Le brochet est bien connu de nos chevaliers de la gaule et
particulièrement honni de nombreux pêcheurs au coup qui l'accusent de déranger
et faire fuir les poissons qu'ils ont attirés à grand renfort d'amorçage.
Cet ésocidé est le plus grand poisson carnassier de
nos rivières. Il peut surpasser en taille et en poids les plus grosses de nos
truites, et même le saumon.
C'est un poisson allongé, au corps presque arrondi, peu
comprimé sur les flancs, légèrement aplati sur le dos. Ce corps est précédé
d'une tête fort grosse, nue, au museau long, en forme de bec de canard et dont
la mâchoire est proéminente. La gueule, énorme en proportion de la taille,
surtout chez les vieux sujets, est fendue jusqu'aux yeux et garnie d'environ
700 dents aiguës et recourbées en arrière. Les nageoires sont puissantes, la
dorsale reportée très en arrière, la caudale fourchue. Aidées par des muscles
très développés, ces nageoires peuvent, en certains cas, imprimer au vorace une
allure presque aussi rapide que celle de la truite.
La coloration varie avec le milieu où il vit. Assez claire,
brillante et argentée dans les rivières aux eaux limpides, elle est plus sombre
dans les étangs et les cours d'eau herbeux remplis d'obstacles ; il est
alors d'un gris verdâtre, avec des marbrures sombres et de nombreux points
noirs. Son mimétisme devient si parfait qu'il lui permet de se dissimuler à la
limite des bancs d'herbes et de foncer comme un tigre sur les proies qui
passent à portée sans l'apercevoir. Comme pour la perche, les bancs d'ablettes,
surtout, exercent sur lui une fascination facile à constater.
Le brochet vit solitaire, sauf au moment du frais où les
grosses femelles sont suivies de plusieurs mâles de taille souvent très
inférieure. Les œufs sont petits, verdâtres, très nombreux, gluants et
purgatifs. Pondus en février-mars, ils éclosent en une quinzaine et donnent
naissance à des brochetons minuscules très difficiles à distinguer dans l'eau.
La croissance du brochet est plus rapide que celle de nos poissons communs. À
un an, il mesure 0m,25 et pèse 150 grammes ; à deux ans, 0m,
40 et le poids de 600 grammes ; à trois, 0m,60 et celui de 4
livres ; à quatre, 0m,75 et 7 ou 8 livres ; à cinq ans, 0m,
90 et 12 livres environ ; enfin, vers six ans, il atteint 1 mètre et le poids
de 15 à 16 livres ; il grossit ensuite plus lentement. On conçoit le danger
que cette croissance exubérante présente pour les espèces moins bien douées à
cet égard.
Le brochet est partout répandu en France, sauf dans les
rivières de montagne aux eaux froides et torrentueuses. Il habite les fleuves
et grandes rivières, mais se plaît aussi dans celles d'importance moyenne,
pourvu qu'elles aient une certaine profondeur et une abondante végétation
aquatique. Il est éminemment carnassier, vorace, féroce et destructeur. Toute
proie vivante, quelle qu'elle soit, fait son affaire, mais c'est surtout le
petit poisson qui forme le fond de sa nourriture. Il en consomme des quantités
incroyables. Cependant, il faut détruire la légende qui le prétend capable de
manger son poids de poisson par jour ! ...
Nul animal de la création, pas même le requin, n'est capable
de pareil exploit, et le brochet ne fait point exception à la règle. Ce qui a
donné naissance à cette croyance erronée, c'est qu'on a vu des brochets saisir
des proies si volumineuses qu'ils ne pouvaient les avaler et parfois allaient
jusqu'à en périr. Mais, s'il peut, en un temps assez court, engloutir une
quantité effrayante de nourriture, par contre sa digestion, surtout en hiver,
est très lente, et, une fois repu, il ne renouvellera pas de quelques jours son
pantagruélique repas. Un de mes amis lyonnais, qui possède dans l'Ain un bel
étang où il élève spécialement le brochet, me disait qu'il faut environ 30
kilos de poissons communs (ablettes, gardons, rotengles, vandoises) pour
produire 1 kilo de chair de brochet. Vous voyez par là ce qu'un brochet de 8
ans environ, pesant 10 à 12 kilos, a pu consommer de blanchaille. Cependant,
faites le calcul et vous verrez que nous sommes encore fort loin du fameux « poids
de poisson par jour ». Certains savants pisciculteurs, dont les
expériences sont suggestives, donnent des poids de consommation inférieurs à
ceux de mon ami. La vérité est donc fort éloignée de la légende.
Malgré le lourd tribut que ce carnassier peut prélever sur
notre cheptel aquatique, proscrire le brochet partout semble donc une erreur.
Il transforme en une chair excellente celle de poissons sans
valeur et, comme tout vorace qui se respecte, s'il détruit aussi le frai, c'est
à un moindre degré que l'anguille aux mœurs nocturnes, que l'immonde hotu et
quelques autres encore.
Certaines sociétés de pêche sont revenues de la prévention
rigide dans laquelle elles tenaient auparavant le brochet et ont opéré quelques
timides déversements, dans leurs lots, de petits brochetons. C'est un essai,
prudent il est vrai, mais c'en est un tout de même.
Si, comme probable, il réussit, car cet ésocidé est
très résistant, les pêcheurs sportifs y trouveront leur compte. Que faire, en
effet, de la mi-novembre à février, dans les rivières où la truite n'existe pas
et où la perche est rare, alors que blanchaille et gros cyprins sont confinés
en d'obscures retraites ?
Seul notre carnassier peut leur donner satisfaction, surtout
aux pêcheurs au lancer qui deviennent d'année en année plus nombreux, depuis
l'invention des nouveaux moulinets à tambour fixe et déroulement axial, qui ont
supprimé les fameuses « perruques », terreur et cauchemar de nos
débuts, datant d'un demi-siècle.
Aussi, mis à part les cours d'eau à salmonidés, ne verrions-nous
aucun inconvénient à la diffusion du brochet, pourvu que l'on reste dans des
limites raisonnables et permises.
R. PORTIER.
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