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Le coup de trique

a mort récente d'un compagnon de chasse ultra-original me remet en mémoire une aventure plaisante. Le compagnon, connu sous le nom du « Grand », ne passait pas pour particulièrement commode. En vérité, il avait ses qualités, et ses défauts, le tout à sa mesure. Sur ce point, la mesure valait une échelle. Nous nous comprendrons mieux tout à l'heure. Quoi qu'il en soit, ou plutôt quoi qu'il en fût, il ne m'appartient pas de le juger. Il m'a laissé l'impression d'un rude chasseur, imbattable sur la question du lièvre, très agréable quand il le voulait, très désagréable quand il le voulait également ; je suis un des heureux mortels pour qui il a voulu être agréable, je ne dis pas toujours, mais le plus souvent.

L'anecdote remonte à 1928. L'Isère, notre irascible torrent dauphinois, avait une fois de plus rompu ses digues — le 28 octobre, si j'ai bonne mémoire. Une nappe d'eau immense, irrégulière dans ses profondeurs comme par les fantaisies de ses bords, s'étalait sur une dizaine de kilomètres, entre le point névralgique du « Pigeonnier », hameau situé à quelques kilomètres en aval de Grenoble, et la petite ville de Moirans ; je ne préciserai pas davantage pour une histoire de chasse.

Lorsque, fin novembre, le froid arriva, les eaux n'étaient qu'en partie retirées. La glace transforma en patinoire, outre les abords immédiats de l'Isère, toutes les parties basses, les marais, les fossés d'irrigation et des dépressions insoupçonnées en temps normal. Brusquement, une neige épaisse jeta son masque sur l'ensemble, invitant sans commentaire tout promeneur craignant les bains froids à rester prudemment chez lui. Or, comme cela est fréquent, au lendemain de cette chute monstre le ciel se découvrit. Un soleil ardent fit naître des îlots verts, et les canards, alléchés par si bonne table, affluèrent en masse. Colverts, souchets, milouins, et avec eux sarcelles, courlis, vanneaux, etc., s'abattirent en manne invraisemblable. Ce fut, on s'en doute, l'occasion d'une chasse sans précédent dans l'histoire locale. On entendait la fusillade dès la pointe du jour. Elle prenait toute son ampleur la nuit, car, par une coïncidence des plus favorables, la lune battait son plein.

Cependant, dès le soleil couché il faisait un froid intense. Cependant encore, la chasse de nuit est généralement interdite ; mais comment sévir contre une armée tenant le maquis, une armée se dédommageant au fond sur la « res nullius », autrement dit la propriété de tout le monde, des avatars supportés par quelques-uns ? Cet esprit de solidarité est remarquable dans les bonnes occasions. Suivant la formule du jour, tous les chasseurs avaient fait preuve de « compréhension ».

C'est en cette occasion que le « Grand » vint me voir. « Cher monsieur, me dit-il en substance, c'est le moment d'aller faire le Pierrot ... vous dormirez le mois prochain ... Les canards sont là, cher monsieur ! ... Pas d'explications ... j'ai repéré un « pâturage » réservé (?) ... Il faut traverser 20 mètres de courant à la nage (?) ... Mais, permettez, j'ai le bateau (Ah !) ... et des appelants ... Vous en êtes ? » Naturellement, j'acquiesçai. « Alors à 8 heures, ce soir, chez moi. » Le Grand ne reculait jamais devant un obstacle, même quand l'obstacle était la loi. Une bagatelle comme une rivière à traverser n'aurait pu que le faire sourire. Pour la commodité, car il aimait fortement ses aises, il avait fait tirer sur la neige, par une paire de bœufs, la lourde barque de pêche qu'à toutes fins utiles il tenait ancrée à plus d'un kilomètre. « Mieux que sur l'eau, cher monsieur. » Sur quoi, me gratifiant d'un nouveau « permettez », son excuse lapidaire lorsqu'il était décidé à vider le sac de ses réflexions, que le patient soit pressé ou non, il ajouta : « Plomb 4, deux chandails, le vin chaud, et ... une vieille chemise de nuit, aussi avantageuse que possible. » Je ne réalisais pas ce coup inquiétant de chemise. Heureux de son effet, le Grand ricana en mettant en branle comme une cloche l'énorme mouche qu'il portait au menton en manière de barbiche, soit un sourire discret, mais à son échelle ... « Pour le camouflage sur la neige, cher monsieur ... » J'avais compris. « Et n'oubliez pas, dans votre vin sucré, cannelle, girofle et rhum. Hier, il a fait moins 22 ... un gros passage ... j'en ai eu sept ... des beaux ... ils sont gras ... ils font un jus ... de la Bresse ! » Ce fut sur cette alléchante conclusion qu'il consentit à prendre congé.

