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Une chasse en Fretoy

Très proche de la route nationale 77, dans le massif boisé de Fretoy, entre Courson et Coulanges-sur-Yonne, la Tuilerie des Barres se cache dans une quelconque clairière, comme pour dissimuler un passé très lointain. De la tuilerie il ne reste, de nos jours, qu'une sorte de vieux séchoir aux toits pentés jusqu'au sol. Seule l'habitation fut entretenue et habitée fort longtemps, de père en fils, par l'honorable famille des D ... qui géraient les propriétés boisées environnantes et, entre autres occupations, en gardaient jalousement la chasse.

M. S ..., grand veneur, encore actuellement notre lieutenant de louveterie et président de toutes les organisations cynégétiques locales, bien connu dans les expositions canines par son lot remarquable de beagles, avait groupé à cette époque diverses locations représentant un nombre respectable d'hectares, dont il avait confié la garderie à M. D ...

C'est ainsi que, chaque dimanche, la Tuilerie des Barres, d'ordinaire si calme et reposante, était animée par l'arrivée bruyante d'une quinzaine de chasseurs, gais lurons et peu enclins à la neurasthénie. M. S …, flanqué de sa douzaine de chiens, en majeure partie beagles et quelques griffons nivernais, tous bien créancés dans la voie du sanglier, présidait et organisait les chasses. Cette pauvre Mme D ... devait subir l'épreuve de voir son immense cuisine occupée en quelques instants par cet afflux inusité de convives, aussi courtois qu'encombrants. Elle ne leur en témoignait cependant aucune rancune, car il fallait voir avec quel soin le couvert était préparé pour l'heure et quel feu de corps de garde irradiait la pièce. Le menu traditionnel était invariablement composé de bifteacks et frites. Mme D ... excellait dans la cuisson de celles-ci, croustillantes à point. Mais M. O ..., notre commissaire de police, ne lui aurait jamais pardonné si elle eût empiété sur ses prérogatives. Il revendiquait pour lui seul, mué dès son arrivée en cuisinier professionnel, rehaussé de sa toque, le soin de faire griller les bifteacks devant l'âtre, sûr un brasier ardent, et quels bifteacks ! combien je les regrettais lorsque j'y songeais pendant l'occupation ! Notre secrétaire général de la mairie, M. L ..., disert et pince-sans-rire, créait l'ambiance en intégrant dans les conversations de savoureuses blagues ou de savantes anecdotes. Il l'emportait dans la préparation des farces. Avec quel malin plaisir, lorsqu'un nouvel invité se trouvait à ses côtés, il lui versait son vin dans un verre baveur ou le faisait mordre dans un de ces faux biscuits si bien imités ! Sans souci de leur dignité, ne fit-il pas baver à tour de rôle nombre de personnalités, qui, ignorantes de ce subterfuge, s'essuyaient discrètement après avoir bu, jusqu'à ce que Mme D ..., outrée et vexée, remplaçât enfin leur verre par un autre non truqué, et ce dans l'hilarité générale !

Ce brave M. D ... et votre serviteur partaient dès l'aube pour faire le piquet et rentraient assez tôt pour rendre compte du résultat de leurs observations. À cette époque heureuse, vieille d'une vingtaine d'années, rarement leurs efforts n'étaient pas récompensés et, très généralement, il y avait une remise à peu près sûre d'un ou plusieurs gorets. Le repas terminé, M. S ..., avec une autorité indiscutée, donnait ses instructions en vue de l'attaque et chacun se rendait à la place qui lui était assignée.

Ce jour-là, un solitaire était repéré, entrant par la plaine sur la lisière de Villepot et restant dans la première enceinte des taillis riverains. Tambour et Alto, beagles excellents, lâchés sur la brisée après un beau rapproché, furent bientôt aux abois. Cette visite inattendue n'eut pas l'air de plaire à notre goret, car, de la ligne dont j'avais la garde, je perçus nettement, dès l'attaque, un récri annonciateur de douleur. Je sus bientôt que Tambour avait été victime de la hargne du solitaire et, au saut de la ligne où je le tirai, je ne vis passer à sa suite qu'Alto, puis successivement en paquet et à quelque distance : Fanfare, Trompette, Ciné, Clarinette, Mandoline, beagles, Picolo, Figaro, Ravageot, Bellaude, Craquette, griffons, qui, découplés lors des abois, s'étaient ralliés aussitôt. Tambour, ensanglanté, suivait néanmoins, mais péniblement.

