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Grande culture

Les évolutions du fumier

Souvenirs : un coin d'Espagne du Nord dans la région du Guipuzcoas ; le soleil est devenu l'ennemi du bon fumier. On le sait, et le directeur de la ferme visitée, un de mes condisciples de Grignon, a construit un hangar bien clos. Le fumier n'est pas abondant, car la paille est courte et rare ; le précieux engrais ne se desséchera pas, une fosse à purin permettra de mouiller de temps à autre. Quelques années avant, la belle campagne de Florence ; les élèves de Grignon visitent les petites exploitations de la Toscane ; toujours du soleil. Je fixe sur une plaque photographique un petit tas de fumier, tout propret ; le tas de cette petite exploitation n'est pas bien grand, mais des branchages couvrent le dessus du tas, protection contre le soleil et aussi contre les volailles dispensatrices du désordre. Mais retenons, partout où l'on veut bien travailler, une méthode qui satisferait l'agronome qui chiffre les pertes !

L'évolution continue. La ferme extérieure, construite vers 1870, a connu pendant longtemps, à l'époque Maisonhaute, un tas de fumier curieux engendré par l'enseignement de l'École avant que Dehérain y fût professeur, la plate-forme circulaire, conception rarement réalisée, le tas est continu ; par un plan incliné sur le tas, les véhicules amènent le fumier quotidien ; arrivé à un certaine hauteur, on ne va pas plus loin, la queue de ce grand escargot s'allonge, et, un jour, on emmène aux champs la partie haute bien tassée d'un excellent engrais ; le développement de la spire continue. La plate-forme est concave, vers le centre une citerne à purin surmontée d'une pompe sert aux arrosages. Rien à dire.

Mais, au cours des années, la citerne se démolit, le propriétaire ne répare pas. La destination de la ferme change, un centre d'expérimentation est créé ; pourquoi ne pas en profiter pour changer la fumière de place, et puis l'École nationale d'Agriculture possède une remarquable plate-forme qui de deux compartiments est passée à quatre pour mieux suivre la fabrication. Pourquoi ne pas doter le centre expérimental d'une fosse, même d'une fosse couverte ? La comparaison sera excellente, sur le plan de l'enseignement et de la vulgarisation ; on ne se hâtera pas de tirer des conclusions, mais, dans mon enseignement, je tends à reconnaître la facilité de fabrication en fosse, bien que celle-ci coûte plus cher à construire ; l'analyse nous révèle un fumier de haute valeur que remonte encore l'alimentation des bœufs à l'engrais recevant du tourteau. Seulement, comme Lafite à Reims, il faut déplorer l'insuffisance d'humidification.

Problème de l'eau, surtout lorsque les animaux dont les litières apportées chaque jour sont des bovins à l'engrais à ration peu aqueuse ; les bœufs de travail sont au même régime ; l'ensilage va jouer un grand rôle, et les bouses ne sont pas très fluides : les chevaux ne sont pas productifs d'un fumier aqueux. On voudra recourir à l'ensilage pour les bovins au lieu de betteraves fourragères.

Une parenthèse : l'ère du fumier artificiel est venue ; on essaie, mais il faut 3 tonnes d'eau pour mouiller convenablement la tonne de paille servant de base ; l'eau est à 35 mètres de profondeur, il faut la remonter, elle est coûteuse, souvent rare ; il faut renoncer à cette fabrication systématique malgré l'appoint passager d'une machine remarquablement conçue qui déchiquette la paille, même d'addition de ferments aidant à la transformation de la paille. Pas de fumier artificiel au vrai sens du terme, on s'accroche cependant à l'humus, problème qui hante les esprits. Essayons du fumier mixte, d'autres le font : ceux qui dans l'Aisne betteravière ont leurs enclos en plein air, étable peu coûteuse, et qui amoncellent la paille sous les bœufs nivernais à l'engrais. Les jours de mauvais temps à Grignon, on apporte des pailles ; malheureusement le manque d'eau n'est pas écarté, et la tonne à purin qui a ramassé les urines des vaches, l'eau de ruissellement des toitures et des cours, arrose. C'est moins mal.

Suivons encore les débuts d'une évolution. Une fosse à fumier, comme d'ailleurs une plate-forme bien alimentée, ne se vide pas une fois par an, le programme des années régulières de l'époque prévoit une sortie d'hiver, une sortie d'été. Que l'on ne croie pas que le fumier d'hiver, mettons de décembre à février-mars, ira directement au champ en petits tas ; non, on veut faire de bonne heure les labours d'hiver; pour les plantes sarclées du printemps, c'est le fumier d'été, sorti après les moissons, conduit directement aux champs, qui constituera un appoint important pour cette sole. Le fumier sorti en hiver servira à monter un tas au bord du champ pour la récolte de l'année qui suivra, parallèlement au fumier conduit directement après la moisson, hiver 1939-1940 pour les betteraves de 1942.

Ainsi le tas aux champs prend naissance, ce n'est pas une innovation, c'est l'amplification de pratiques suivies ailleurs. Fumier en dépôt, double manœuvre, dira-t-on, mais la main d'œuvre n'est pas encore trop chère, et puis, tout compte fait, le vieux principe qu'il ne faut pas être en retard sera appliqué. En cette période commode, fin décembre, tous les labours de printemps étaient exécutés ; les fumiers en bonne place assureront non seulement un apport chimique, mais seront certainement d'un merveilleux effet au point de vue physique.

La conduite en dépôt se généralise, fumier du jour, fumier de quelques jours s'accumule au bord des chemins ; la plate-forme de Grignon disparaît ; là comme ailleurs, pour avoir moins de mouches, du gazon, des fleurs même remplaceront le fumier dans la cour devant la maison. Où est ce praticien du Tarn que j'entends, charmant par son langage le vieux professeur départemental d'agriculture, qui m'emmenait au cours de ses randonnées, faisant admirer son tas de fumier, dressé dans la cour de ferme sous un hangar approprié. J'entends cette réflexion : un beau fumier pour les champs, c'est de la bonne graisse dans la soupe.

Gens simples qui pensent à la terre, qui la sentent lorsqu'ils tiennent les mancherons de la charrue. Simples peut-être, mais qui écoutent ce qu'on leur enseigne, qui parfois se donnent tant de peine, mettent en œuvre tant d'ingéniosité pour mieux faire encore, mais qui évoluent aussi dans leur modeste sphère. Quelqu'un qui écoute aussi ajoute : le tas de bon fumier donne la mesure de la dot de la fille. Je pense à ce petit agriculteur vosgien ; je vois son étable que garnit la sciure de bois remplaçant la paille défaillante dans ce pays de la prairie ; mais le fumier court, bien arrosé — pas une goutte de purin n'est perdue — c'est l'engrais par excellence de la prairie arrosée, si court qu'il est le liant immédiat des éléments sableux qui recevront les pommes de terre. Par association d'idées, je vous emmène un instant au Danemark, dans ce pays où l'on est propre, où, depuis longtemps, des livres garnissent une pièce propre et claire. Peu de paille, on fabrique des engrais liquides, une immense fosse où l'on puisera pour les prairies — ces prairies temporaires dont nous avons parlé — pour les terres légères qui me rappellent celles de Vosges. Évolution dans l'espace. Nous continuerons à évoluer dans le temps et à essayer d'en tirer une conclusion provisoire, comme nous ne pouvons raisonnablement que le faire.

L. BRÉTIGNIERE,

Ingénieur agricole.

Le Chasseur Français N°670 Décembre 1952 Page 740