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Sur les bancs de Terre-Neuve

À l'extrême pointe du Labrador, dont elle n'est séparée que par un détroit d'une quinzaine de kilomètres, une île projette son triangle minéral : Terre-Neuve ... Grande solitude au péril de la mer, îlot sauvage assoupi sous les brumes ou bloqué par les glaces ! Non pas … Certes, au temps de sa redécouverte, des tribus de « sauvages » l'habitaient. Ces hommes que les premiers explorateurs assimilaient aux Peaux-Rouges étaient une peuplade à l'origine mystérieuse, les Faces-Pâles, qui usaient, pour se protéger des moustiques, d'oxydes de fer dont ils se teignaient la peau. Humbles demeures, que leurs cabanes de bois recouvertes de peaux de poissons qui abritaient au long des côtes leur existence de pêcheurs et de chasseurs !

Ces côtes sont demeurées le lieu d'élection des navigateurs de passage et d'une population sédentaire qui s'accroît de jour en jour. Où fuyaient dans la brume ou sous la bourrasque de neige les « Faces-Pâles », tout un peuple aujourd'hui s'agite. Alors qu'en 1830 on n'y dénombrait que 40.000 habitants, c'est 320.000 âmes que l'on comptait en 1945 ; 90 p. 100 des habitants sont des riverains, répartis en 1.300 localités échelonnées sur l'impressionnante dentelle de ses 9.000 kilomètres de côtes ; 60 p. 100 sont représentés par des Anglais, 25 p. 100 par des Irlandais et le reste est formé de Français et d'Écossais.

Il paraît difficile d'évoquer cette grande île sans voir se profiler dans la brume incertaine la mâture fantomatique des trois-mâts partis quelques semaines plus tôt de nos ports de Saint-Malo ou de Granville. Par l'heureuse rencontre des deux grands courants du Labrador (courant froid) et du Gulf Stream (courant chaud), les dépôts glaciaires se sont accumulés sur les bancs, plateaux sous-marins d'une superficie presque égale à celle de la France, vestiges d'un continent effondré. Poissons et crustacés y sont innombrables, parmi lesquels abondent morues, harengs, flétans, homards. Les mêmes parages reçoivent encore fréquemment la visite de baleines et de phoques. Tant de richesses n'assurèrent pourtant qu'une prospérité inconstante.

À vrai dire, ses richesses naturelles sont assez restreintes. Terre froide, son sol est généralement rebelle à toute exploitation agricole, et, si goémons et déchets de poissons fournissent un bon engrais, il ne s'y produit guère que quelques légumes et pommes de terre. L'île doit donc importer vivres et produits de consommation, du Canada pour les deux tiers et des États-Unis.

Le pivot de ses exportations est, par contre, axé sur trois industries : la pâte de bois et le papier, les mines et la pêche, avec plus-value actuelle pour la dernière.

Terre-Neuve est, en effet, surtout un grand centre de pêche où flotte une odeur de morue salée, où glissent de grands chalutiers modernes, où croisent des navires-hôpitaux dont la bienfaisante présence apporte un précieux réconfort aux maris qui, durant les longs mois de solitude, rêvent au lointain village de leur enfance et voient passer dans leur rêve, sur la lande aux ajoncs d'or, le visage toujours inquiet d'une vieille maman silencieuse ... Ils rêvent de leur Bretagne, oubliant très certainement que huit ou neuf siècles plus tôt une pêche semblable se pratiquait sur ses côtes tièdes et qu'il s'y faisait alors un florissant commerce de morues fraîches et salées.

Des premières barques aux chalutiers modernes, la pêche y a connu bien des vicissitudes, mais c'était toujours la même brume obsédante, les lointains décolorés dont parfois ne revenait pas quelque beau voilier parti plein d'espoir ... Tout cela ne laissait pas de rendre émouvants ces départs et ces « pardons » souvent célébrés qui faisaient accourir les foules dans nos ports de Bretagne ou de Normandie. Le grand départ concentrait alors une véritable flotte de quelque cent cinquante voiliers qu'allaient monter des milliers de marins ... La vieille cité malouine retrouvait ses grands airs de fête où passait tout un peuple d'amis et de parents ... Et le soir venait ... On se quittait ... Puis, à l'aurore d'un jour où soufflait un vent favorable, on ne voyait plus à l'horizon que les taches claires des voilures se fondant dans la vapeur bleue des matins ... Vingt jours durant ils allaient ... Et, sur les bancs, au Platier, au Banquereau, de nouveau, ils reprendraient bientôt leur rude labeur.

À ces voiliers silencieux qui ne sont plus aujourd'hui qu'un souvenir l'Amérique et le Canada opposèrent des goélettes à moteur de 100 et 150 tonneaux. L'armement français devait à son tour adopter les grands chalutiers modernes. Si 235 trois-mâts glissaient encore sur les bancs en 1913, leur nombre tombait à 129 en 1924, à 74 en 1930, à 11 en 1939. Comment, en effet, forts seulement des 6.000 quintaux qu'ils ramenaient, auraient-ils pu tenir tête aux 30.000 quintaux de morues salées que portent en leur cale les modernes navires ? Véritables cargos par leur tonnage, disposant de toutes les techniques récentes, ils pratiquent désormais une pêche scientifique qui ne les limite plus aux bancs de l'île, mais les porte à travers l'Océan glacial, du Groenland au Spitzberg, et leur permet généralement deux campagnes de pêche annuelles là où les anciens voiliers n'en pouvaient assurer qu'une.

Enfin, des « barbiers », ces médecins du XVIe siècle embarqués à l'origine, aux chirurgiens des actuels navires-hôpitaux de la « Société des œuvres de mer », il y a loin. Leur aide s'adresse indifféremment à tous, quels que soient le bâtiment ou l'homme ... L'admirable devise de Pasteur inspire ces activités généreuses : « On ne dit pas à un malheureux : De quel pays, de quelle religion es-tu ? On lui dit : Tu souffres et cela suffit ; tu m'appartiens et je te soulagerai. » Il suffira de préciser, pour mesurer toute l'importance de leurs œuvres, qu'au cours de 43 campagnes ces bienfaisants coursiers des mers sont entrés 23.000 fois en communication avec les navires de pêche. Car le navire-hôpital n'est pas seulement un foyer d'assistance médicale, mais aussi la poste de l'océan, qui recueille et distribue un courrier tant désiré durant les mois d'exil volontaire.

Mais, parce que Terre-Neuve offre aussi des perspectives cynégétiques et touristiques non négligeables, assez peu mises en valeur jusqu'ici, il nous reste à souhaiter au lecteur de descendre sur son sol quelque jour d'un de ces longs-courriers qui croisent dans son ciel ou d'aborder à l'île où résonne encore le vieux « parler » de chez nous. Il y pourrait goûter un peu de paix, s'enivrer de sauvage nature, au seuil des civilisations trépidantes dont l'écho meurt à ses rivages et des villes aux mille lumières qui s'élèvent par delà les brumes.

Pierre GAUROY.

Le Chasseur Français N°670 Décembre 1952 Page 759