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naissance d'une dimension

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RAPPEL : une version de l'ensemble du développement, revue et améliorée dans le détail, est disponible en format pdf à l'adresse : Dimensions des nombres  

 
 
 
 
 
 
 
 

Ian Stewart fait goutter son robinet
 
Nous allons d'abord résumer la narration que fait Ian Stewart [Dieu joue-t-il aux Dés ? - chapitre "Sonder les profondeurs" - Editions Flammarion NBS] de l'apparition du chaos dans la cadence des gouttes qui tombent d'un robinet.
Puis nous proposerons une interprétation de "ce qui se passe", et de ce qui fait que le phénomène devient soudain chaotique.
 
 
 
On ouvre très doucement un robinet. Une goutte se forme petit à petit, se gonfle, puis se détache et fait "floc" en tombant sur l'évier. Si l'on écoute tomber les gouttes les unes après les autres, on entend alors "floc-floc-floc, etc.". 
On ouvre encore un tout petit peu plus le robinet, et les gouttes commencent à se grouper par deux : deux gouttes très rapprochées, puis un intervalle un peu plus long, et à nouveau deux gouttes très rapprochées. On entend maintenant : "flicfloc-flicfloc-flicfloc, etc". 
On ouvre encore d'avantage le robinet, le rythme des flicflocs s'accélère. Plus on ouvre, plus l'intervalle entre un flic et un floc se réduit, et plus l'intervalle entre un flicfloc et un autre flicfloc se réduit également. 
On ouvre encore un peu plus, juste une fraction de soupçon de presque rien d'un peu plus, et alors soudain, sans raison apparente, le rythme des gouttes devient complètement irrégulier, sans plus aucune périodicité, en un mot : complètement chaotique. 
 
 

La chose a été mesurée expérimentalement. Ian Stewart le signale dans son même ouvrage mais cette fois au chapitre "Retour à Bashô".
Robert Shaw et ses collaborateurs à l'université de Californie à Santa Cruz, ont commencé par réaliser une mesure sur environ 5 000 intervalles successifs de temps entre gouttes dans la phase "chaotique" d'un robinet. Le rythme obtenu avait bien un aspect absolument aléatoire dont aucune régularité ne pouvait être décelée.

Puis, cette équipe a procédé à ce que Ian Stewart appelle un "trucage", et qui a consisté à construire une figure 3 D à l'aide de la série purement linéaire (donc apparemment 1 D) des intervalles de temps mesurés.
Le trucage est le suivant : on utilise la valeur d'un intervalle de temps comme 1ère coordonnée d'un point dans l'espace. Pour obtenir la 2ème coordonnée du même point on prend la valeur de l'intervalle mesuré juste après. Et pour obtenir la 3ème coordonnée on prend la valeur de l'intervalle mesuré encore après. Puis la valeur qui a servi de 2ème coordonnée est maintenant prise comme 1ère coordonnée d'un nouveau point, etc. Ce trucage, transformant une série 1 D en figure 3 D, est une méthode mise au point par Ruelle, Packard et Takens.
 

le "trucage" qui permet, par décalages successifs,
de transformer une sérié linéaire en une figure en trois dimensions
 
 
Etrangement, dans le cas des intervalles chaotiques entre gouttes, tous les points obtenus par ce type de bricolage d'une série apparemment aléatoire et irrégulière construisent dans l'espace une figure bien formée.  
Ils se tiennent tous à l'intérieur de la surface de la figure que l'on reproduit ci-contre. 
 

Etrangement est le mot, puisque l'on donne précisément à cette figure le nom "d'attracteur étrange".
    Attracteur, car tous les points y sont attirés.
    Etrange, car ils ne forment pas une figure continue dans le temps. Si par exemple un point calculé tombe vers un bout de la figure, on ne peut absolument pas deviner si le suivant de la série sera juste à côté, ou à l'autre bout de la figure. Il sera tout simplement n'importe où, mais toujours à l'intérieur de la surface que forme la figure.
 
  
Nous étions partis d'une série temporelle 1 D continue, puisque les intervalles de temps y sont rangés dans l'ordre exact où ils se sont produit l'un après l'autre, en continu dans le temps.  
La figure que l'on a formée a gagné plusieurs dimensions, mais "en échange" elle a perdu toute continuité dans la dimension du temps.  
Que s'est-il donc passé ?  
 
Pour le deviner, nous allons maintenant réinterpréter la dynamique des gouttes en termes de déformations. 
 
