Anarchie - Anarchisme - Anarchiste - Gauche libertaire  

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  P-Joseph PROUDHON : La plus haute perfection de la société se trouve dans l'union de l'ordre et de l'anarchie. (QP-1840)

La propriété et la royauté sont en démolition dès le commencement du monde ; comme l'homme cherche la justice dans l'égalité, la société cherche l'ordre dans l'anarchie. Anarchie, absence de maître, de souverain [Le sens ordinairement attribué au mot anarchie est absence de principe, absence de règle ; d'où vient qu'on l'a fait synonyme de désordre.] , telle est la forme de gouvernement dont nous approchons tous les jours, et que l'habitude invétérée de prendre l'homme pour règle et sa volonté pour loi nous fait regarder comme le comble du désordre et l'expression du chaos. (QP-1840)

Quelle forme de gouvernement allons-nous préférer ? -- Eh ! pouvez-vous le demander, répond sans doute quelqu'un de mes plus jeunes lecteurs ; vous êtes républicain. -- Républicain, oui ; mais ce mot ne précise rien. Res publica, c'est la chose publique ; or quiconque veut la chose publique, sous quelque forme de gouvernement que ce soit, peut se dire républicain. Les rois aussi sont républicains. -- Eh bien ! vous êtes démocrate ? -- Non. -- Quoi ! vous seriez monarchique ? -- Non. -- Constitutionnel ? -- Dieu m'en garde. -- Vous êtes donc aristocrate ? -- Point du tout. -- Vous voulez un gouvernement mixte ? -- Encore moins. Qu'êtes-vous donc ? -- Je suis anarchiste.
     -- Je vous entends : vous faites de la satire ; ceci est à l'adresse du gouvernement. -- En aucune façon : vous venez d'entendre ma profession de foi sérieuse et mûrement réfléchie ; quoique très ami de l'ordre, je suis, dans toute la force du terme, anarchiste. (QP-1840)

Quelle forme de gouvernement allons-nous préférer ?
     - Eh ! pouvez-vous le demander, répond sans doute quelqu'un de mes plus jeunes lecteurs ; vous êtes républicain.
     – Républicain, oui ; mais ce mot ne précise rien. Res publica, c'est la chose publique ; or, quiconque veut la chose publique, sous quelque forme de gou­vernement que ce soit, peut se dire républicain. Les rois aussi sont républi­cains. - Eh bien ! vous êtes démocrate ? - Non. - Quoi ! vous seriez monar­chiste? - Non. – Constitution­nel ? - Dieu m'en garde. - Vous êtes donc aristocrate ° - Point du tout. - Vous voulez un gouvernement mixte ? - Encore moins. - Qu'êtes-vous donc ? - Je suis anarchiste.
     - Je vous entends : vous faites de la satire ; ceci est à l'adresse du Gouver­nement. - En aucune façon : vous venez d'entendre ma profession de foi sérieuse et mûrement réfléchie ; quoique très ami de l'ordre, je suis, dans toute la force du terme, anarchiste. Écoutez-moi.
     Dans les espèces d'animaux sociables, « la faiblesse des jeunes est le principe de leur obéissance pour les anciens qui ont déjà la force ; et l'habi­tude, qui pour eux est une espèce particulière de conscience, est la raison pour laquelle le pouvoir reste au plus âgé, quoiqu'il devienne à son tour le plus faible. Toutes les fois que la société est sous la conduite d'un chef, ce chef est presque toujours, en effet, le plus âgé de la troupe. Je dis presque toujours, car l'ordre établi peut être troublé par des passions violentes. Alors, l'autorité passe à un autre ; et après avoir de nouveau commencé par la force, elle se conserve ensuite de même par l'habitude. Les chevaux sauvages vont par troupes; ils ont un chef qui marche à leur tête, qu'ils suivent avec confiance, qui leur donne le signal de la fuite et du combat. (QP-1840)

L'anarchie, c'est l'ordre sans le pouvoir. (???)

