine sourde par temps calme.
Avec la complicité du vent, elle s'est taillé une renommée
d'oiseau infernal, et parfois impossible à tuer, sur laquelle on a beaucoup
écrit. On a comparé, en ce cas, sa désinvolture abandonnée au vol d'un
papillon, quoique les soubresauts imprévus de ce dernier témoignent d'une
joyeuse inconscience. Ce n'est pas très exact.
Elle ne se confie pas aux éléments pour le simple plaisir de
jouer à la balançoire : elle profite de leur inclémence pour se tirer
d'affaire.
Il faut lui accorder qu'elle en profite admirablement !
Son vol, dans les grands souffles, prend une personnalité qui n'appartient qu'à
lui. Il est vacillant, impromptu, sans toutefois marquer de désarroi. On
croirait ce pauvre brin d'oiseau aspiré par les remous du vent qui le
rejettent, relèvent, l'abaissent, le poussent d'un côté, le ramènent de
l'autre, et semblent l'entraîner, pendant qu'en réalité il se dirige et se
rapproche de la remise qu'il a choisie.
Il paraît la victime résignée du vent alors que c'est
probablement lui qui, bien loin de lui céder, l'emploie pour sa défense, comme
la bécassine utilise ses crochets ; mais avec cette supériorité que ses
entrechats dans l'espace n'ont pas de cadence susceptible d'être analysée.
S'il s'agissait seulement d'une lutte contre les rafales
sans qu'intervienne d'autre instinct de conservation, la bécassine sourde
raserait immuablement la terre par mauvais temps, au lieu de monter comme elle
le fait presque toujours et de se laisser ainsi secouer sans merci.
Quoi qu'il en soit, le résultat est le même pour le chasseur,
qui se trouve devant un but très petit, possédant tout ce qu'il faut pour
dérouter le tir. Les virtuoses eux-mêmes trouvent à qui parler, les jours de
bourrasque, en la dansante allure de la sourde gracieuse.
On se trouve en face d'un adversaire extrêmement inattendu
et, par-dessus le marché, enrageant parce qu'insaisissable.
Le tir d'intuition est le seul, en l'occurrence, qui semble
s'imposer puisqu'on ne s'attaque pas à une méthode régulière de défense
contenant des points faibles pouvant tenir lieu de repères utiles. En ne
donnant pas prise à la routine des tireurs, la bécassine sourde trouve sa
planche de salut. Combien d'oiseaux peuvent-ils en faire autant ?
Combien d'oiseaux, aussi, occasionnent-ils le spectacle
enivrant du chien qui tombe en arrêt sur une sourde en tenant dans sa gueule le
canard ou la sarcelle qu'il rapporte à son maître ?
Rien que pour cette joie toujours possible il ne faut pas
tenir la bécassine sourde en petite considération.
Raymond DUEZ.
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