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Grande culture

Les évolutions du fumier

Ce titre pourra paraître étrange, mais Le Chasseur Français est lu chaque mois par les lecteurs les plus divers ; des échos me reviennent de ces chroniques, soit à la ville, soit aux champs ; il est donc possible de choisir un sujet susceptible d'intéresser les uns et les autres ; d'ailleurs, il suffit d'observer pour comprendre à quoi je veux en venir.

Il y a un demi-siècle, que voyait-on ? peu d'exploitations où le fumier fût l'objet de soins attentifs ; on était cependant documenté par les ouvrages des spécialistes. Muntz et Girard avaient écrit un ouvrage en trois tomes sur les engrais, et ces livres étaient abondamment documentés, les chiffres faisant le plus bel ornement des cours d'agriculture de l'époque et de la documentation des cultivateurs avertis. P.-P. Dehérain avait écrit la seconde édition de sa Chimie agricole, et le maître, qui enseignait à Grignon et au Muséum d'Histoire naturelle, heureux d'avoir associé ses élèves et ses préparateurs de l'École nationale d'Agriculture à ses travaux, ne manquait pas, un jour d'été, de convier ses auditeurs parisiens à venir, un dimanche, prendre sur le vif une leçon devant les tas de fumier de l'École de Grignon (une photographie le représente, avec ses manières impeccables, en train d'exécuter ses mémorables expériences, assisté de Dupont, Dumont, Crochetelle, H. Mamelle.

Tous les agriculteurs qui étaient au courant appliquaient les bons principes chez eux. Et quels étaient ces principes ? Extrêmement simples. Sortir les fumiers, les mettre en tas réguliers : pas de poches entre les paquets non étalés ; chasser l'air ; des arrosages, ceux-ci destinés à éviter les pertes, améliorer les fermentations dans la masse, la maintenir humide et, peu à peu, tendre vers ce fumier demi-décomposé, déjà en passe d'apporter au sol l'humus vivifiant et si précieux pour les propriétés physiques. Chemin faisant, grâce à l'imperméabilité de l'aire à fumier, faisant suite à l'étanchéité du sol des étables, aucune infiltration d'urines, le tout acheminé vers une fosse utilisée une fois, deux fois par semaine pour les précieux arrosages, le surplus étant conduit à la prairie ou aux champs. En ces temps, à Grignon, le chef de culture, fidèle à la science du maître, suivait son tas de fumier ; dès que la température fraîchissait au matin, il voyait la fumière couverte de vapeur d'eau et, peu de temps après l'arrosage, sûr de la fabrication, il conduisait le fumier au champ, l'enterrait le plus rapidement possible, pour éviter d'autres pertes.

À cette époque, des hommes d'avant-garde, pressentant les secrets de la science sous le couvert de l'ordre, qui généralement est générateur de progrès, dressaient des fumiers magnifiques. J'évoque ce tas de la cour du Manet, près de Versailles ; alors, c'était la famille Gilbert. Bel édifice organique ; les fumiers relevés sur les bords, telle une belle ordonnance de murs, on arrosait par-dessus, on arrosait sur les côtés, afin qu'ils ne se dessèchent pas et qu'il ne s'y produise pas de pertes ; comme à Grignon, le purin laissait des stalactites brunes de matière noire ; c'était coûteux — et encore ! — mais, comme auraient dit les bonnes gens, c'était « de la belle ouvrage ».

Hommage à tous ces hommes du passé, savants et praticiens. Les statistiques que l'on dressait à l'époque montraient l'argent récupéré en agissant bien ; il était déjà question de millions ; maintenant, ce sont des milliards que l'agriculture française récupérerait, ne serait-ce qu'en vue de son meilleur équipement, si l'on travaillait bien. Mais un beau tas de fumier n'est plus spectaculaire. Nous en verrons les conséquences et, en passant, les efforts que l'on déploie à ce propos.

