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Progrès

Nous vivons sous le signe du progrès. Depuis le réveil au son d'une douce musique jusqu'à l'heure où la berceuse le plonge dans un profond sommeil, l'homme nage sur les vagues, toujours plus hautes, du progrès. La durée de la vie est prolongée par des savants qui travaillent avec acharnement pour vaincre les maladies. Pendant ce temps, d'autres hommes, tout aussi savants, tout aussi persévérants, mettent au point l'engin capable d'anéantir en quelques secondes des cités d'un million d'âmes. Qui oserait nier le progrès ?

Regardez la route, le rail, la mer et les airs, où les progrès mécaniques — des progrès écrasants — se donnent libre cours. Il vous suffit d'acheter une coquille de noix à moteur pour taper du cent. Et ce jouet, comme les géants de la route, est capable d'écrabouiller passant et conducteur. Il est vrai que, si ces malheureux ne sont pas tout à fait morts, l'homme de l'art recollera les pièces détachées. Et le pantin réarticulé pourra recommencer ... Dans le domaine chirurgical, on va de merveille en merveille. Il suffit d'un peu de cartilage du genou pour vous fabriquer une belle paire d'oreilles toute neuve. Si vous n'êtes plus d'accord avec votre visage, courez à la clinique esthétique : un bout de votre peau — là où ça se ride moins — suffira pour vous donner bonne mine. Chacun s'extasiera sur vos sourires ... Progrès toujours ...

Si nous faisons un tour dans le domaine social, nous nous apercevons que, là aussi, le progrès est roi. Il fallait, autrefois, une vie de labeur pour devenir rentier à l'heure où l'on était incapable de jouir d'un farniente bien mérité. Ces derniers lustres, on a vu des fortunes s'édifier en quelques années, parfois en quelques mois, pendant que des rentiers se transformaient en économiquement faibles ... Vive le progrès !

Abordons le domaine cynégétique. Les progrès sont immenses. Il ne s'agit pas seulement de progrès numériques — nombre de chasseurs, prix des armes, des munitions, des actions, — mais des perfectionnements techniques. Comparez une arme actuelle, même très courante, avec un chef-d'œuvre du siècle dernier, et concluez. On fabrique aujourd'hui, en série, de petites merveilles rendant l'exercice de la chasse agréable, trop agréable même. C'est dommage, car, si nous en étions encore aux pétoires de nos grands-pères, seuls les vrais mordus s'en iraient poursuivre le gibier poire à poudre au flanc. Il y a, actuellement, une foule de porteurs de permis, souvent excellents tireurs, qui chassent par snobisme ou parce que leur situation l'exige. Et les partisans du moindre effort ? Toute cette fraction importante de la grande armée cynégétique battrait en retraite s'il fallait utiliser les antiques « pistons ». Mais le progrès est là.

Si l'on réalisait des fusils meurtriers aux grandes distances, ou si l'on lançait quelque « atomic-cartouche », nous verrions les insensés se jeter sur ces engins sans réfléchir aux conséquences désastreuses de leur emploi. Des armes de guerre, précises et rapides, ont décimé les hardes de chamois dans bien des massifs alpestres ; veut-on, en nos chasses banales, anéantir le peu de gibier sédentaire restant ?

L'homme peut créer artificiellement la pluie ; jamais il ne parviendra à bouleverser les lois naturelles. Quoi qu'il fasse, le frais satin des printemps s'évanouira devant l'or des étés ; octobre endossera sa riche parure de sang et de rouille, puis ce sera le long repos hivernal. Et malgré le savoir, malgré la démence des humains, le cycle éternel des saisons suit son cours. L'homme ne peut changer l'ordre des lois naturelles de reproduction du gibier. Dans ce domaine, il n'y a aucun progrès : couvées et portées ne sont pas plus nombreuses qu'autrefois. Bien entendu, certains vont dire : « Que faites-vous de la sélection, de l'insémination artificielle ? » Voyons, peut-on sérieusement parler de ces méthodes lorsqu'il s'agit d'espèces sauvages préférant, soyez-en persuadés, leurs habitudes naturelles, je pense à certain chercheur qui présentait un jour une poudre miraculeuse à notre vieux Sylvain.

— Avec cela les portées seront triplées et les facultés reproductrices prolongées chez tous les mammifères, annonçait-il gravement.

Je suis sceptique ; même si ces hormones agissent vraiment, comment les administrer à lièvres et lapins ? Quant à Sylvain, très déçu, il a avoué :

— J'en ai mis un « pessuc » dans la salade ; ça ne m'a rien dit, à la bourgeoise non plus ...

Revenons à notre gibier plume, qui ne suit guère la marche ascendante du progrès. Comme au siècle dernier, perdreaux et cailles nichent dans les prairies, où les dangers ont décuplé par suite de l'emploi d'un matériel moderne de fauchage. Comme au siècle dernier, renards, chiens errants, rapaces, becs droits détruisent les couvées. Comme au siècle dernier, des orages peuvent compromettre les nichées. Les épidémies n'ont pas été vaincues ; il s'y ajoute la terrible tularémie pour nos rongeurs.

On m'objectera peut-être : le gibier se défend mieux. Pas toujours. Les habitudes du poil changent peu ; la caille continue à se lever sous le nez du chien ; quant aux perdreaux, plus farouches, ils ont tout de même des jours d'entêtement. Les grives arrivent à tire-d'aile dès que retentit le cri de leurs congénères en cage ; si le froid est vif, on les voit tomber en masse aux points d'eau. Les mêmes voies aériennes continuent à être suivies par les migrateurs et, dans l'obscurité, l'appel fascinant des phares ferme pour toujours des milliers d'ailes ... Nous pourrions aussi voir de quelle façon les progrès agricoles contribuent à la disparition ou à l'éloignement des espèces. À quoi bon ? Le tableau est assez noir comme cela. Il se résume en deux éléments opposés bien simples :

D'une part, une armée de deux millions de chasseurs bénéficiant de tous les avantages techniques.

D'autre part, un cheptel gibier sans cesse poursuivi qui n'a nullement évolué. On peut s'étonner qu'il en reste autant dans les chasses banales. Si nous voulons éviter que nos petits-enfants soient réduits aux perdreaux d'argile et aux lapins mécaniques, il faut que nous fassions quelque chose de positif. Avec un peu de bonne volonté, ce serait possible.

A. ROCHE.

Le Chasseur Français N°670 Décembre 1952 Page 710