L'idée anarchique est à peine implantée dans le sol populaire, qu'il se trouve aussitôt de soi-disant conservateurs pour l'arroser de leurs calomnies, l'engraisser de leurs violences, la chauffer sous les vitraux de leur haine, lui prêter l'appui de leurs stupides réactions. Elle a levé aujourd'hui, grâce à eux, l'idée antigouvernementale, l'idée du travail, l'idée du contrat ; elle croit, elle monte, elle saisit de ses vrilles les sociétés ouvrières; et bientôt, comme la petite graine de l'Évangile, elle formera un arbre immense, qui de ses rameaux couvrira toute la terre. (???)

  Michel BAKOUNINE : Nous acceptons toutes les autorités naturelles, et toutes les influences de fait, aucune de droit ; car toute autorité ou toute influence de droit, et comme telle officiellement imposée devenant aussitôt une oppression et un mensonge, nous imposerait infailliblement, comme je crois l'avoir suffisamment démontré, l'esclavage et l'absurdité. En un mot, nous repoussons toute législation toute autorité et toute influence privilégiée, patentée. officielle et légale, même sortie du suffrage universel. convaincus qu'elles ne pourront tourner jamais qu'au profit d'une minorité dominante et exploitante, contre les intérêts de l'immense majorité asservie. Voilà dans quel sens nous sommes réellement des anarchistes. (DE-1882)

  Anselme BELLEGARRIGUE : L’anarchie est le néant des gouvernements. Les gouvernements, dont nous sommes les pupilles, n’ont naturellement trouvé rien de mieux à faire qu’à nous élever dans la crainte et l’horreur du principe de leur destruction. Mais comme, à son tour, le gouvernement est le néant des individus ou du peuple, il est rationnel que le peuple, devenu clairvoyant à l’endroit des vérités essentielles, reporte sur son néant propre toute l’horreur qu’il avait d’abord ressentie pour le néant de ses instituteurs. (AJO-1850)

L’anarchie est un vieux mot, mais ce mot exprime pour nous une idée moderne, ou plutôt un intérêt moderne, car l’idée est la fille de l’intérêt. L’histoire a appelé anarchique l’état d’un peuple au sein duquel se trouvaient plusieurs gouvernements en compétition, mais autre chose est l’état d’un peuple qui, voulant être gouverné, manque de gouvernement précisément parce qu’il en a trop, et autre chose l’état d’un peuple qui, voulant se gouverner lui-même, manque de gouvernement précisément parce qu’il n’en veut plus. L’anarchie antique a été effectivement la guerre civile et, cela, non parce qu’elle exprimait l’absence, mais bien la pluralité des gouvernements, la compétition, la lutte des races.
     La notion moderne de la vérité sociale absolue ou de la démocratie pure a ouvert toute une série de connaissances ou d’intérêts qui renversent radicalement les termes de l’équation traditionnelle. Ainsi, l’anarchie, qui au point de vue relatif ou monarchique signifie guerre civile, n’est rien de moins, en thèse absolue ou démocratique, que l’expression vraie de l’ordre social.

En effet :
     - Qui dit anarchie, dit négation du gouvernement
     -  Qui dit négation du gouvernement, dit affirmation du peuple ;
     -  Qui dit affirmation du peuple, dit liberté individuelle ;
     -  Qui dit liberté individuelle, dit souveraineté de chacun ;
     -  Qui dit souveraineté de chacun, dit égalité ;
     -  Qui dit égalité, dit solidarité ou fraternité ;
     -  Qui dit fraternité, dit ordre social ;
     Donc qui dit anarchie, dit ordre social.

Au contraire :
     -  Qui dit gouvernement, dit négation du peuple ;
     -  Qui dit négation du peuple, dit affirmation de l’autorité politique ;
     -  Qui dit affirmation de l’autorité politique, dit dépendance individuelle ;
     -  Qui dit dépendance individuelle, dit suprématie de caste ;
     -  Qui dit suprématie de caste, dit inégalité ;
     -  Qui dit inégalité, dit antagonisme ;
     -  Qui dit antagonisme, dit guerre civile ;
     Donc qui dit gouvernement, dit guerre civile.

