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La tapisserie française ancienne

La figuration artistique veut que la peinture des tableaux soit nommée « art majeur ». Sauf les marchands guidés par le volume des transactions, personne n'a jamais pu expliquer ce qualificatif, et ce d'autant plus que la peinture n'est guère plus âgée que de quatre siècles.

Avant, bien avant, plus de dix siècles avant en France, et trois et même quatre millénaires en Égypte et Archasie mésopotamienne, il y avait la fresque, la mosaïque et surtout la tapisserie.

Ainsi, photographie imagée avant la lettre, la peinture, créée par Van Eyck — ce que l'on oublie, — eut des ancêtres aussi puissants que prestigieux, et même cette peinture en suivit longtemps la tradition avec Giotto et les autres primitifs.

La plus ancienne mention du métier de lisse connue remonte à 1250. Le prévôt des marchands y distingue les tapis « sarrasinois » et ceux « nostrez ». Le terme de « haute lisse » paraît dans un acte de 1303 en présentant une corporation d'artisans hautement qualifiés.

Jean le Bon, comme Charles V, possédait de très belles tapisseries, et c'est pour le duc d'Anjou, Louis 1er, que fut tissée la célèbre suite de l'Apocalypse, réalisée par Nicolas Bataille. Elle est conservée au musée d'Angers, et six panneaux réunissent quatre-vingt-dix personnages en deux zones horizontales, aux fonds bleus et rouges alternés. Malgré une surcharge de décors floraux, l'ensemble est empreint de majesté puissante.

À cet atelier de Paris et quelques autres secondaires, celui d'Arras, patronné par la comtesse Mahaut, va infliger une sévère concurrence. Cette émulation sera fructueuse, et la tapisserie va bénéficier d'une prospérité inouïe.

Mais la guerre de Cent Ans, la peste noire, la Jacquerie vont interrompre cet élan. Les artistes ayant déjà fui la France déchirée vers Arras et Tournai vont, en 1477, assister au sac de leurs ateliers par Louis XI. Ils fuiront à nouveau vers les Flandres et Bruxelles, ainsi qu'Anvers. Heureusement, d'autres se replieront vers la Touraine et le Midi ou constitueront des ateliers errants de ville en ville, presque nomades, ce qui empêchera, d'un côté, la fixation d'une école, mais, d'un autre, diffusera l'art de la tapisserie.

La tapisserie flamande et du Nord sera compartimentée avec une surabondance de personnages conduisant à une certaine confusion de composition. La tapisserie plus spécifiquement française sera beaucoup plus sobre et surtout parfaitement ordonnancée et équilibrée. Sa quiétude de genre constituera sa force expressive. Les personnages seront naturels sur des fonds vivants. La coloration sera nette et franche.

La tapisserie de ces époques est à la fois pieuse pour la décoration des églises et profane pour l'ornementation des demeures seigneuriales. Dans les cathédrales et couvents, abbayes et autres, elles sont accolées aux murs, tandis que, dans les demeures civiles, elles constituent des « clôtets », c'est-à-dire des cloisons mobiles de lourds tissus servant à compartimenter les hautes et trop vastes salles. Elles y servent aussi à donner une ambiance vivante à la sécheresse des Tours comme à lutter contre le froid des vents coulis.

Dès 1500, les tapisseries flamandes subissent les influences italiennes par les compositions de Raphaël. François 1er ne saura pas résister à cette mode et en italianisera la France autant que, quatre siècles plus tard, Napoléon III sera responsable de l'anglophilie parfois abusive en art. La vague est tellement puissante que l'immanquable réaction se produit et que Fontainebleau voit se constituer une Manufacture nationale royale de tapisseries, dirigée par le Primatice.

