Pendant tout le moyen âge, et venant de plus loin sans
doute, une légende tenace, considérée comme une vérité que nul n'aurait songé à
contredire, a couru dans nos provinces, de l'Est surtout, et encore plus en
Allemagne, au sujet d'un animal extraordinaire, doué d'un pouvoir magique et
dont il était prudent de contenter les exigences, car sa puissance était
malfaisante, sans qu'on ait aucun moyen d'y résister.
Ce personnage, qu'on retrouve dans un grand nombre de récits
de l'époque et, plus tard, dans maint conte de fées, était le Roi des Rats.
En fait, c'était un rat, ou une grosse souris (on faisait d'autant moins la
différence que notre gros rat brun actuel était parfaitement inconnu en Europe
occidentale), qui manifestait sa royauté de la façon la plus étonnante et la
plus immédiatement évidente, car il avait sept têtes à lui tout seul !
Quand cette majesté polycéphale établissait son quartier général dans une
maison et appelait à lui le ban et l'arrière-ban de son peuple, ce que les
hôtes du lieu avaient de mieux à faire était de déménager en lui laissant la
libre disposition de tout ce qui était comestible entre les quatre murs.
Un des plus charmants ouvrages qui ait tiré parti de ce très
vieux thème est l’Histoire d'un casse-noisette, de W. Hoffmann, histoire
qu'a reprise avec beaucoup d'esprit et de finesse Alexandre Dumas. Mais si ces
auteurs, et bien d'autres, ont cherché leur inspiration aux sources mêmes de
l'antique folklore, d'où celui-ci a-t-il fait jaillir la première idée de cet
être monstrueux ?
Si, pour le savoir, nous poussons nos recherches dans un
certain sens, nous pourrons avoir la troublante surprise d'être mis en présence
du personnage lui-même, « en chair et en os » ou, pour le moins, à
l'état de momie conservée dans une vitrine ou flottant dans un bocal d'alcool.
Quant aux dessins qui le représentent, d'après nature, on ne les compte plus.
Est-ce donc alors que le roi des rats existe, ou a existé ? Et, en ce cas,
qui est-il réellement !
Une de ces momies, entre autres, se trouve, ou du moins se
trouvait, avant la guerre, au musée de Strasbourg. Elle provient du Palatinat,
où le « roi » a été découvert et capturé par des ouvriers agricoles
qui déplaçaient des bottes de foin dans une grange. Si nos souvenirs sont
exacts, ce roi n'a pas sept têtes, mais six. En compensation, il a également
six corps et, si l'on y regarde de près dans un amalgame assez confus, six
queues.
Cette constatation nous met déjà sur le chemin de la
réalité. Le roi des rats n'est pas un monstre « jumelé » comme peut
l'être un veau à deux têtes ou un mouton à cinq pattes, mais tout simplement
une réunion fortuite, et apparemment indissoluble, d'animaux normalement
constitués et faits pour vivre indépendants les uns des autres, si un accident
ne les avait assemblés pour le reste de leur vie.
Comment cet accident s'est-il produit ? On a fait à ce
sujet de nombreuses hypothèses, car le cas est loin d'être unique et a été
étudié et commenté par des générations de savants et d'observateurs.
Pour les uns, il s'agit de jeunes animaux que les froids de
rudes hivers, ou d'autres causes, ont obligés à vivre étroitement blottis les
uns contre les autres pendant de longues semaines et qui, expulsant à mesure
leurs excréments, en ont fait une sorte de glu qui a confondu en une seule
masse leurs appendices caudaux. Après quoi, à la suite d'écorchures de contact,
une sorte de greffe s'est produite, cicatrisée, et les captifs n'ont pas pu se
libérer.
Mais, répondent d'autres, ces greffes par rapprochement ne
sont pas toujours visibles, tandis que le plus souvent les queues sont
inextricablement nouées et renouées à multiples tours. Ne s'agirait-il pas
plutôt, d'une anomalie prénatale, les embryons se trouvant déjà mélangés au
cours de leur formation et venant au monde en « paquet », dès ce
moment impossible à dégager ?
S'il en était ainsi, argumente-t-on encore, comment
pourraient-ils survivre ? On trouve des rois des rats adultes. Il faut que
leur liaison soit récente. Sinon, chacun tirant à hue et à dia, aucun ne
pourrait se nourrir. Voyez deux cerfs engagés par leurs bois, ils ne tardent
pas à périr, encore que, ayant généralement tous deux le nez à terre, ils
pourraient pâturer tout de même s'ils savaient coordonner leurs mouvements.