Je ne sais si ce que je viens de dire est ou nouveau, ou excentrique, ou effrayant. Je ne le sais ni ne m’occupe de le savoir.
     Ce que je sais c’est que je puis mettre hardiment mes arguments en jeu contre toute la prose du gouvernementalisme blanc et rouge passé, présent et futur. La vérité est que, sur ce terrain, qui est celui d’un homme libre, étranger à l’ambition, ardent au travail, dédaigneux du commandement, rebelle à la soumission, je défis tous les arguments du fonctionnarisme, tous les logiciens de l’émargement et tous les folliculaires de l’impôt monarchique ou républicain, qu’il s’appelle d’ailleurs progressif, proportionnel, foncier, capitaliste, rentier ou consommateur.
     Oui, l’anarchie c’est l’ordre ; car, le gouvernement c’est la guerre civile.
     Maintenant s’il suffit d’être, d’une part, le partisan, et, de l’autre, l’adversaire du gouvernement pour déterminer un conflit entre citoyens ; s’il est démontré qu’en dehors de l’amour ou de la haine qu’on porte au gouvernement, la guerre civile n’a aucune raison d’exister, cela revient à dire qu’il suffit, pour établir la paix, que les citoyens renoncent, d’une part, à être les partisans, et, de l’autre, à être les adversaires du gouvernement.
     Mais, cesser d’attaquer ou de défendre le gouvernement pour impossibiliser la guerre, civile, ce n’est rien de moins que n’en plus tenir compte, le mettre au rebut, le supprimer afin de fonder l’ordre social.
     Or, si supprimer le gouvernement c’est, d’un côté, établir l’ordre, c’est, d’un autre côté, fonder l’anarchie ; donc, l’ordre et l’anarchie sont parallèle.
     Donc, l’anarchie c’est l’ordre. (AJO-1850)

  Joseph DÉJACQUE : Le monde de l'anarchie n'est pas de mon invention, certes, pas plus qu'il n'est de l'invention de Proudhon ni de Pierre ni de Jean. Chacun en particulier n'invente rien. Les inventions sont le résultat d'observations collectives ; c'est l'explication d'un phénomène, une égratignure faite au colosse de l'inconnu, mais c'est l’œuvre de tous les hommes et de toutes les générations d'hommes liés ensemble par une indissoluble solidarité. Or, s'il y a invention, j'ai droit tout au plus à un brevet de perfectionnement. Je serais médiocrement flatté que de mauvais plaisants voulussent m'appliquer sur la face le titre de chef d'école. Je comprends qu'on expose des idées se rapprochant ou s'éloignant plus ou moins des idées connues. Mais ce que je ne comprends pas c'est qu'il y ait des hommes pour les accepter servilement, pour se faire les adeptes quand même du premier penseur venu, pour se modeler sur ses manières de voir, le singer dans ses moindres détails et endosser, comme un soldat ou un laquais, son uniforme ou sa livrée. Tout au moins ajustez-les à votre taille ; rognez-les ou élargissez-les, mais ne les portez pas tels quels, avec des manches trop courtes ou des pans trop longs. Autrement ce n'est pas faire preuve d'intelligence, c'est peu digne d'un homme qui sent et qui pense, et puis c'est ridicule.

  Élisée RECLUS : Je suis géographe, mais avant tout je suis anarchiste.