Fontainebleau crée alors une véritable école de composition, qui continuera sa tradition avec Philibert Delorme. Henri II transfère cet atelier à Paris en la Trinité, le 2 septembre 1551. Fontainebleau disparaîtra moins de dix ans après. En 1634, un artiste prestigieux, Dubout, issu comme tous les disciples de la Trinité d'un milieu de pauvres, donnera une merveilleuse tapisserie : la légende de saint Crépin. Toutefois, certains auteurs l'attribuent à Claude Vignon.

Henri IV, trouvant ces réalisations aux couleurs trop tapageuses sur les matières frustes, fera appel à des artisans flamands. Il en installe au moins deux à Bourg-Saint-Marcel dès 1601. D'autres viendront les rejoindre, qui essaimeront à Comans et à Saint-Germain. Enfin se créera, en 1607, l'atelier du Louvre, plus exactement près des Tuileries. Au XVIIe siècle, ces ateliers puiseront dans les inspirations de La Hire, Simon Vouet, Philippe de Champaigne, d'étonnantes réalisations. Les productions sont abondantes et souvent en forme de suite, comme les soixante-quatorze compositions de l'histoire d'Artémise, empreintes de puissante grandeur. Mazarin les patronne et aussi les acquiert.

Colbert, avec l'assentiment et l'appui de Louis XIV, crée en 1662 la Manufacture royale des Gobelins, en donnant autorité officielle à une fondation d'Henri IV fixant des Flamands en l'atelier du teinturier Jean Gobelin, remontant à 1447. Un autre mécène des arts, Nicolas Fouquet, avait, de son côté, subventionné pour son château de Vaux l'établissement de Maincy.

En 1667, nouvel essor par la création de la Manufacture royale des meubles de la Couronne, réunissant tous les grands noms des arts décoratifs. Le Brun l'organise et lui donne un élan que seule brisera la Révolution.

Il meurt en 1690, et son rival Mignard lui succède ; la tapisserie subit une atteinte grave. Sa notion technique décline au profit de la figuration en forme de tableau, ce qui n'est déjà plus de la véritable tapisserie d'art.

De plus en plus, le peintre va asservir le lissier en donnant trop de précisions aux détails surabondants. La précision (en quelque sorte photographique) y gagne, mais l'art va en mourir. Hachures, contrastes de tons, oppositions de nuances vont disparaître, et la tapisserie n'aura plus ses caractères naturels expressifs.

En même temps, les progrès techniques de la teinturerie vont mettre à la disposition des lissiers des milliers de coloris fragiles et peu stables. La fabrication, orientés exclusivement vers la gloire apologétique du Roi-Soleil, va suivre la décoration tout en or et marbres des palais. Pastorales et mythologie se disputent les thèmes. La tapisserie va participer surtout aux décors fastueux où l'opulence remplace la force.

Beauvais, fondé peu après les Gobelins, échappera quelque peu à cette emprise, car travaillant surtout pour les particuliers et l'étranger. Aubusson et Felletin sont encore plus affranchis de cette sujétion. Les productions, avec des motifs champêtres, servent surtout à recouvrir des sièges.

C'est alors la fin, et, après la Révolution, un siècle d'éclipse quasi totale marquera la tapisserie. Aux temps actuels, Lurçat, Miro, Dufy, Coutaud, Derain, Guignebert, Gromaire et d'autres tentent de reprendre la facture ancienne en la mariant avec des thèmes modernes.

Comme toutes les productions de hautes époques et sous l'action avortée de Viollet le Duc, la tapisserie a vu de multiples parfaites copies des œuvres les plus marquantes des hautes époques. On ne saurait sans injustice les estimer, car elles ont au moins servi à restaurer l'amour de cet art puissant.

De nos jours, on confectionne encore de ces reconstitutions selon les plus anciens procédés, mais c'est surtout dans les domaines de l'édition d'expansion culturelle artistique et de la photographie et l'iconographie que l'on trouve la collection complète des figurations de la tapisserie.

Janine CACCIAGUERRA,

de l'École des Chartes.

Le Chasseur Français N°670 Décembre 1952 Page 755