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La mort du vieux chasseur

Non, ça n'allait plus, ça n'allait même plus du tout.

La chique qu'il trimbalait inlassablement à longueur de journée, de la joue droite à la joue gauche, n'avait plus la même saveur qu'autrefois et sa grande barbe blanche, parsemée de tabac à priser, était devenue rêche et pisseuse. Pisseuse comme la queue de la « Marquise », attachée là-bas dans l'étable.

Ça l'avait pris un beau matin de la semaine dernière, au moment de partir en « champs » avec ses moutons. Il avait eu alors la sensation d'avoir les reins cassés et la tête prise dans un collet très serré. Sur le moment, il avait cru à une douleur passagère et il avait essayé de relever sa haute taille. Mais la douleur avait persisté, violente et sournoise, et, tout doucement, il n'avait plus lutté. Aujourd'hui, plus que les autres jours encore, il s'était traîné derrière le troupeau, comme une âme en peine, et, maintenant, que le soleil baissait au delà des roches mauves, il se sentait de plus en plus las et fatigué.

Assis sur une pierre, enveloppé dans sa vaste pèlerine brune, il était face au couchant. Pas un muscle de son visage sale et broussailleux ne tressaillait. Son vieux corps malade recherchait la douce chaleur des derniers rayons d'un soleil d'octobre, rouge et géant. La tête inclinée sur sa vaste poitrine, il semblait dormir, tel un Titan vaincu.

La « Bellone » avait déjà resserré le troupeau et attendait patiemment l'ordre du maître pour le retour. La chienne cependant paraissait inquiète de voir son vieux berger aussi muet qu'un lièvre blanc, lui qui d'ordinaire criait et jurait tout au long des heures, après n'importe quoi, après n'importe qui, et ses bons yeux limpides étaient mouillés de tristesse.

Mais le maître ne se décidait point. Non seulement il se sentait trop faible pour se lever, mais encore et surtout il n'en avait pas la moindre envie, car, malgré ces douleurs qui le tenaillaient de partout, il éprouvait depuis quelques instants un étrange bien-être ... il avait l'impression de vivre en dehors de lui-même ... de se dédoubler. Comme une folle agitée, sa conscience faisait défiler devant ses yeux les images de sa vie passée, et cette rêverie laissait en lui une douceur apaisante, qu'il n'avait jamais connue jusqu'alors.

Vieux ... certes oui, il était vieux, mais c'était en vain qu'il s'efforçait de se rappeler depuis combien de temps il était sur cette terre si belle. Cette question, qu'il ne s'était jamais posée encore, le laissait tout à la fois fier et indifférent. Voyons ... il ne pouvait pas le jurer, et pourtant il était à peu près sûr de n'être plus très loin de la centaine. Un seul fait brumeux émergeait encore enseveli au fond de sa mémoire défaillante, et celui-ci lui situait, à défaut de date, le début de sa longue existence ... son entrée parmi les gens et les choses. C'était le jour où son père avait redescendu des « Grandes Woudens » ce grand mâle de chamois au trophée extraordinaire.

Sa vie partait de là ... oui, de cette époque qui avait marqué pour toujours l'éveil de ses sens en même temps que sa personnalité. Quel âge pouvait-il avoir ? ... Longtemps la dépouille du grand bouc, suspendue devant la porte de la grange, avait été pour lui un objet de vénération, et il avait aimé en respirer son odeur sauvage, tout en caressant voluptueusement de ses petites mains sa toison fauve et soyeuse.

Puis, tel un petit animal, il avait grandi au milieu des bêtes et des monts, et, comme tous les enfants de son âge, il avait joué, lui aussi, avec des poupées ou des chamois de bois, que son père lui sculptait dans du hêtre, pendant les grandes veillées d'hiver.

Il avait grandi sans peine, sainement, buvant à même la tétine d'une chèvre, qu'il culbutait sur lui, le lait aigre et limpide ; en mangeant, au hasard des saisons, les airelles violettes, les fraises des bois ou les grappes de sureau, qu'il disputait aux merles alpins. Pas d'école pour lui, c'était trop loin là-bas derrière les sapins et les mélèzes ; mais, par contre, on lui avait confié un troupeau de jeunes brebis, qu'il menait fièrement paître autour de la bergerie. Tout doucement, il s'était développé en force, harmonieusement, faisant corps avec cette nature qui avait guidé ses premiers pas de petit homme, et, avec les ans, son père l'avait initié aux secrets de la chasse aux cornus, en faisant de lui son compagnon de traque.

