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Saint Éloi et la vie rurale

Le 25 juin et le 1er décembre, un certain nombre de corps de métiers fêtent joyeusement la Saint-Éloi, qui, en dehors de son patronage bien connu des orfèvres et des métallurgistes, est surtout un protecteur de la ferme. A. van Gennep, le grand maître du folklore français, écrit à ce sujet : « Saint Éloi est aussi un saint agraire et pastoral important ... Les coutumes qui ont été organisées populairement autour de la Saint-Éloi d'hiver, le 1er décembre, sont, en règle générale, et sauf exceptions locales, plutôt corporatives qu'agraires ou pastorales, ce qui se comprend sans doute parce qu'à ce moment les travaux des champs sont arrêtés, les animaux sont rentrés dans les stables et les écuries, mais les artisans du fer, de la charronnerie, de la sellerie et bourrellerie, etc., sont au travail pour la préparation de ce dont leurs concitoyens auront besoin au printemps.

» Patron, surtout dans le Nord et en Provence, des « cultivateurs » non organisés en corporation, saint Éloi l'est à la fois de toutes leurs bêtes de trait et de somme, des équidés (chevaux, ânes, mulets) comme des bovins (bœufs, vaches), sinon partout, du moins dans certaines régions ou localités. »

Saint Éloi est, dans quelques-unes de nos provinces, le protecteur attitré du cheval, sans doute par suite d'une légende que l'on nous permettra de résumer brièvement. Un jour, Éloi, faisant son tour de France, s'établit en qualité de maréchal ferrant dans un village des environs de Limoges (on sait qu'il était de ce pays). Très orgueilleux, il mit à sa porte une enseigne portant ces mots : Éloi, maître de tous. Un soir, un jeune compagnon arriva et demanda au futur bienheureux de lui enseigner ce qu'il ignorait. Le maître lui montra alors son écriteau et lui ordonna de faire un fer à cheval en trois « chaudes ». L'inconnu le fit en une seule, au grand ébahissement du maréchal. À ce moment, survint un étranger qui voulait faire ferrer sa monture. Le mystérieux ouvrier prit une hachette, coupa le pied de la bête et tranquillement effectua son travail, puis recola le membre sectionné. L'apprenti, on l'a deviné, était Notre-Seigneur, qui voulait donner une leçon d'humilité à son disciple. Cette merveilleuse histoire explique sans doute pourquoi les métiers s'occupant du cheval se sont placés sous la divine protection de l'orfèvre royal.

Quoi qu'il en soit, depuis des siècles on a coutume de faire bénir ces équidés par l'évêque de Noyon. Dès le XIVe siècle, les palefreniers du duc de Bourgogne mènent leurs chevaux à des pèlerinages renommés. C'est principalement en Bretagne que nous trouvons de nos jours les centres les plus importants de ce culte nettement rural. Il y a une centaine d'années, Jollivet, décrivant les usages des Côtes-du-Nord, consacra plusieurs pages à ces pardons d'un genre particulier. Il rapporte, par exemple, qu'à Paule, le 10 août, une quantité considérable de chevaux étaient amenés par leurs maîtres à une fontaine située près d'une chapelle. Là, les cavaliers versaient de l'eau dans les oreilles de leurs coursiers et leur faisaient faire le tour de l'oratoire ; la cérémonie se terminait par une course où les accidents étaient assez fréquents.

Le pardon des chevaux de Kerfourn, près de Pontivy, a été décrit par Madeleine Desroseaux dans un livre charmant et documenté. Chaque année, le dernier dimanche de septembre, le maire (du moins il y a quelques années) accueille les « pèlerins à quatre pattes » ; les cavaliers, une simple baguette de coudrier à la main en guise de cravache, galopent sur le chemin qui leur est strictement réservé, tandis que, par la route processionnelle, on voit dévaler les coiffes blanches qui voltigent au vent. « Le véritable office, écrit Madeleine Desroseaux, se déroule dans une prairie, devant une fontaine ornée de fers à cheval où saint Éloi a sa niche. Le prêtre en surplis lit dans son rituel les paroles de la Benedictio animalis puis celles de l’aqua benedicta. Un homme puise à pleins seaux à la fontaine bénie l'eau dont il arrose les sabots de chaque cheval ... Et la foule s'écoule dans la prairie voisine où le curé de Kerfourn allume un énorme bûcher fait de branchages mélangés de pétards. Le feu de joie rougeoie comme une forge et éclate comme un orage, force tonitruante dont les violences de matamore, vite essoufflées, s'évanouissent en fumée ... »

G. Millour, qui, dans une excellente thèse de médecins vétérinaire, a étudié les saints guérisseurs du bétail en Bretagne, a consacré quelques pages au grand saint Éloi. Son pardon à l'île Modez revêt un caractère très particulier, les chevaux de la côte se livrent à de véritables compétitions ; pour obtenir le premier prix, leurs maîtres rivalisent de hardiesse, n'hésitant pas à lancer leur monture dans le bras de mer afin de gagner de beaux bouquets et une bouteille de bon vin.

