Tant pis ! je suis décidé, j'achète une voiture
d'occasion. Si j'ai tant hésité, c'est que j'ai déjà fait, avant guerre, trois
expériences désastreuses pour une à peu près bonne. J'ai dépensé parfois le
tiers, et même une fois la moitié du prix d'achat, pour que mes nouvelles
montures se tiennent convenablement sur la route. Avec l'une, il a fallu
réaléser le moteur et refaire la ligne d'arbre ; avec la suivante, je me
suis trouvé devant un carter de boîte fendu ; avec la troisième, après 100
kilomètres, je trouvais un quart de litre d'eau dans le moteur.
J'aurai certes préféré acheter une voiture neuve. Mais je
suis pressé, mon ancienne et fidèle compagne est « sur les genoux »,
et je crains de la voir trépasser d'un moment à l'autre. Pour la livraison d'un
véhicule neuf, on me demande, outre un prix copieux qui m'arrête, des délais
variant de un an à l'indéterminé. Enfin, cette fois-ci, je suis décidé à ouvrir
l'œil, et celui qui me roulera devra se lever de bonne heure.
Je ne connais rien à la mécanique automobile, sinon ce que
tout usager a pu apprendre avec le temps et en vivant, si l'on peut dire, avec
son moteur. Question technique pure, je me suis entendu avec mon garagiste, M. Pierre,
qui a bien voulu mettre à ma disposition toutes ses connaissances en la
matière. Je le sais scrupuleux et compétent.
Pour déterminer la marque de mon véhicule, je me suis plongé
dans un abîme de réflexions. Ma femme m'a donné son opinion d'une façon assez
catégorique quant à la couleur. J'avais d'autre part un penchant marqué, depuis
longtemps, pour une traction avant. À cet effet, j'avais pris l'avis de mes
relations et connaissances. Cela ne m'avait d'ailleurs pas beaucoup éclairé. Un
tel, qui possédait une voiture A, déclarait sans hésiter que la B ne valait pas
un clou au point de vue moteur, que la C vous envoyait promener dans les
décors au premier virage pris un peu vite, etc. Quant aux malheureux
possesseurs de B, C ou Z, ils vous glissaient à l'oreille que la A, avec son moteur
trop poussé, n'atteignait pas les 20.000 kilomètres sans passer sur la table d'opération
et que, de plus, c'était un gouffre à essence.
Comme je n'étais guère plus fixé, je me suis dit qu'après tout, si quelques
personnes peuvent se tromper, l'opinion publique et le temps ont quand même
quelques chances à être près de la vérité.
J'ai donc ouvert l'Argus et autres journaux
techniques publiant les cotes des voitures d'occasion et j'en ai conclu, en les
consultant, que, si telles marques, après quelques années de circulation,
maintenaient leurs cours, c'est qu'il n'y avait pas là seulement une question
d'engouement. La demande était étayée sur des bases sans doute plus sérieuses :
modèle particulièrement réussi, pièces de rechange à bas prix, prix de revient
kilométrique modique. Il se trouve qu'une des marques les moins dévaluée me
plaise particulièrement sous le rapport ligne générale de carrosserie,
habitabilité, confort.
Le sort en est jeté, c'est une Y qui charmera mes loisirs.
Mais voyons les prix de la cote. Année 1938 de fabrication : 250.000 ;
1939 : 280.000 ; 1945 : 300.000 ; 1947 : 330.000 ;
1948 : 350.000. Bien sûr, ce n'est pas là parole d'évangile, et je suis
bien décidé à ajouter quelques billets de plus si ma monture me plaît et me
paraît fraîche et pimpante, mais je suis décidé à bien me défendre. Et puis il
faut toujours prévoir le jour de la revente.
Mais comment déterminer l'âge de la voiture présentée ?
La carte grise n'indique pas grand'chose, quant au vendeur il rajeunit sans
vergogne de une, voir de plusieurs années, suivant son tempérament ou son
origine, l'âge de sa machine ! Heureusement, voici les numéros de sortie
de châssis correspondant à chaque année. Le même numéro figure sur la carte
grise et sur la plaque d'identification, pas d'erreur possible. Je suis décidé
à pousser plus loin mon offensive et veux traiter directement de particulier à
particulier.
Je passe une annonce dans le journal local : « Particulier
achète directement voiture Y, bon état, pas antérieure à 1938. » Douze
réponses, dont quatre de professionnels que j'élimine en leur disant que je
veux tenter ma chance, mais, en cas d'échec, il est convenu que j'aurai recours
à leurs bons services. Sur les huit véhicules qui restent à examiner, deux sont
éliminés de suite pour mauvais aspect général, intérieur malpropre, peinture
défraîchie. Reste six châssis candidats. Un, à l'examen des numéros, se révèle
de 1935, un autre de 1936. Leurs propriétaires, qui me les présentaient pour
des 1938, ignoraient cette précision, paraît-il. À l'avenir, ils seront fixés.
Plus que quatre postulants. Je pose à chacun d'eux mes
conditions. D'accord pour le prix sous réserve d'un examen général, mais
superficiel, par mes soins, d'un deuxième examen approfondi par mon mécanicien
Pierre, suivi d'un essai sur un parcours de 15 kilomètres, au maximum, dont une côte
très sérieuse — la plus dure que je connaisse dans les environs.
Parmi les quatre rescapés, un se récuse d'emblée. Son
véhicule est en parfait état, le moteur vient d'être refait à neuf, le compteur
kilométrique indique 25.000 kilomètres, cette voiture a toujours fait l'objet de
soins attentifs, peinture et pneus d'origine ... qu'il dit. Il est
intarissable et semble offusqué que je ne porte pas immédiatement la main à mon
portefeuille. On doit le croire sur parole, mais il refuse catégoriquement de
faire un essai de plus d'un kilomètre autour des maisons du quartier. Il me
parle du prix de l'essence et de la vénalité des experts. Bonsoir, monsieur !
En voici trois, enfin, qui comprennent les choses, ou plus
simplement qui sont plus patients devant mes exigences. Allons-y ! C'est
le moment de montrer mon savoir-faire. J'examine l'aspect général. La peinture
est belle encore. On ne la sent pas neuve, et cela me plaît. Par endroit même,
les fonds commencent à se dessiner. Aux portes, à l'intérieur, je regarde
attentivement et gratte légèrement au couteau pour me rendre compte si c'est
bien la peinture de première main annoncée. Voyons les coussins. Je me rends
compte de leur élasticité et si aucun ressort n'est cassé. Un coup d'œil désabusé
au compteur. Il annonce sérieusement, tel un pape, 17.000 kilomètres. Voyons un peu.
Il est des choses qui ne trompent guère et que le plus profane peut
constater. L'usure de la pédale d'accélérateur est peu sensible. C'est un bon
point. Levons le capot. La courroie du ventilateur n'est pas certes neuve, mais
elle est en très bon état, pas effilochée du tout. Voici une voiture qui me
plaît. En route, allons voir Pierre. Tel que je le connais, il va bien la faire
parler, et l'on va savoir ce qu'elle a dans le ventre, cette grande coquette.
G. AVANDO,
Ingénieur E. T. P.
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