Par définition même, l’anarchiste est l’homme libre, celui qui n’a point de maître. Les idées qu’il professe sont bien siennes par le raisonnement. Sa volonté, née de la compréhension des choses, se concentre vers un but clairement défini ; ses actes sont la réalisation directe de son dessein personnel. A côté de tous ceux qui répètent dévotement les paroles d’autrui ou les redites traditionnelles, qui assouplissent leur être au caprice d’un individu puissant, ou, ce qui est plus grave encore, aux oscillations de la foule, lui seul est un homme, lui seul a conscience de sa valeur en face de toutes ces choses molles et sans consistance qui n’osent pas vivre de leur propre vie.
     Mais cet anarchiste qui s’est débarrassé moralement de la domination d’autrui et qui ne s’accoutume jamais à aucune des oppressions matérielles que des usurpateurs font peser sur lui, cet homme n’est pas encore son maître aussi longtemps qu’il ne s’est pas émancipé de ses passions irraisonnées. Il lui faut se connaître, se dégager de son propre caprice, de ses impulsions violentes, de toutes ses survivances d’animal préhistorique, non pour tuer ses instincts, mais pour les accorder harmonieusement avec l’ensemble de sa conduite. Libéré des autres hommes, il doit l’êtire également de soi-même pour voir clairement où se trouve la vérité cherchée, et comment il se dirigera vers elle sans faire un mouvement qui ne l’en rapproche, sans dire une parole qui ne la proclame.
     Si l’anarchiste arrive à se connaître, par cela même il connaîtra son milieu, hommes et choses. L’observation et l’expérience lui auront montré que par elles-mêmes toute sa ferme compréhension de la vie toute sa fière volonté resteront impuissantes s’il ne les associe pas à d’autres compréhensions, à d’autres volontés. Seul, il serait facilement écrasé, mais, devenu force, il se groupe avec d’autres forces constituant une société d’union parfaite, puisque tous sont liés par la communion d’idées, la sympathie et le bon vouloir. En ce nouveau corps social, tous les camarades sont autant d’égaux se donnant mutuellement le même respect et les mêmes témoignages de solidarité. Ils sont frères désormais si les mille révoltes des isolés se transforment en une revendication collective, qui tôt ou tard nous donnera la société nouvelle, l’Harmonie.

On ne peut point reprocher aux libertaires qu'ils cherchent à se débarrasser d'un gouvernement pour se substituer à lui : "Ôte-toi de là que je m'y mette !" est une parole qu'il auraient horreur de prononcer, et, d'avance, ils vouent à la honte et au mépris, ou du moins à la pitié, celui d'entre eux qui, piqué de la tarentule du pouvoir, se laisserait aller à briguer quelque place sous prétexte de faire, lui aussi, le "bonheur de ses concitoyens". Les anarchistes professent en s'appuyant sur l'observation, que l'État et tout ce qui s'y rattache n'est pas une pure entité ou bien quelque formule philosophique, mais un ensemble d'individus placés dans un milieu spécial et en subissant l'influence. Ceux-ci élevés en dignité, en pouvoir, en traitement au-dessus de leurs concitoyens, sont par cela même forcés, pour ainsi dire, de se croire supérieurs aux gens du commun, et cependant les tentations de toute sorte qui les assiègent les font choir presque fatalement au-dessous du niveau général.
     C'est là ce que nous répétons sans cesse à nos frères, - parfois des frères ennemis - les socialistes d'État : "Prenez garde à vos chefs et mandataires ! Comme vous, certainement, ils sont animés des plus pures intentions ; ils veulent ardemment la suppression de la propriété privée et de l'État tyrannique ; mais les relations, les conditions nouvelles les modifient peu à peu ; leur morale change avec leurs intérêts, et, se croyant toujours fidèles à la cause de leurs mandants, ils deviennent forcément infidèles. Eux aussi, détenteurs du pouvoir, devront se servir des instruments du pouvoir : armée, moralistes, magistrats, policiers et mouchards. Depuis plus de trois mille ans, le poète hindou du Mahâ Bhârata a formulé sur ce sujet l'expérience des siècles : "L'homme qui roule dans un char ne sera jamais l'ami de l'homme qui marche à pied !"
     Ainsi les anarchistes ont à cet égard les principes les plus arrêtés : d'après eux, la conquête du pouvoir ne peut servir qu'à en prolonger la durée avec celle de l'esclavage correspondant. Ce n'est donc pas sans raison que le nom d'"anarchistes" qui, après tout, n'a qu'une signification négative, reste celui par lequel nous sommes universellement désignés. On pourrait nous dire "libertaires", ainsi que plusieurs d'entre nous se qualifient volontiers, ou bien "harmonistes" à cause de l'accord libre des vouloirs qui, d'après nous, constituera la société future ; mais ces appellations ne nous différencient pas assez des socialistes. C'est bien la lutte contre tout pouvoir officiel qui nous distingue essentiellement ; chaque individualité nous paraît être le centre de l'univers, et chacune a les mêmes droits à son développement intégral, sans intervention d'un pouvoir qui la dirige, la morigène ou la châtie.