Dans la plupart des sanctuaires, on asperge la bête avec l'eau de la fontaine sainte afin de préserver l'animal de toutes maladies pendant l'année entière.

Depuis 1939, les offrandes se font de plus en plus en espèces, par suite évidemment des restrictions amenées par la guerre. Autrefois on offrait principalement une petite touffe de crin de l'animal ou encore des fers. « À Saint-Eloy-Louargat, écrit G. Millour, il y en a tout un échantillonnage, depuis de minuscules — véritables pendentifs pour gentes demoiselles — jusqu'à d'imposantes pièces pesant deux et trois kilos. Parfois ils sont enrubannés, piqués de roses artificielles, recouverts de papier d'étain, portant une formule de reconnaissance et une date, voire le nom d'une paroisse. On note un fer attaché à un sabot ! »

On remettait également au sanctuaire un cheval en carton ou en bois analogue aux jouets d'enfants. Avant 1914, on apportait principalement des rations d'avoine. À Saint-Nicolas-Du-Pélem, un coffre pouvant contenir vingt mille kilos de graine était à la disposition des dévots ; quatre hommes, du matin aux vêpres, déchargeaient les sacs, qui constituaient pour la cure un sérieux revenu. Ajoutons que ces pèlerinages étaient souvent suivis par des centaines d'équidés ...

Nous retrouvons ces manifestations hippiques en Provence, où Mistral leur a consacré quelques-unes de ses plus belles pages. Voici quel était le scénario usité à Barbentane, il y a environ un siècle. Dès le matin, tous les hommes et jeunes gens qui devaient participer à la fête se rendaient au lieu de rendez-vous, où ils trouvaient un chariot orné de verdure. On attachait alors à cette voiture trente, quarante et même cinquante mulets richement harnachés, portant des brides à miroirs ; leur tête était surmontée de panaches de plumes, tout comme une danseuse de music-hall.

Chaque cavalier, coiffé d'un bonnet blanc, en manches de chemise, armé de son fouet, dirigeait sa monture pendant que des tambours cachés dans le véhicule battaient des airs entraînants. Le char entrait en ville et lentement passait par les rues, puis s'arrêtait devant l'église, où le curé bénissait les mulets ; ensuite c'était une galopade effrénée à travers Barbentane, qui, deux jours durant, honorait joyeusement le grand saint Éloi.

De nos jours, à Arles-sur-Tech, le 25 juin, les muletiers célèbrent l'évêque de Noyon en défilant dans la pittoresque petite ville avec la bannière de leur corporation. Après la cérémonie religieuse a lieu un bal en plein air avec les coblas catalanes.

Dans certaines régions on invoquait saint Éloi sans pour cela accomplir les rites d'aspersion ou se livrer à des réjouissances spectaculaires. À Noyon, où le souvenir de l'orfèvre était resté très vivace, les cultivateurs allaient jadis chercher des cacliques ou caclittres, sortes de colliers bruyants formés de tubes de plumes et de petites fèves, au monastère fondé par saint Éloi.

En Picardie jadis, le 25 juin et le 1er décembre, les agriculteurs de la région venaient à l'église Saint-Pierre, où le prêtre, à l'aide du « marteau de saint Éloy », traçait une croix sur les animaux ; à Bacouel, à Grandfresnoy et à Bouvresse, on conduisait les équidés à la messe.

À Châlons-sur-Vesle (Marne), vers 1895, on distribuait aux chevaux des pains et des miches bénites, puis les cultivateurs, comme à la fin de la moisson, festoyaient.

Car, nous l'avons déjà dit, la Saint-Éloi est, dans certaines régions, un jour de liesse pour les travailleurs de la terre. En 1869, à Sainte-Marguerite, au pays de Bray, les laboureurs, comme on disait autrefois, faisaient un dîner après l'office religieux ; il en était de même à Grèges, dans la Seine-Inférieure, du moins avant la guerre de 1870.

Les textes concernant la Champagne nous indiquent des survivances de cet usage. Dans la région de Belleville-sur-Bar, seuls les fermiers possédant au moins un cheval assistent à la messe. Bien entendu, on offre un pain bénit qui est, en réalité, un amoncellement de gâteaux. À la sortie de l'église, on se rassemble au café, où on mange de la pâtisserie arrosée de vin chaud, car nous sommes en hiver, ne l'oublions pas ; de nos jours, on fait souvent un banquet.

Lorsqu'un jeune cultivateur nouvellement installé assiste a sa première Saint-Éloi, on lui offre un bouquet et on lui souhaite la bienvenue pendant que la jeunesse tire des coups de fusil, rites que nous pouvons observer au cours de maintes coutumes rurales. Le soir, tous se rassemblent pour faire des parties de cartes.

Ajoutons que les paysans normands ont coutume de dire le 1er décembre :

À la saint Éloy,
c'est le temps du froid,
fume le jambon,
sale ton cochon.

Et terminons par une note imprévue. Avant la Révolution, dans certains cantons de Bretagne, lorsqu'un cheval bâillait on lui disait gravement : « Saint Éloy vous assiste ! »

Roger VAULTIER.

Le Chasseur Français N°670 Décembre 1952 Page 760