Accueil  > Années 1952  > N°669 Novembre 1952  > Page 698 Tous droits réservés

Ouessant … L'île des veuves

La course aux récifs.

— C'était un soir d'hiver, un soir gris où le ciel roulait sur la capitale des nuages chargés d'une infinie tristesse ... Et je lisais : « Il arriva qu'une lame monstrueuse surgie de la mer démontée ... une lame dont la crête enneigée d'écume semblait presque toucher le balcon du phare, l'ébranla si fort en tombant d'une masse sur le fût oscillant que celui-ci se fendit du sommet à la base. Les gardiens perçurent la fêlure. Et, durant trente-six heures que se prolongea la tempête heureusement décroissante, Ils guettèrent à chaque minute le coup de mer qui viendrait achever la brisure, jeter bas le lanternon de verre où tous deux veillaient, crispés dans l'horrible attente. Quand on put les relever et réparer d'urgence le phare qui menaçait ruine, on crut pendant quelques jours qu'ils allaient perdre la raison. » (Y. Pagniez, Ouessant.) Ceci se passait en une nuit de cauchemar, aux abords d'Ouessant, l'île de l'Épouvante ...

Défendue contre d'intempestives arrivées de touristes par de violents courants, dont le Fromveur est le plus connu, et par des récifs innombrables, elle étend sa masse minérale de schistes et de granulite sur 8 kilomètres de long et 5 kilomètres de large. « Qui voit Ouessant voit son sang », dit un vieux dicton qui montre combien son abord est difficile, infernal — le mot n'est pas trop fort — à la mauvaise saison. « La vitesse atteint au milieu du courant 17 kilomètres à l'heure ; l'aspect du Fromveur est alors effrayant, la mer crépite comme si le courant passait sur un récif à fleur d'eau, et il faut une grande expérience de ces parages pour oser s'y aventurer, même par beau temps. » Faut-il encore évoquer ce cimetière marin à la pointe de l'île où vingt-cinq navires reposent par le fond en un chaos indescriptible, faut-il rappeler que, de 1875 à 1896, 56 navires de haut bord y périrent et que du paquebot brillamment éclairé aux cargos de tout tonnage il n'est pas une carcasse qui ne rappelle qu'en ces lieux la mer est une grande mangeuse d'hommes ?

Le parcours, ce qu'il est, le voici. Paris-Brest sous la pluie. Au Conquet, le soleil brille. Courons au quai, car le petit vapeur approche. Dix personnes embarquent dans le canot qui assure le transbordement. Dix personnes prennent place sur le vapeur. « Pas une de plus », a ordonné le commandant. Maître à bord, sa prudence justifiée nous immobilise à quai. « Un fameux capitaine, m'a dit une Ouessantine. Dans les tempêtes d'hiver, quand la mer est déchaînée, on se dit : « Il n'arrivera jamais ... le capitaine arrive toujours. »

Par bonheur, un bateau de pêche croise en ces lieux. On tombe d'accord ... Nous embarquons ...

Mer relativement calme. Des îlots courent au ras de l'eau, où se consument des goémons d'où l'on tire l'iode. Brève escale à Molène ... Et puis une impressionnante chevauchée d'îlots et de récifs visibles ou cachés. En un instant, le Fromveur nous a saisis et nous sautons d'une vague à l'autre dans un étrange bouillonnement d'écume. Un marin me dira plus tard avoir mis quatre jours pour aller à la voile de Brest à Ouessant. Comme le temps laisse à désirer, nous renoncerons aujourd'hui à débarquer dans le petit port de Lampaul, mais jetterons l'ancré dans la crique du Stiff, aux falaises abruptes et vides.

Feux des hommes.

— Multiples sont les aspects de l'île : rivages austères d'un côté, croupes récifales écumantes de l'autre, où s'allume parfois, le soir, l'éclat d'un phare. Quelques vallonnements la découpent, au fond desquels croissent des roseaux qui mêlent leur crissant murmure au bêlement des innombrables moutons de grande lande qui pâturent ses maigres herbages. Bruyères, fougères, ajoncs sont rois en ce domaine. Pourtant des moissons ondulent sous la brise, en des champs miniatures, et le blé coupé à la faucille est encore battu au fléau. « Mais aujourd'hui, nous confie une îlienne, on n'a plus le courage d'antan et les terres peu à peu tombent en jachère. Car le bateau apporte maintenant ce qu'un dur labeur assurait autrefois. D'ailleurs, le jardin familial, un peu d'élevage répondent aux exigences essentielles. »

Sur la rocaille, des maisons toutes semblables dans leur forme et leur orientation sont jetées au hasard, maisons à un étage qui ne se grouperont qu'autour du fin clocher, dans le bourg de Lampaul. La vie y doit parfois être grise comme la pierre dans les longues soirées d'hiver où le gaz butane remplace l'électricité. C'est l'heure des réunions intimes, l'heure aussi du souvenir et des angoisses, quand la tempête accourue du grand large frappe de plain-pied le bastion insulaire, n'ayant rencontré jusqu'à lui aucun obstacle. Le vent, invisible et brutale présence dont la démence est telle que la lande est semée d'abris de roches qui permettront aux moutons désemparés de se soustraire à sa fureur.