Des naturalistes aussi célèbres que Buffon, que Cuvier, ont
discuté la question, sans la faire beaucoup avancer. L'hypothèse de
l'agglutination hivernale n'est pas probante, car on a trouvé des rois des rats
en été, et qui ne paraissaient pas avoir souffert. Un des exemplaires les plus
curieux est celui qui a été trouvé, vivant, à Strasbourg encore, en 1683, dans
la cave d'un certain Moïse Wurtz, et dont les six composants forment une
parfaite rosace ! Quant à une explication fondée sur une préformation fœtale,
elle paraît assez difficile à soutenir. Il faut cependant mettre au dossier, à
son appui, un groupe de cinq nouveau-nés qui se tiennent, eux, par le cordon
ombilical.
Du moins, si l'on ne sait pas encore très bien comment se
constitue un roi de rats, celui-ci existe, à condition, qu'on se contente d'appliquer
ce nom à ces seules unions, bizarres certes, mais qui ne s'écartent en aucune
manière des lois ordinaires de la nature. Et l'on comprend parfaitement, dès
lors, l'origine de la légende. Du groupement d'animaux, on a fait un être
unique, merveilleux, bien entendu. Et ce nec pluribus impar pouvait-il
devenir autre chose qu'un roi tout-puissant ?
Mais ne nous arrêtons pas sur cette voie. Et, puisque ce
phénomène nous a fait deviner l'origine du « Ratten-König » des
vieilles légendes germaniques, ne pourrions-nous pas essayer de rencontrer sur
le même chemin l’Hydre, de l'antique mythologie, celle des marais de
Lerne, par exemple, que vainquit Hercule en lui coupant toutes les têtes à la
fois ?
Elle en avait cent. C'est beaucoup. Mais qu'est-ce qu'une légende,
sinon une vérité super-exagérée ? Y aurait-il donc une ombre de vérité
dont est né ce monstre ? Cherchons-la.
On dit : un nœud de vipères. L'expression est courante.
Mais la chose l'est aussi.
Cette fois, l'hiver y est pour quelque chose. On sait que
tous les reptiles, tortues, lézards, serpents, interrompent leur vie active
pendant la saison froide et se réfugient sous terre, où ils ne tardent pas à
s'endormir plus ou moins profondément pour ne se réveiller qu'aux beaux jours
d'avril ou même de mai.
En outre, beaucoup d'entre eux vont se terrer ensemble, non
par sympathie réciproque ou par tendances grégaires, mais parce que le lieu où
ils se retrouvent leur convient mieux qu'un autre et les attire, chacun pour
soi. Les vipères sont coutumières du fait. Il n'est pas rare de les découvrir
ainsi, par paquets de plusieurs dizaines, dans un terrier de lapin, une ruine
envahie par les ronces, une maison habitée même. Dans des contrées d'eaux
thermales où l'on creusait des canalisations, des ouvriers en trouvèrent de
véritables foules, étroitement entassées en un point où le sol était tiédi par
des sources chaudes voisines. Et si ces cas ne sont pas rares dans nos pays, la
palme de ces venimeuses assemblées appartient aux crotales, aux fameux « serpents
à sonnettes » américains, qui, à certains moments, semblent accourir par
troupes entières vers le même refuge, le plus souvent une demeure paisiblement
occupée et dont les hôtes sont, bien entendu, ravis quand ils s'aperçoivent du
choix flatteur dont ils ont été honorés.
Or, au cours de cette promiscuité de bêtes ondulantes et
insinuantes pressées les unes contre les autres, il arrive que, justifiant
l'expression que nous avons citée plus haut, elles se « nouent »
réellement à plusieurs, de telle façon qu'elles ne peuvent se dégager tout de
suite, ni parfois même à la longue, leurs efforts ne réussissant qu'à resserrer
leur étreinte, comme on resserre un nœud en tirant trop fort sur la ficelle
qu'on est impatient de démêler. Mettons-nous alors à la place du témoin, d'esprit
un peu simple et peu enclin au raisonnement, qui se trouve tout à coup face à
face avec cette masse corporelle informe, surmontée d'une demi-douzaine de
têtes sifflantes et dressées, aux yeux fixes de Méduse, et prêtes à s'élancer
sur l'intrus.
N'est-ce pas là une vision assez effrayante, dont on ne
pourra s'empêcher de la décrire en l'amplifiant, jusqu'à ce que, répétée de
bouche en bouche, elle devienne un fléau formidable, né de Typhon et d'Échidna,
suscité par Jupiter pour le châtiment des hommes, et dont seul un demi-dieu — et
encore aidé par un compère — est capable de venir à bout ?
L. MARCELLIN.
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