Jamais marié ... à quoi bon, et qu'aurait-il fait d'une épouse acariâtre et grincheuse ? ... Lui, l'homme libre par excellence ... Ses vieux étaient morts et il avait pris la suite, tout simplement. La suite dans le travail et la passion de la chasse. Toute sa vie, il l'avait passée parmi ses montagnes aux cimes éclatantes de pureté et, avec regrets, il revoyait en ce moment les milliers d'aurores roses ou pâles, accompagnant ses courses vers les sommets ou le guidant le long des pâturages, et les milliers de crépuscules joyeux annonçant le retour vers la ferme et le repos.

Les saisons et les ans s'étaient succédé, sans l'atteindre dans sa douce et saine philosophie.

Il y avait eu des hivers rudes et durs, où sa barbe n'était qu'un glaçon encombrant, lorsqu'il se réveillait sur sa couche de paille, et des étés lumineux, avec des ciels bleus, comme il devait y en avoir au paradis. Il y avait eu aussi des printemps pleins de poésie et de chants d'oiseaux, et puis des automnes comme celui-ci ; des automnes roux et tristes, avec cette fois-ci sa vie qui s'en allait.

Mais, puisque c'était son heure, il était heureux de partir en même temps que les feuilles jaunes des bouleaux et les aiguilles d'or des mélèzes, en même temps que cette nature qu'il avait tant aimée. Et comme ces feuilles mortes, voltigeant légères et silencieuses, il saurait bien s'en aller tout seul sans une plainte, sans une grimace, sans mendier un peu de pitié.

Derrière le Vercors, le pourpre du coucher avait depuis longtemps disparu et, comme des diamants, les étoiles une à une s'incrustaient dans le bleu sombre du ciel. La « Bellone » tristement s'était couchée à côté du maître, et les brebis, soudées les unes aux autres, ruminaient sagement. Le vieux avait glissé de sa pierre et gisait étendu sur les rhododendrons. Sa pèlerine l'enveloppait déjà comme un suaire.

Face aux cieux, ses yeux immobiles et ouverts fixaient les ténèbres et, dans un rictus gai, ses lèvres retroussées découvraient des chicots jaunes et noirs. Son visage était détendu. Seules des rides profondes y projetaient leurs ombres dures. Paisiblement, son âme s'endormait doucement, aux sons divins d'une mélopée que la Nature composait pour lui.

Pourtant et toujours, inlassablement, image par image, sa vie continuait à défiler devant ses yeux vitreux, et ces images étaient magnifiquement belles de simplicité ... belles et simples, comme celles qu'il trouvait dans les tablettes de chocolat, que son père lui ramenait de la ville les jours de foire, lorsqu'il était enfant. Mon Dieu ... quelle vie que la sienne, pleine de sagesse, loin des hommes bêtes, près des bêtes fidèles et intelligentes, près de la vérité. Si près que son âme en cet instant illuminait délicieusement les derniers moments de sa vie terrestre.

Entre les milliers d'aurores roses et pâles et les milliers de crépuscules joyeux, il y avait eu des journées féeriques. Journées splendides d'été où le soleil brûlait comme du feu. Journées tendres d'automne où le vent, comme un démon, gémissait lugubrement dans les barres. Et puis des jours tout blancs, des jours où tout sommeille mollement, dans un engourdissement heureux, au milieu d'un silence angoissant et sacré. Des jours d'hiver avec des flocons qui virevoltent, gracieux et indécis, semblables à d'énormes papillons immaculés, échappés du ciel. Et enfin, après ces papillons blancs, des journées magnifiques, si légères et si pures que l'on aurait voulu voler au-dessus des prairies diaprées de mille couleurs chaudes et merveilleuses, comme volaient les pinsons énamourés.