 
 
 
Une goutte qui se forme peut être comprise comme le résultat de la combinaison de 3 déformations indépendantes les unes des autres. Indépendantes quant à leur cause, et quant à leur type d'évolution :
     - la 1ère cause de déformation est celle de la pression de l'eau. L'eau qui vient "de derrière" pousse l'eau qui est déjà dans le bec du robinet, et la force à sortir.
     - la 2ème cause de déformation de la goutte est la gravité : elle creuse la surface du liquide et la déforme.
     - la 3ème cause de déformation est la force de capillarité qui crée à la surface de la goutte une tension qui retient l'eau au bec et l'empêche de tomber malgré l'eau qui pousse "par derrière" et malgré la gravité qui l'attire "par en dessous".
 
Quand on commence par ouvrir très légèrement le robinet, l'enchaînement de ces trois déformations est simple à suivre :
    - la pression pousse l'eau vers le bas du robinet,
    - la gravité creuse la surface,
    - la tension capillaire la retient dans le bec,
et quand le poids contenu dans la goutte est supérieur à ce que peut retenir cette tension, la goutte se détache et tombe.
Cela fait "floc".
Et cela fait de la place pour une goutte suivante qui va bientôt commencer à se former. On est dans la phase "floc-floc-floc".
 
Quand on ouvre juste un peu plus le robinet, on ne va pas laisser suffisamment de temps à une goutte pour se former toute seule tranquillement : la goutte suivante va commencer à se former avant que la précédente ne soit tombée.
La suivante va donc précipiter la chute de la précédente, et va se trouver elle-même entraînée dans cette chute.
C'est ce qui groupe maintenant les gouttes par deux. C'est pour cela qu'on entend maintenant : "flicfloc-flicfloc-flicfloc".
 
Si l'on augmente encore la vitesse de l'eau qui arrive, donc la 1ère déformation, chaque couple de gouttes aura de moins en moins de temps pour se former.
En conséquence, c'est chaque couple qui va se mettre à interférer avec le couple suivant, puis ce sera chaque "paire de couple" avec chaque "paire de couple", puis chaque "paire de paire de couple". . . etc.
Ainsi le rythme s'accélère périodiquement.

Et puis soudain, n'importe quoi : le chaos.
 
 


Les trois déformations que l'on a décrites sont ce qu'on a appelé des "déformations courbes" [revoir E ce moment], car leurs valeurs varient de façon périodique :
    - ainsi, la pression de l'eau qui force la goutte à se gonfler passe par un maximum que l'on peut quantifier comme "1" et qui équivaut à un redémarrage à 0, puisque la goutte libérée quitte alors le robinet.
    - même chose enfin pour la gravité qui s'exerce sur le volume d'une goutte d'eau qui augmente jusqu'à un maximum puis repart à 0 quand la goutte est tombée.
    - même chose pour la tension capillaire qui varie périodiquement avec la forme périodiquement plus ou moins tendue de la goutte.
 
Par ailleurs, ces trois déformations courbes sont incommensurables entre elles : il n'y a pas de relation stricte entre ce qui modifie la pression de l'eau (notre main qui tourne le robinet), ce qui fait varier l'intensité de la capillarité (la forme de la goutte qui change continuellement), et ce qui fait varier le volume d'eau pris en charge de façon cohérente et continue par la gravité (la viscosité interne du liquide).
Malgré cette incommensurabilité, l'effet cumulé de ces trois causes de déformation est d'abord "continu" dans l'espace-temps : on voit bien chaque goutte naître, se gonfler, tomber.
C'est sans surprise.
 
Quand on augmente la pression, on force les trois causes à interférer les unes avec les autres car on ne laisse pas le temps à une goutte de tomber avant de provoquer la naissance d'une autre. Mais bien que ce soit déjà un peu compliqué, c'est toujours continu, c'est-à-dire que l'on peut toujours deviner ce qui va se passer, comment le rythme va accélérer.
 
Puis, quand l'interférence atteint un point particulier, soudainement cela n'est plus du tout continu dans l'espace-temps, parce qu'on ne pourra plus jamais déduire de ce qui s'est passé dans l'espace à un instant, ce qui se passera dans l'espace à l'instant suivant : le prochain intervalle entre gouttes sera-t-il plus court que le  précédent ? sera-t-il plus long ? sera-t-il semblable ?
Nous ne pouvons plus répondre, car il n'y a plus aucune continuité repérable dans le rythme.
 

 
 


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