À côté des fumiers de Grignon et du Manet, notamment, il y avait d'autres choses, un nombre infini d'autres choses : de vilaines choses. Ignorance et pauvreté en étaient la cause. Dans une cour de ferme plus ou moins mal nivelée, des litières souillées, jetées en désordre ; de loin, on pensait à un tas de paille éparpillée ; un beau jour, tantôt dans le courant de l'été, après la moisson, mais plutôt en hiver, à défaut de labourer « on allait au fumier » ; des tombereaux, des charrettes, des chariots, suivant les régions, partaient, allant aux champs, volumineusement chargés, 300 à 400 kilogrammes au mètre cube, alors que le fumier de Grignon en pesait 800 kilogrammes, et c'était la restitution ! Restitution de quoi ? Les chiffres, de Wœlcker à Rothamstedt, ont fait justice de la valeur prétendue de cet engrais de ferme : Du fumier tenant à l'origine (6kg,43 d'azote pour 1.000, en tas à l'air libre, n'en contenait plus que 4kg,19 au bout de 9 mois ; mais, éparpillé, c'est lamentable, ce fumier tombait à 2kg,27. En chiffres ronds, pour une vache moyenne dans le genre de beaucoup de bêtes ordinaires, c'est le dixième de la valeur du lait produit dans l'année qui est perdu. Pensez aux machines à traire que l'on pourrait se procurer ainsi.

Y avait-il d'autres spectacles que le beau tas de fumier ou que la paille éparpillée sans soins ? Dans la région du Nord de la France, on voyait, et l'on voit encore, un système différent. Dans la Flandre, la cour de ferme n'est pas étendue ; à peu de distance, juste un passage de brouette ou de cet équipage curieux avec ses trois roues, une dépression murée ; dans cette fosse, à portée de la fourche, on vide tous les jours ce qui sort de l'étable ; peu après, étalage, arrosage, car il y a des citernes à purin et des pompes rustiques ; un bon fumier se prépare. C'est lui, à peine la moisson terminée, qui est conduit aux champs, bien décomposé, lourd, onctueux, utile ; on le dépose même avant l'enlèvement des tas de gerbes qui, sous ce ciel souvent brumeux, attendent d'être sèches ; le fumier étalé, le binot passait, et une culture dérobée de colza, de seigle-fourrage, couvrait rapidement le sol. Ainsi s'explique déjà la bonne structure de ces limons fertiles, les rendements élevés que des siècles de travail ont fait apparaître, et que l'on n'improvise pas durablement.

Plus au sud, dans le Pas-de-Calais, dans l'Aisne, dans les fermes à betteraves, la racine laisse de la pulpe ; il y a ainsi des aliments grossiers à faire consommer par dizaines de kilogrammes, on m'a cité 100 kilogrammes par jour ; alors, les bâtiments étant insuffisants, le fumier mis dans une large fosse va servir d'étable supplémentaire ; un hangar partiel — rarement total, ce n'est pas indispensable — protège les animaux aux heures ou aux saisons nécessaires. Sous la foulée des bêtes, le fumier se tasse, il monte ; les animaux engraissent et, un beau jour, le curage de la fosse donne encore un engrais amendement remarquable.

Mais ce fumier peut sécher, le hangar coûte cher ; on sait, et Lafite l'a montré un jour, que, dans cette fosse, le fumier prend l'allure de ce qui se constitue dans les bergeries curées une ou deux fois par an, sous le pied des moutons ; des plaques d'engrais plus ou moins moisies [la moisissure, c'est la perte d'azote (Dehérain)] ; alors, on cherche des moyens moins dispendieux. Mon ami Corbière m'a emmené un jour en Angleterre : fumier dehors ; étable au bâtiment rudimentaire ; la fosse était surmontée d'un hangar couvert par des planches non jointives ; l'eau du ciel passait et arrosait, la vapeur d'eau du fumier montait et la charpente ne s'altérait pas. Arrêtons nos souvenirs ; en décembre, nous continuerons.

L. BRÉTIGNIERE,

Ingénieur agricole.

Le Chasseur Français N°669 Novembre 1952 Page 676