C'est au fil de ces jours, tous plus beaux les uns que les autres, qu'il y avait eu ces randonnées dans les couloirs aux verts pâturages, sur les cols vierges où pousse le génépi, au sommet des grandes aiguilles. Tout ça avec des bandes de chamois, qui s'enfuyaient craintivement au moindre bruit, en sifflant comme des diables. Des courses à la mort, à la recherche d'un beau trophée. Des nuits à bivouaquer sous un rocher en attendant le petit jour. Et, après tant de peines et de dangers, cet indéfinissable petit pincement au cœur, en visant soigneusement la bête traquée.

Il y avait eu des retours triomphants, que l'on marquait d'une pierre blanche, avec un beau mâle entre les épaules, ivre de fatigue et du sang du vaincu, qui vous dégoulinait dans le dos et qui se coagulait chaudement sur la chemise. Des jours plus ternes aussi, que l'on marquait d'une pierre noire. Mais à quoi bon parler de ceux-ci ... ils étaient si peu nombreux.

Il y avait eu — émouvant souvenir — ce grand bouc qui ne possédait plus, Dieu seul sait par quel hasard, qu'une seule corne et qu'il avait repéré un jour, à la tête d'une harde paissant tranquillement au col de la Pra. Ce grand animal, au trophée mutilé, il avait voulu l'offrir à son vieux père, comme un divin présent de saint Hubert. Trois jours, ils étaient restés là-haut. Trois longs jours dans le vent aigre d'automne, avec le vieux qui allait sur ses quatre-vingt-deux ans et qui n'en pouvait plus. À moitié morts de froid et de fatigue, mais tenaces, ils avaient finalement acculé « N'a qu'une corne » à la roche, sur une vire toute givrée, et le père l'avait tué d'une balle en plein cœur.

Il y avait eu ... mais les images s'estompaient de plus en plus et leur netteté se voilait aux approches de l'agonie. Elles se confondaient comme si on les avait glissées dans un kaléidoscope mal réglé.

C'était la fin. Son cerveau n'émettait plus ces ondes, qui le rattachaient encore un peu à la terre et autour de lui, en rangs serrés, mille chamois veillaient le moribond. Mille bêtes sorties de la nuit du passé, vieilles et jeunes, chèvres ou boucs, qui le regardaient de leurs grands yeux doux et mélancoliques. Et le seigneur de cette harde de fantômes, c'était le grand mâle au trophée mutilé, celui qui leur avait donné tant de mal, et que son vieux père avait tué sur la vire givrée.

Certes, il les reconnaissait tous. C'étaient ses chamois, tous ses chamois ... tous les chamois qu'il avait traqués et tués, au cours de sa longue carrière de chasseur.

Outre « N'a qu'une corne », il y avait aussi la belle femelle qui s'était jetée avec son petit dans le précipice du Grand Canal lorsque, blessée à mort, elle l'avait vu s'approcher, son « Lefaucheux » encore fumant à la main. Il y avait ce jeune bouc de deux ans qui l'avait fait ramper, des heures et des heures, pieds nus dans la moraine, pour se laisser approcher. Il y avait ... il y en avait beaucoup trop, pour qu'il puisse retracer l'histoire de chacun, mais il les reconnaissait tous, c'étaient les siens.

Oh ! combien il aurait voulu avoir encore quelques instants à vivre, pour laisser errer son regard, une fois de plus, sur ce merveilleux tableau de chasse. Mais c'était trop tard ... Il le sentait, c'était la fin. Aussi tout ce qui lui restait de vie dans les yeux, c'était pour le maître et seigneur incontesté du troupeau, pour « N'a qu'une corne ». Et, sous l'œil du vieux chasseur, on aurait juré que celui-ci savourait son triomphe. Il se redressait de toute sa taille, sur ses jambes fines et solides, dilatant ses naseaux roses et humides, tout tremblant d'excitation.

À petits sauts gracieux et vifs, il s'approchait du mourant, tout doucement, en dansant sur ses sabots, et bientôt son mufle toucha le visage du vieux.

Peut-être alors lui parla-t-il des chasses merveilleuses qui l'attendaient là-haut au paradis ? ... Peut-être lui apporta-t-il tout simplement le pardon de tous ses frères ? ... Ce qu'il y a de sûr, c'est que le vieux chasseur comprit son langage, car, quand la « Bellone » se mit à hurler à la mort de sa voix sauvage, comme un enfant, heureux, il souriait aux étoiles.

PONT-RAJAT.

Le Chasseur Français N°670 Décembre 1952 Page 714