La notoriété d'Alain Gerbault n'est pas près de s'éteindre.
Ses livres demeurent et, traduits en plusieurs langues, ils apportent aux
lecteurs de tous âges et de tous pays quelques heures d'évasion dans le cadre
prestigieux des îles polynésiennes. Sa mort et la disparition de son bateau à
Dili nous ont privés d'une riche moisson de notes et d'observations faites au
cours des dernières croisières du navigateur solitaire dans les mers du Sud. On
connaît les péripéties de son second grand voyage, mais, par contre, on ne
savait presque rien de son nouveau bateau, l’Alain-Gerbault, successeur
du Fire-Crest. Sa silhouette, ses lignes extérieures ont été reproduites
et commentées dans la presse, mais ses plans, sa construction, ses aménagements
étaient restés entourés du plus grand secret, malgré les enquêtes des
journalistes et des curieux. Le mystère vient d'être levé, puisque, voici
quelques mois, un livre a paru en librairie (l) et il nous révèle tous les
détails sur les plans, la construction, le lancement du bateau et nous donne les
très intéressantes observations d'Alain Gerbault sur le comportement de son
nouveau cotre au cours de six années de navigation sur les mers.
Alain Gerbault en a longuement dessiné lui-même les plans,
en tenant compte des défauts du Fire-Crest, bateau trop ardent,
difficile à manœuvrer par un homme seul et mal équilibré. Il admire le Spray
de Josua Slocum, qui se gouvernait seul, barre amarrée, mais manquait de lest
sous quille et avait un logement trop faible. Il dessine donc un bateau très
spécial, dont l'intérieur et les dimensions sont adaptés à un homme et à son
genre de vie particulier (la hauteur sous barrots, par exemple, sera exactement
la taille d'Alain Gerbault) et au logement de ses objets personnels. Vouloir le
reproduire intégralement comme l'ont demandé de nombreux admirateurs serait une
maladresse. Gerbault explique d'ailleurs lui-même qu'il n'a que l'expérience
d'un seul bateau, le Fire-Crest, et il est probable que, s'il avait
confié les plans de son second voilier à un architecte naval qualifié, il
aurait obtenu ce à quoi il tenait essentiellement : un bateau pouvant
naviguer seul. Sur ce point, comme on le verra plus loin, il a été bien déçu.
Les nécessités du logement l'obligent à porter la
longueur totale à 10m,40 avec une largeur de 3m,20 et un
tirant d'eau de 1m,70. Il a une stabilité de formes qui doit lui
permettre de naviguer moins couché que le Fire-Crest, qui était étroit
et avait une stabilité de poids. Il conserve l'arrière pointu avec gouvernail
extérieur, qualité selon lui par mer de l'arrière, ce qui tend à diviser les
lames au lieu de se laisser escalader comme on en court le risque avec les
arrières carrés à large tableau. L'avant est renflé comme les bateaux
norvégiens de Colin Archer. Le logement du poste en est plus important, et
l'avant monte aux lames au lieu de les fendre et de plonger, restant
relativement sec, qualité que n'avait pas le Fire-Crest. Les extrémités
sont presque symétriques. Gerbault estime qu'elles doivent se balancer. La
quille est longue et droite, ce qui doit donner une bonne tenue à la cape, mais
rend par contre les virements de bord plus lents et le bateau moins rapide. La
quille et les membrures sont en chêne. Tout le reste, y compris les double et
triple bordés, est en teck. La quille en plomb pèse 4 tonnes. Le teck d'Asie
bien sec en grande dimension est introuvable en France. Il finit par en
découvrir dans les docks de Londres, et, quand les matériaux sont enfin réunis,
la construction commence dans un chantier parfaitement outillé de Sartrouville,
construction longue et minutieuse, sur laquelle le chantier s'est engagé à ne
prendre aucun bénéfice. Le 4 juin 1931, en présence de Mme Virginie
Hériot et du Dr Charcot, brève cérémonie du baptême à l'eau de
mer en guise de Champagne et lancement ... dans l'eau douce. Alors
commencent les aménagements et les travaux intérieurs. Le bateau ne sera pas
prêt avant la fin de l'été, et Gerbault modifie ses projets, décidant de gagner
Marseille par les canaux. Il nous donne le récit de ce voyage en plein hiver et
nous décrit la longue mise au point définitive de son bateau avant le grand
départ.
L'ouvrage contient au début des pages choisies de ses livres
antérieurs, donnant ainsi au lecteur un condensé de toutes ses relations de
voyage et retraçant chronologiquement les épisodes de la vie du navigateur
jusqu'à sa mort à Dili le 16 décembre 1941. C'est dire que ce livre,
abondamment illustré, aura sa place dans toutes les bibliothèques des amis de
la mer.
Le grand intérêt de ce livre réside dans les pages
techniques où Gerbault nous décrit minutieusement son bateau et nous fait part
de ses observations et de ses critiques après six années de navigation.
Destiné à un très dur service, le bateau est extrêmement
solide et parfaitement étanche. Pour sa longueur, il est relativement lourd
avec ses 11 tonnes, mais toutes les pièces majeures sont en teck, bois
excellent mais très dense. Teck également pour la carène en double bordé, avec
toile interposée collée à la glue marine, et pour le pont en triple bordé
croisé. Laiton, cuivre, bronze, acier inoxydable à très haute résistance pour
la quincaillerie. Le pont est près de l'eau, avec pavois en teck très bas. Il
est très dégagé et n'a que quatre ouvertures. Le roof est particulièrement
solide, presque plat, sans claire-voie, et il laisse passer un barrot dans son
milieu, ce qui oblige à baisser la tête dans la cabine, mais consolide
l'ensemble. Un étroit panneau de descente et des verres, dont deux peuvent se
dévisser et recevoir des manches à air, donnent un ensemble parfaitement
étanche. Pas de cockpit. Sur le pont, un guindeau, deux ancres, les gaffes et
tangons de spinnaker, un compas à lampe spéciale et une pièce en bronze
destinée à recevoir une dynamo à hélice qui charge les accus. Gerbault a
conservé le gréement de cotre avec mât très en arrière, borne creuse avec
rouleau et vis sans fin du type pilote de Bristol et mât en pin d’Orégon creux.
Borne et mât, sont ceux du Fire-Crest, mais le mât a été raccourci de 2
mètres. Le mât de corde est conservé. Il est en acier inoxydable et il remplace
le chemin de fer à glissière classique. Pour le vent arrière, deux spinnakers
jumeaux devant le mât, l'expérience ayant prouvé leur supériorité sur la
fortune carrée. Une voile de cape triangulaire en deux parties afin de
faciliter sa rentrée dans la soute. Ces voiles sont en toile de lin entièrement
cousues main et enduites d'huile de lin. Cordages en chanvre légèrement
goudronnés. Pas d'ancre flottante. On sait que Gerbault, après plusieurs
tentatives pour tenir le Fire-Crest sur l'ancre flottante, avait dû y
renoncer et ne se fiait qu'à la cape, contrairement à Voss, par exemple, qui en
fut toujours très satisfait.
PIERRE.
(1) A. GERBAULT, Mon bateau, l'Alain-Gerbault ;
Amiot-Dumont, édit.
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