L’anarchie n’est point une théorie nouvelle. Le mot lui-même pris dans son acception "absence de gouvernement", de "société sans chefs", est d’origine ancienne et fut employé bien avant Proudhon.
     D’ailleurs qu’importent les mots ? Il y eut des "acrates" avant les anarchistes, et les acrates n’avaient pas encore imaginé leur nom de formation savante que d’innombrables générations s’étaient succédé. De tout temps il y eu des hommes libres, des contempteurs de la loi, des hommes vivant sans maître de par le droit primordial de leur existence et de leur pensée. Même aux premiers âges nous retrouvons partout des tribus composés d’hommes se gérant à leur guise, sans loi imposée, n’ayant d’autre règle de conduite que leur "vouloir et franc arbitre", pour parler avec Rabelais, et poussés même par leur désir de fonder la "foi profonde" comme les "chevaliers tant preux" et les "dames tant mignonnes" qui s’étaient réunis dans l’abbaye de Thélème.
     Mais si l'anarchie est aussi ancienne que l'humanité, du moins ceux qui la représentent apportent-ils quelque chose de nouveau dans le monde. Ils ont la conscience précise du but poursuivi et, d'une extrémité de la Terre à l'autre, s'accordent dans leur idéal pour repousser toute forme de gouvernement. Le rêve de liberté mondiale a cessé d'être une pure utopie philosophique et littéraire, comme il l'était pour les fondateurs des cités du Soleil ou de Jérusalem nouvelles ; il est devenu le but pratique, activement recherché par des multitudes d'hommes unis, qui collaborent résolument à la naissance d'une société dans laquelle il n'y aurait plus de maîtres, plus de conservateurs officiels de la morale publique, plus de geôliers ni de bourreaux, plus de riches ni de pauvres, mais des frères ayant tous leur part quotidienne de pain, des égaux en droit, et se maintenant en paix et en cordiale union, non par l'obéissance à des lois, qu'accompagnent toujours des menaces redoutables, mais par le respect mutuel des intérêts et l'observation scientifique des lois naturelles.