À vingt heures exactement, j'étais au rendez-vous chaudement vêtu, la chemise en poche à cause des pans ! Lui m'attendait, moulant religieusement sa cigarette, geste précis entre trois doigts suivi d'un coup de langue ; un rite, une perfection. Son tabac, d'une régie très personnelle, égayait les narines par un mordant exceptionnel. Il en avait étudié la formule au Mexique, pays du piment et des sensations fortes. Au cours de la fabrication, il était fait usage de crottin de cheval rouge chaud. Pourquoi rouge ? À quel titre le crottin ? Dans quelle proportion ? Autant de secrets à jamais perdus. L'homme était blindé, au physique et au moral. Enveloppé d'un nuage tout bleu, il ne bronchait pas. Cependant, à 10 mètres, la fumée qu'il expectorait, si j'ose dire, uniquement par le nez, après un gargarisme intégral, faisait encore éternuer son chien et tousser une vache. Il me dit : « En route, la lune monte. Nous arriverons à point. Un temps commandé, cher monsieur, pas de vent, froid supportable, délicieux. »

Au travers des années, je retrouve dans ses détails, sauvage et froide, toute l'ambiance de cette expédition nocturne. Cinq cents mètres à travers un taillis clair. Le sentier tracé par les bottes contourne les gros arbres et les trous dangereux. Devant nous, sur la droite, une sorte de fantôme surgit du bois. Il danse drôlement sur la neige, puis disparaît absorbé par le blanc, tandis que dans l'air persiste l'odeur rassurante d'une vieille pipe, et voici le courant à traverser, avec le paquebot du Grand enchaîné au tronc d'une grosse verne. Le déclic du cadenas, le raclement de la chaîne sur le bois gelé font un bruit énorme. On embarque. Quelques coups de perche à droite, à gauche, et l'esquif à peine déporté s'échoue de toute son étrave sur le gravier de l'autre rive. Un bout de marais gelé. Les « flats », durs joncs de chez nous, craquent sous le pied comme un paquet de macaronis sous les doigts de la cuisinière.

Nous voici au bord d'un merveilleux petit lac des contes de fées. Il fume curieusement sous la lune dans son écrin d'ouate.

Mais le Grand, homme positif, n'avait pas par habitude de rêvasser. « Votre poste, cher monsieur ... Où vous êtes ! ... Plus de bruit ... ça va péter (le Grand n'a jamais eu ni le langage ni les bonnes manières de Mme la marquise de Sévigné). Allez, ouste ! ... la camisole ! ... Dépêchons ... je me sauve à l'autre bout ... Les appelants sont entre nous deux ... Permettez ! leur ficelle est longue ... ils peuvent venir nager à portée ... Attention ! ... ne tirez qu'en l'air ou sur l'eau, rien qu'à votre gauche ... Bonsoir. Arrangez-vous pour ne pas geler ... » Comme je m'étonnais de voir fumer cette eau : « De l'eau chaude, cher monsieur, peu de chasseurs l'ont remarqué ... Heureusement pour nous ... »

Le temps de poser mon sac ; il avait disparu ... Où ce diable d'homme avait-il pu me conduire ? J'étais complètement désorienté.

Je n'attendis pas longtemps. À peine avais-je endossé mon uniforme « avantageux », non sans l'avoir fait bâiller aux entournures, tant par devant que par derrière, que j'entendis le coin-coin sonore d'un appelant auquel répondit en plein ciel un coin-coin bien plus modeste, presque honteux. Sur ma tête, lentement, le fantôme immatériel d'un grand oiseau glissa ainsi qu'un lambeau d'étoffe ; je tirai ; un plouf brutal dans la mare m'annonça le résultat. Sans autre avertissement, en ombre chinoise grisâtre, un deuxième fantôme se présenta. Il était plus près ; je lâchai le coup gauche et il tomba en diagonale sur le bord opposé. Ce fut le démarrage. Au loin, plus près, puis un peu partout la fusillade crépita. D'autres oiseaux passèrent, trop hauts, car je ne perçus que des appels étouffés, et je compris combien, la nuit, toute ombre entrevue en plein ciel autorise le tir.