En quelque point soit-on de l'île, c'est toujours la mer que l'on voit. Et vers l'ouest, à tout moment de la journée, se profilent à l'horizon les silhouettes incertaines des long-courriers en partance pour de lointains continents. Au retour, c'est son phare qu'ils saisiront le premier, le phare de Creach, le plus fort du monde avec ses 500 millions de bougies. Sa puissance même interdit son usage, hors le temps de brume. Par temps clair, où l'horizon s'inscrit vers 35-40 kilomètres, un feu de 5 millions de bougies le remplace. Une lampe à filament alimente le premier, qui doit être changée toutes les 100 heures, et 12 ventilateurs sont nécessaires pour assurer le refroidissement. Sa hauteur au sol est de 49 mètres et de 69 mètres au-dessus du niveau de la mer.

Œuvre de salut pour les marins en mer, ces aveuglants faisceaux sont un facteur de mort pour les nombreux oiseaux qui fréquentent ces parages à l'époque des migrations saisonnières. Si grande est l'hécatombe que la galerie vitrée, à l'étage des feux, est toute maculée de sang et qu'on les recueille à l'épuisette.

La Nature y est ingrate au végétal et les arbres y sont fort peu nombreux.

Quant à la faune, sa particularité la plus remarquable est de n'y compter aucun serpent. Des précisions complémentaires nous furent apportées par un jeune Anglais, retour des Indes, en partance pour le Canada, qui campait là. « Nous avons bien dormi cette nuit, ânonnait-il.

— Nous ?

— Oui, je veux dire moi et les nombreux crapauds du voisinage que j'héberge sous ma tente ... »

L'invisible présent.

— « L'île des Veuves », a-t-on dit de Ouessant. Une vision sommaire le laisserait facilement croire. Les hommes sont rares dans l'île et les femmes toutes vêtues de noir. Tous sont marins et quelque part, à cette heure, sur toutes les mers du globe. Combien ne reviendront jamais à la terre de leurs premiers matins, qui sont restés là-bas, dans une expédition lointaine, ou dont le corps roule sous les plaines liquides ? À ce départ sans humain retour une touchante cérémonie est attachée que l'on ne retrouve nulle part en Bretagne. Quand la certitude est acquise de la mort de l'un d'eux, les îliennes se réunissent au foyer de la mère ou de la veuve enfermée dans sa douleur. Pieusement déposée là, une croix de cire de quelques centimètres, la « croix de Proella », remplacera la chère présence à jamais évanouie. Et la veillée funèbre commence où se mêlent les pleurs et le souvenir ... L'aube grise viendra caresser les visages blanchis ...

Alors, en grande pompe, l'humble croix sera portée à l'église, où l'office des morts sera chanté ... Et quelques jours, quelques semaines plus tard, unie à d'autres croix, elle sera déposée dans une chapelle miniature, au centre du cimetière si bien entretenu. Sur la pierre délavée, quelques lignes très simples : « Ici nous déposons les croix de Proella en mémoire de nos marins qui meurent loin de leur pays, dans les guerres, les maladies et les naufrages. » Touchant coffret du souvenir au seuil duquel viendront souvent s'épancher des regrets amers et silencieux ...

Les quelques hommes qui sont là sont pêcheurs, retraités de la marine ou tiennent commerce. C'est l'un d'eux, retour d'Orient, qui m'offrit un jour un mets inconnu.

— Goûtez et devinez donc !

— Une tarte au goémon peut-être ... On m'en a tant parlé.

— Tout juste.

Fameux, ma foi, ce sorbet tremblotant d'algue décolorée.

Flâneries.

— Un peu de mystère flotte sur l'île, et la lointaine présence des druides a laissé sur son sol quelques vestiges, un cromlech peut-être ...

Les Ouessantines sont peu disertes avec l'étranger de passage. Si nombre d'entre elles n'hésitent pas à rallier de temps à autre le continent, l'une d'elles m'avoua pourtant n'être jamais allée à la pointe de l'île où s'élève le phare, soit moins de 3 kilomètres. L'îlienne se replie sur elle-même, éprouvant pour la mer une frayeur, si justifiée parfois nous l'avons vu. Est-elle même allée rêver vers l'îlot proche mais séparé par un mauvais courant ? Là, depuis quarante ans, un homme vit solitaire en un manoir accroché au roc désolé. Au gré des vents et des saisons, mêlant sa plainte à la plainte du vent, ce sage écrit ses mémoires ... avec une plume de goéland.

Il faut partir. Mais quel voyageur passerait à Ouessant sans rendre visite en son atelier d'art à M. Arsène Kersaudy ? « Je reviens de Polynésie, nous conte-t-il. J'ai connu là-bas Alain Gerbault, Loti ... » Il est revenu dans son île où, voici trente-sept ans, il captait sur les ondes l'ultime appel du Titanic s'abîmant dans les flots et les brumes. Nous nous laissons séduire par ses récits et ses œuvres, dont L'Homme des Vents (1) mériterait l'audience d'un large public.

Telle est l'île bretonne que tant de légende auréole. Pourtant, n'allez pas à Ouessant, vous qui lisez ces lignes, si vous devez vous y comporter en touriste standard. Mais si la solitude sauvage trouve en vous une résonance profonde, si votre âme est sensible à la grande lamentation des choses, aux fureurs du cosmos, au grondement des flots, s'il vous suffit de vivre dans la paix de l'esprit en un décor de pierres grises, de bruyères roses et d'ajoncs d'or, alors répondez à l'appel qui monte de l'océan et qui vous jette le nom de cette île rude, si claire parfois pourtant dans les aurores d'été ; Ouessant, « Enez Eussa », l'île de l'Épouvante.

Pierre GAUROY.

(1) Alias, le sage de l’ilot voisin.

Le Chasseur Français N°669 Novembre 1952 Page 698