J'informai M. S ..., qui me rejoignait, de mon impression très nette que le sanglier avait accusé le coup, mais aucune trace de sang sur la voie ne confirmait sa blessure. Je ne pus me rendre compte qu'après la mort qu'il avait eu notamment la cuisse gauche cassée. Un fort vent du nord nous emportait les voix de la meute qui s'éloignait, et bientôt aucun écho n'était plus perceptible. Confiant en mon affirmation, M. S ... décidait de lâcher Lumineau, qu'il tenait en réserve, sur la passée et mission était donnée à chacun de suivre, même dans la chasse voisine de M. R ..., notre greffier du commerce, ceci non en vertu du droit de suite, mais bien des cordiales relations existantes. Ignorant la fatigue, après un cross de près d'une heure, je percevais les abois retentissants de la meute s'excitant dans un magnifique ferme roulant ; dévalant à toutes jambes, j'avais enfin la joie d'atteindre l'endroit où notre solitaire, acculé contre une cépée, exténué, tenait néanmoins tête aux chiens qui l'entouraient. Une balle bien ajustée en eut cette fois raison. Mais quelle ne fut pas ma surprise d'entendre, après cette course endiablée, M. S ... qui, à quelques centaines de mètres de là, me criait son arrivée : je l'avais battu d'une longueur. C'était une performance dont j'étais fier, car ce n'était pas facile de vaincre ce sportif convaincu et en pleine forme.

La sonnerie triomphale annonçant la mort fit grouper sur les lieux, quelque temps après, les plus résistants de nos compagnons. Ils devaient se charger de traîner la bête jusqu'au point carrossable le plus rapproché ; la ferme des Bois Blancs, d'où M. B ..., en voiture, la ramenait au rendez-vous.

La nuit tombait ; M. S ..., regroupant ses chiens, en examinait les blessures multiples : Tambour, blessé dès l'attaque, avait une coupure profonde au poitrail ; ce brave toutou avait tenu à être présent jusqu'à sa vengeance. Picolo et Figaro étaient tailladés aux flancs et aux cuisses ; Alto manquait et ne ralliait pas à la trompe. Nous devions le rencontrer fortuitement, comme planté dans une ligne, sur notre retour ; à notre approche, il ne manifestait aucune joie, s'arc-boutait sur ses pattes, faisant le gros dos. Il avait failli payer de sa vie son amour de la chasse, et ce ragot d'environ 80 kilogrammes aux défenses pointues et coupantes lui avait perforé l'abdomen. Du trou pendait en forme d'anneau un boyau sanguinolent auquel se collaient feuilles mortes et corps étrangers. Sa douleur était grande. M. S ... se chargea de ce fardeau inattendu, encombrant mais combien respectable ! Plusieurs kilomètres nous séparaient encore de la Tuilerie des Barres, où l'inquiétude croissait, car il faisait nuit noire. Le dévoué M. D ..., qui vint à notre rencontre avec une lanterne tempête, nous rendit la marche plus facile et le cortège arriva enfin à la Tuilerie, fatigué, épuisé.

Mais que faire d'Alto ? Notre ami Tatave, chirurgien-dentiste renommé, décida de l'opérer. La pauvre bête, implorant la pitié, se vit rapidement allongée et fortement maintenue sur la table de la cuisine. Notre praticien improvisé, avec des moyens de fortune, devait lui faire une large incision, nettoyer l'intestin dans un bol de lait, le réintégrer et recoudre la peau avec une aiguille et du fil ordinaire. Le résultat de cette opération fut un succès inespéré, de quoi faire pâlir d'étonnement et de jalousie notre grand chirurgien actuel, le Dr C .:., grand chasseur également et neveu de M. S ... Trois mois après, Alto chassait le sanglier, comme auparavant, en vétéran chevronné, sans peur et sans reproche.

Les années passent ! La Tuilerie des Barres, désormais inhabitée et peut-être vouée à la ruine des temps, évoquera toujours en moi, lorsque je passerai devant ses vieux murs, le souvenir d'inoubliables parties de chasse et combien regrettées !

Albert DESVAUX.

Le Chasseur Français N°669 Novembre 1952 Page 651