Je sentis le froid me pénétrer et avalai quelques gorgées de mon thermos. Entre nous, cette bouteille est une petite merveille autrement réconfortante que la bombe atomique. La lune commençait à fléchir. Soudain, en face de moi, drôlement projetée par les derniers rayons, une silhouette imprécise s'agita par saccades. Je crus reconnaître un homme de petite taille, aux prises avec un gibier blessé ; je n'en doutai plus lorsque mon canard numéro 2, proprement empoigné, se mit à battre des ailes, en criant au perdu. « Ça y est, pensai-je, c'est bien ma veine. On me vole à ma barbe. Mais que faire ? Discuter dans les ténèbres à portée de fusil avec inconnu ? Hum ! hum ! pas recommandé. Le peu de lumière restant accusait la fin ; incontestablement la lampe céleste était à bout de pétrole. Le canard s'était tu, mais, à je ne sais quel indice, il me sembla deviner que l'ombre suspecte se tassait en paquet sombre, alors qu'à ma droite, très sûrement, quelqu'un approchait d'un pas rapide. C'était le Grand, vite décelé, autant qu'un ver luisant, par le feu de sa cigarette. Nous eûmes ce bref colloque. « Résultat ? — Chut ! — Parlons bas ! ... un dans l'eau, raide ... Un autre qu'on me barbote à l'instant ... Ce type en face ! la tache noire ... vous ne voyez rien ?— Si ... Vous êtes certain qu'elle a bougé ? — Certain ... Le type s'est baissé en vous entendant marcher. — Bien ! ... Le premier, je l'aurai ... L'autre aussi ... Nous allons rire ... Prenez patience ... mais permettez ... un quart d'heure. Fixez toujours le point si vous pouvez et ouvrez « vos écoutoirs ». »

Le quart d'heure passa. Enfin, sur le bord opposé, glissa un simulacre d'être humain ... Le Grand ... Il arriva contre l'homme ... J'eus un frisson pénible, car je subissais, malgré mon endurance, cette minute extra-forte, étrangement longue, où la soif de vengeance et la crainte mêlées font mal physiquement. Le Grand calculait son coup ... je tressaillis au bruit mat d'une trique sur quelque chose de mou ... Pas de réaction ... Bigre ! ... L'aurait-il ... je n'osais formuler ma pensée ... Ouf ! ... un juron formidable cingla la nuit ... la voix du Grand — il n'était jamais pressé dans les occasions angoissantes — et, sur ce ton inimitable qu'il prenait pour exprimer des regrets que tout profane jugeait éternels, il expliqua ; « Volés, cher monsieur, nous sommes volés ... Votre homme n'est qu'une vieille souche pourrie ... Quel dommage ! j'aurais été si heureux de vous être agréable. quelle bonne caresse perdue ! ... j'en ai cassé le bâton ... Oh ! cher maître ! ... une confusion pareille ... Permettez ... excusez-moi, un travail de gosse pour notre âge. — Cependant, fis-je, à la fois vexé du burlesque de l'aventure et soulagé de ce bris de côtelettes manqué (l'expression est du Grand), vous devez trouver des traces, nom de Bleu. »

Le Grand, curieux de nature et toujours avide de constats écrasants, n'avait pas attendu mon invite. À genoux dans la neige, il projetait sur le sol, en amont et en aval, le faisceau de sa lampe de poche. Puis, avec la causticité froide d'un juge d'instruction qui n'a rien à ménager, il me souffleta de cette vérité qui m'atteignit bien au travers de la mare :

« Votre petit homme, cher monsieur, était un grand chien ... ayant quatre pattes ... Il faut se méfier de la lune ... elle déforme, surtout sur sa fin, mais permettez ..., permettez ... excusez-moi, le chien a sauté une fois ... deux fois ... encore là ... là aussi ... cinq fois, cher monsieur ... C'est ce qui lui a donné cet air d'homme ... mais attendez ... il y a en effet une traînée de plumes ... beaucoup de plumes ... je vais en rapporter, une femelle ... C'est très regrettable ... L'homme, je le pinçais avant le jour ... chez lui ... dans son lit, avec votre canard, en faisant son pied ... mais pour le chien ... Adieu ! ... je vous rejoins ... Ne bougez pas ; vous seriez perdu ... On n'y voit plus sans lampe. Nous ne sommes quand même pas bredouilles. »

Lui aussi avait tiré à trois reprises. Le retour de cette nuit tragi-comique ne mérite pas d'être conté. Quant au Grand, je l'ai dit, il est définitivement rentré dans ce domaine des ombres qu'il affectionnait. Est-ce pour lui aussi l'oubli ? Non. Toute sa personne a laissé en souvenir, comme autrefois sa cigarette, une traînée de haut goût. Elle prend encore à la gorge, quoique différemment, ceux qui le redoutaient hier encore et ceux qui avaient su trouver en lui une incontestable amitié.

J. LEFRANÇOIS.

Le Chasseur Français N°670 Décembre 1952 Page 715