Vous connaissez notre idéal. Maintenant la première question qui se pose est celle-ci : "Cet idéal est-il vraiment noble et mérite-t-il le sacrifice des hommes dévoués, les risques terribles que toutes les révolutions entraînent après elle ? La morale anarchiste est-elle pure, et dans la société libertaire, si elle se constitue, l'homme sera-t-il meilleur que dans une société reposant sur la crainte du pouvoir et des lois ? Je réponds en toute assurance et j'espère que bientôt vous répondrez avec moi : "Oui, la morale anarchiste est celle qui correspond le mieux à la conception moderne de la justice et de la bonté."
     Le fondement de l'ancienne morale, vous le savez, n'était autre que l'effroi, le "tremblement", comme dit la Bible et comme maints préceptes vous l'ont appris dans votre jeune temps. "La crainte de Dieu est le commencement de la sagesse", tel fut naguère le point de départ de toute éducation : la société dans son ensemble reposait sur la terreur. Les hommes n'étaient pas des citoyens, mais des sujets ou des ouailles ; les épouses étaient des servantes, les enfants des esclaves, sur lesquels les parents avaient un reste de l'ancien droit de vie et de mort. Partout, dans toutes les relations sociales, se montraient les rapports de supériorité et de subordination ; enfin, de nos jours encore, le principe même de l'État et de tous les États partiels qui le constituent, est la hiérarchie, ou l'archie "sainte", l'autorité "sacrée", - c'est le vrai sens du mot. Et cette domination sacro-sainte comporte toute une succession de classes superposées dont les plus hautes ont toutes le droit de commander, et les inférieures toutes le devoir d'obéir. La morale officielle consiste à s'incliner devant le supérieur, à se redresser fièrement devant le subordonné. Chaque homme doit avoir deux visages, comme Janus, deux sourires, l'un flatteur, empressé, parfois servile, l'autre superbe et d'une noble condescendance. Le principe d'autorité - c'est ainsi que cette chose-là se nomme - exige que le supérieur n'est jamais l'air d'avoir tort, et que, dans tout échange de paroles, il ait le dernier mot. Mais surtout il faut que ses ordres soient observés. Cela simplifie tout : plus besoin de raisonnements, d'explications, d'hésitations, de débats, de scrupules. Les affaires marchent alors toutes seules, mal ou bien. Et, quand un maître n'est pas là pour commander, n'a-t-on pas des formules toutes faites, des ordres, décrets ou lois, édictés aussi par des maîtres absolus ou des législateurs à plusieurs degrés ?
     Ces formules remplacent les ordres immédiats et on les observe sans avoir à chercher si elles sont conformes à la voix intérieure de la conscience.
     Entre égaux, l'œuvre est plus difficile, mais elle est plus haute : il faut chercher âprement la vérité, trouver le devoir personnel, apprendre à se connaître soi-même, faire continuellement sa propre éducation, se conduire en respectant les droits et les intérêts des camarades. Alors seulement on devient un être réellement moral, on naît au sentiment de sa responsabilité. La morale n'est pas un ordre auquel on se soumet, une parole que l'on répète, une chose purement extérieure à l'individu ; elle devient une partie de l'être, un produit même de la vie. C'est ainsi que nous comprenons la morale, nous, anarchistes. N'avons-nous pas le droit de la comparer avec satisfaction à celle que nous léguée les ancêtres ?

  Pierre KROPOTKINE : ANARCHISME, nom donné à un principe ou une théorie de la vie et de la conduite selon lesquels la société est conçue sans gouvernement (du grec : sans autorité), - l'harmonie d'une telle société étant obtenue non par la soumission à la loi ou par l'obéissance à une quelconque autorité, mais par de libres accords conclus entre des groupes nombreux et variés, à base territoriale ou professionnelle, constitués librement pour les besoins de la production et de la consommation, aussi bien que pour satisfaire la variété infinie des besoins et des aspirations d'un être civilisé. Dans une société de ce type, les associations volontaires qui commencent à couvrir tous les champs de l'activité humaine prendraient une extension encore plus grande - pour en arriver à se substituer à l'Etat dans toutes ses fonctions.
     Elles représenteraient un réseau serré, composé d'une infinie variété de groupes et de fédérations de toutes tailles et degrés, locales, régionales, nationales et internationales - temporaires ou plus moins permanentes - pour tous les buts possibles: production, consommation et échange, communications, organisations sanitaires, éducation, protection mutuelle, défense du territoire, etc.; et, d'un autre côté, pour la satisfaction d'un nombre sans cesse croissant de besoins scientifiques, artistiques, littéraires et sociaux.
     En outre une telle société n'aurait rien d'immuable. Au contraire - comme on le voit bien dans la vie organique - l'harmonie résulterait de l'ajustement et du réajustement toujours modifié de l'équilibre entre la multitude de forces et d'influences, et cet ajustement serait plus facile à obtenir puisque aucune de ces forces ne jouirait d'une protection spéciale de la part de l'Etat.
     Si la société était organisée selon ces principes, l'homme ne serait pas limité dans le libre exercice de sa force de travail par un monopole capitaliste, maintenu par l'Etat; il ne serait pas non plus limité dans l'exercice de sa volonté par la crainte d'une punition, ou par l'obéissance à des entités individuelles ou métaphysiques, qui toutes deux mènent à la destruction de l'initiative et à la servilité de l'esprit. Il serait guidé dans ses actions par son propre jugement qui recevrait forcément l'influence d'action et de réaction libres entre lui-même et les conceptions étiques de son entourage.
     L'homme serait ainsi capable d'obtenir le développement complet de toutes ses facultés, intellectuelles, artistiques et morales, sans être entravé par le surcroît de travail que lui imposent les monopolistes capitalistes par la servilité d'esprit du grand nombre. Il pourrait ainsi atteindre sa totale individualisation, ce qui est impossible aussi bien dans le système moderne de l'individualisme que dans n'importe quel système de socialisme d'Etat ou soi-disant Volkstaat (Etat populaire).
     Les auteurs anarchistes considèrent, en outre, que leur conception n'est par une utopie construite sur une méthode a priori après avoir pris quelques désirs comme postulats. Ils maintiennent qu'elle dérive d'une analyse de tendances déjà existantes, même si le socialisme d'Etat trouve temporairement faveur auprès des réformistes. Le progrès des techniques modernes, qui simplifie considérablement la production de tous les biens nécessaires à la vie; l'esprit grandissant d'indépendance; et la progression rapide de la libre initiative et du libre jugement dans toutes les branches de l'activité - y compris celles qui étaient autrefois considérées comme étant du domaine propre de l'Eglise et de l'Etat - renforcent fortement la tendance de suppression des "gouvernements".

