1°) Un investigateur d'un nouveau genre :
1. Un architecte sait lire des plans, comprendre un schéma, visiter des lieux et s'y repérer.
2. Il a une profession respectable et respectée qui lui facilite l'accès auprès des autorités comme des particuliers.
3. Il sait construire ET démolir, échafauder ET démonter, étayer ET consolider un bâtiment, une hypothèse, un scénario...
4. Il sait donc tirer des conclusions.
5. C'est un homme instruit dont les savoirs et savoir-faire sont validés par un diplôme ; il n'est donc pas un affabulateur, un amateur/dilettante ou un charlatan mais une personne digne de foi.
6. Il est aussi et enfin un homme de terrain, puisqu'il visite - ou arpente (au sens propre) - les chantiers de construction.
Bref, à l'instar d'un policier, d'un détective privé journaliste, un architecte réunit les principales qualités que se doit de posséder un investigateur.
Mais il y a une autre raison qui fait toute l'originalité et la clairvoyance du créateur de la série Larry Cohen.
2°) Un tisseur de lien social :
Un architecte se double souvent (c'est sa formation universitaire qui veut ça) d'un urbaniste ; car il ne bâtit pas en plein désert, mais sur les sites où se rassemblent les êtres humains (de nature grégaire) : les villes (voir annexe "La parabole de Bertolt Brecht").
Il est donc celui qui propose à ses semblables l'environnement dans lequel il va vivre demain ; il propose donc de fait SA propre vision de la vie en société. Quelle est donc celle de David Vincent (ou de Larry Cohen, le véritable "architecte" de la série) ?
Le pessimisme et l'absence totale d'humour qui caractérisent Les Envahisseurs laisse à penser que Cohen n'est guère indulgent envers le monde des années 60 dans lequel il vit. Il nous dépeint un univers où les gens (car il n'y a pas de réelles différence entre humains et aliens) sont égoïstes, menteurs et prêts à tout pour sauver leurs petits avantages acquis ou potentiels. Kogan (voir épisode Beachhead) n'a pas besoin d'être un envahisseur pour devenir suspect aux yeux de Vincent ; il lui suffit d'être un investisseur immobilier qui vide une ville des ses habitants pour son intérêt personnel (bâtir une lucrative station balnéaire !). Kogan est donc PAR NATURE l'adversaire de l'architecte social(iste) et sociable qu'est David Vincent.
Remarquons d'ailleurs que, pour des raisons plus subtiles que celle de la discrétion, les envahisseurs investissent TOUJOURS des lieux désert(é)s ou désaffectés. Le message de Cohen est donc clair : les "Investisseurs" modernes sont en fait les fossoyeurs de notre société puisqu'ils vident les lieux de rassemblement social (usine, théâtre, hôtel, restaurant, entrepôt, centrale électrique,...) de leurs occupants.
La thèse (une variante - marxisante - de "l'argent ne fait pas le bonheur") est donc la suivante : l'individualisme et l'appât du gain déshumanisent - on dit aussi "aliènent" - l'homme. Or, le mot "alien" - qui sert, en anglais, à désigner un extra-terrestre - signifie en fait "étranger, différent de nous".
"Aliéner" c'est rendre étranger à soi-même, donc non-humain. Ce qui envahit la Terre c'est la nouvelle civilisation de l'argent.
Cette civilisation n'est peut-être pas extra-terrestre, mais pour Larry Cohen elle est in-humaine...
3°) Un porte-parole au message ambigu :
Compte tenu de ces éléments, on peut se demander si la série et le personnage central véhiculent une idéologie cohérente. Tel n'est pourtant pas le cas.
David Vincent reflète les contradictions de son créateur Larry Cohen, un homme de gauche (socialiste ?) au caractère peu... sociable ! Ses querelles avec le producteur Quinn Martin sont devenues légendaires. Elles conduisirent à son éviction de la série.
Le nom de son héros (David + Vincent = prénom juif + nom chrétien) est l'image en miroir de son créateur (Larry/Laurence + Cohen = prénom chrétien + nom juif).
Cette "oxymore patronymique" (juxtaposition de deux termes contradictoires) reflète la personnalité d'un homme qui, tout en voulant le salut de l'humanité, se méfie de ses congénères au point de soupçonner certains d'entre eux d'être des extra-terrestres ! Un homme opiniâtre (il ne se décourage jamais) mais pessimiste : il est persuadé (jusqu'à l'apparition d'Edgar Scoville dans l'épisode "The Defenders") qu'il prêche dans le désert. Un personnage finalement fragile qui tient autant de Pierre et le Loup (à force de crier au loup...) que de Cassandre (prophétesse condamnée à ne jamais être crue).
A travers Les Envahisseurs, Larry Cohen exorcise donc ses propres contradictions et surtout son démon personnel : la peur de l'autre. 4°) L'artiste engagé ou la croisade de David Vincent :
Sorte de Don Quichotte moderne et de José Bové (militant paysan anti-mondialisation) avant la lettre, David Vincent a aussi le profil d'un leader (politique) charismatique (voir à ce sujet la rubrique "Les Envahisseurs sont-ils une série politique ?").
Dans l'Amérique des années 60, le Mac Carthisme est un souvenir encore très présent dans la mémoire des artistes qui furent en première ligne durant cette "chasse aux sorcières anti-communiste". Mais voir (comme ce fut le cas à l'époque) dans Les Envahisseurs une croisade anti-communiste serait une erreur ; en tant qu'artistes, David Vincent (l'architecture appartient en effet aux arts majeurs, comme la musique, la peinture, la sculpture, la danse, la poésie) et Larry Cohen (le cinéma est le septième art) se veulent les témoins vigilants des évolutions de leur société. Ils montrent à leurs concitoyens les disfonctionnements qui s'installent sous leurs yeux et pourraient - à leur sens - menacer les valeurs humanistes de démocratie, de liberté, de justice, d'équité et de tolérance.
David Vincent défend bien les valeurs humanistes contre un monde de froideur et de brutalité dont les représentants sont les envahisseurs. Ces derniers agissent au mépris des lois en vigueur (qu'ils contournent ou ignorent délibérément), ils IMPOSENT sans concertation un état totalitaire qui repose sur le CONTROLE des populations A LEUR INSU.
La lutte que mène Vincent s'apparente au combat de David (!) contre Goliath, ou de Spartacus contre l'esclavagisme romain...
(c) 2001 éric alglave