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Arme prohibée

Il y a des gens qui ne mesurent ni la portée de leurs gestes, ni leurs conséquences ; tel est le cas de Roger le jour où sournoisement il me glissa dans la main un numéro du Chasseur Français.

Certes, je connaissais de longue date cette revue, mais il fallut que Roger vienne au monde pour que j'en devienne un lecteur assidu. Depuis, hélas, je suis bien contaminé ; Marchand, avec sa balistique, m'a tourneboulé la tête, et moi qui étais si tranquille, je ne rêve que sang et carnage. Chavanon, dans son tir au posé, a titillé ma convoitise, provoqué des démangeaisons dans mon épaule gauche (car je suis gaucher des deux mains) et il m'a fait revivre des souvenirs bruyants, car moi qui n'ai jamais rien compris à la chasse, j'avais fait jeune, pourtant, mes premières armes. Et quelles armes ?

Fin 1918, les belligérants avaient laissé dans nos pays un arsenal gigantesque qu'ils n'avaient pas pu utiliser faute de temps pour envoyer leurs semblables dans un monde évidemment meilleur, et ces énormes quantités d'armes abandonnées faisaient la joie de nous autres les gamins jusqu'au jour où les gendarmes mirent fin à ces jeux qui ne manquaient pas de danger.

Moi qui suis d'un naturel très doux et passablement trouillard, je n'avais que trois fusils, deux carabines, cinq cents kilogrammes de cartouches, quelques caisses de grenades et trois obus. J'enviais les autres plus belliqueux qui possédaient mitrailleuses et crapouillots.

Un des gamins auquel une imprudence avait arraché un bras et crevé un œil, ce qui n'avait pas freiné son ardeur destructrice, voulait absolument essayer une batterie de 77 qui se trouvait derrière la ferme.

Oui, c'est-à-dire, non, je ne suis pas de Marseille, et les vieux de mon pays qui liront ces lignes grommelleront : « C'est pourtant vrai, on l'a échappé belle bien souvent », car, pendant un an, qu'est-ce que nous avons pu brûler comme cartouches, et, dans le tir au posé, nous en avons descendu des corbeaux sans nous préoccuper où allaient nos balles blindées.

Mais je m'égare, et ces armes n'ont rien à voir avec celle qui nous a servi à démolir un sanglier, car si, dans cet endroit comme tant d'autres, la guerre avait eu des résultats destructifs, par contre le gibier abondait, et les sangliers n'hésitaient pas à descendre dans les villages ravager les champs de pommes de terre nouvellement ensemencés ; ravages qui finirent par inquiéter les pouvoirs publics, qui ordonnèrent leur chasse par tous les moyens ; et ces moyens ne nous manquaient pas.

Dans nos belles forêts vosgiennes, les belligérants avaient installé de nombreux ouvrages offensifs et défensifs reliés souvent entre eux par de petites voies ferrées à l'abri des grands sapins.

Mais tout a une fin ; même les guerres et leurs souffrances, et nous autres les jeunes, à la recherche de travail, nous étions occupés à démolir ce que d'autres avaient construit dans l'intention de démolir ; ainsi va la vie.

Notre chantier se trouvait à l'époque vers le col de Prayé qui réunit à cet endroit la France et l'Alsace, et, ce matin-là, nous étions une dizaine de jeunes qui venions de charger deux plates-formes accouplées et commencions à descendre au frein les sept kilomètres de rampe qui aboutissaient à la route.

Tout à coup, quelle ne fut pas notre surprise de voir loin devant nous sur la voie un superbe sanglier. On arrêta les véhicules ; par hasard, nous n'avions aucune arme avec nous ; conciliabule. À deux cents mètres de nous, le sanglier s'inquiétait fort peu de notre présence.

— Alors, on fonce ?
— Et si on déraille ?
— On verra bien.

Les freins lâchés, le convoi prit aussitôt de la vitesse. Au bruit, le sanglier relève la tête, nous regarde une seconde et nous charge. Deux wagonnets, deux tonnes de rails et dix hommes dessus. Le choc eut lieu. La bête ne fit pas ouf et roula éventrée dans le ravin. Les freins grincèrent aussitôt et, dans des hurlements de joie, le sanglier, plutôt malmené, fut remonté et chargé sur les véhicules.

Ce bon saint Hubert, prévenu trop tard, arrivait en courant sur les lieux, son auréole à la main, et, perdant toute dignité angélique, jurait comme un chat en colère que notre exploit n'avait plus rien de la chasse.

C'est vrai, mais « Diou biban », si nous avions déraillé ...

P. DE BERNADE.

Le Chasseur Français N°669 Novembre 1952 Page 649