Comment une société peut-elle garantir à chacun et conséquemment à tous, la plus grande somme de satisfaction et de bonheur ? ». C'est dans cette direction que la science économique se transforme ; et après avoir été si longtemps une simple constatation de phénomènes interprétés dans l'intérêt des riches minorités, elle tend à devenir (ou plutôt elle élabore les éléments pour devenir) une science au vrai sens du mot ? une physiologie des sociétés humaines.
     En même temps qu'une nouvelle vue d'ensemble, une nouvelle philosophie, s'élabore ainsi dans les sciences, nous voyons aussi s'élaborer une conception de la société, tout à fait différente de celles qui ont prévalu jusqu'à nos jours. Sous le nom d'Anarchie, surgit une interprétation nouvelle de la vie passée et présente des sociétés en même temps qu'une prévision concernant leur avenir, conçues l'une et l'autre dans le même esprit que la conception de la nature et dont je viens de parler.
     L'Anarchie se présente ainsi comme une partie intégrante de la philosophie nouvelle, et c'est pourquoi l'anarchiste se trouve en contact sur un si grand nombre de points avec les plus grands penseurs et poètes de l'époque actuelle.
     En effet, il est certain qu'à mesure que le cerveau humain s'affranchit des idées qui lui furent inculquées par les minorités de prêtres, de chefs militaires, de juges tenant à asseoir leur domination et de savants payés pour la perpétuer, — une conception de la société surgit, dans laquelle il ne reste plus de place pour ces minorités dominatrices. Cette société, rentrant en possession de tout le capital social accumulé par le travail des générations précédentes, s'organise pour mettre ce capital à profit dans l'intérêt de tous, et se constitue sans refaire le pouvoir des minorités. Elle comprend dans son sein une variété infinie de capacités, de tempéraments et d'énergies individuelles : elle n'exclut personne. Elle appelle même la lutte, le conflit, parce qu'elle sait que les époques de conflit, librement débattus, sans que le poids d'une autorité constituée fût jeté d'un côté de la balance, furent les époques du plus grand développement du génie humain.
     Reconnaissant que tous ses membres ont, de fait, des droits égaux à tous les trésors accumulés par le passé, elle ne connaît plus la division entre exploités et exploiteurs, entre gouvernés et gouvernants, entre dominés et dominateurs, et elle cherche à établir une certaine comptabilité harmonique dans son sein, non en assujettissant tous ses membres à une autorité qui, par fiction, serait censée représenter la société, non en cherchant à établir l'uniformité, mais en appelant tous les hommes au libre développement, à la libre initiative à la libre action, et à la libre association.
     Elle cherche le plus complet développement de l'individualité, combiné avec le plus haut développement de l'association volontaire sous tous les aspects, à tous les degrés possibles, pour tous les buts imaginables : association toujours changeante, portant en elle-même les éléments de sa durée, et revêtant les formes qui, à chaque moment, répondent le mieux aux aspirations multiples de tous. Une société enfin, à laquelle les formes préétablies, cristallisées par la loi répugnent; mais qui cherche l'harmonie dans l'équilibre, toujours changeant et fugitif, entre  les multitudes de forces variées et d'influences de toute nature, lesquelles suivent leur cours et, précisément grâce à la liberté de se produire au grand jour et de se contrebalancer, peuvent provoquer les énergies qui leur sont favorables, quand elles marchent vers le progrès.
     Cette conception et cet idéal de la société ne sont certainement pas nouveaux. Au contraire, quand nous analysons l'histoire des institutions populaires — le clan, la commune, le village, l'union de métier, la «guilde», et même la commune urbaine du Moyen-Age à ses premiers débuts, nous retrouvons la même tendance populaire à constituer la société dans cette idée — tendance qui fut toujours entravée d'ailleurs par les minorités dominatrices. Tous les mouvements populaires portaient plus ou moins ce cachet, et chez les anabaptistes et leurs précurseurs nous trouvons les mêmes idées nettement exprimées, malgré le langage religieux dont on se servait alors. Malheureusement, jusqu'à la fin du siècle passé, cet idéal fut toujours entaché d'un esprit théocratique, et ce n'est que de nos jours qu'il se présente débarrassé des langes religieux, comme une notion de la société déduite de l'observation des phénomènes sociaux.

A ses débuts, l'Anarchie se présenta comme une simple négation. Négation de l'État et de l'accumulation personnelle du Capital. Négation de toute espèce d'autorité. Négation encore des formes établies de la Société, basées sur l'injustice, l'égoïsme absurde et l'oppression, ainsi que de la morale courante, dérivée du Code romain, adopté et sanctifié par l'Église chrétienne. C'est sur cette lutte, engagée contre l'autorité, née au sein même de l'Internationale, que le parti anarchiste se constitua comme parti révolutionnaire distinct.
     Il est évident que des esprits aussi profonds que Godwin, Proudhon et Bakounine, ne pouvaient se borner à une simple négation. L'affirmation - la conception d'une société libre, sans autorité, marchant à la conquête du bien-être matériel, intellectuel et moral - suivait de près la négation ; elle en faisait la contrepartie. Dans les écrits de Bakounine, aussi bien que dans ceux de Proudhon, et aussi de Stirner, on trouve des aperçus profonds sur les fondements historiques de l'idée anti-autoritaire, la part qu'elle a joué dans l'histoire, et celle qu'elle est appelée à jouer dans le développement futur de l'humanité.
     "Point d'État", ou "point d'autorité", malgré sa forme négative, avait un sens profond affirmatif dans leurs bouches. C'était un principe philosophique et pratique en même temps, qui signifiait que tout l'ensemble de la vie des sociétés, tout, - depuis les rapports quotidiens entre individus jusqu'aux grands rapports des races par-dessus les Océans, - pouvait et devait être réformé, et serait nécessairement réformé, tôt ou tard, selon les principes de l'anarchie - la liberté pleine et entière de l'individu, les groupements naturels et temporaires, la solidarité, passée à l'état d'habitude sociale.
     Voilà pourquoi l'idée anarchiste apparut du coup grande, rayonnante, capable d'entraîner et d'enflammer les meilleurs esprits de l'époque.
     Disons le mot, elle était philosophique.

Chez les anarchistes, personne ne songe à subordonner l'existence de l'individu à la marche de la société.
     L'individu libre, complètement libre dans tous les modes d'activité, voilà ce que nous demandons tous, et lorsqu'il y en a qui repoussent l'organisation, qui disent qu'ils se moquent de la communauté, affirmant que l'égoïsme de l'individu doit être sa seule règle de conduite, que l'adoration de son moi doit passer avant et au-dessus de toute considération humanitaire - croyant par cela être plus avancés que les autres -, ceux-là ne se sont jamais occupés de l'organisation psychologique et physiologique de l'homme, ne se sont pas rendu compte de leurs propres sentiments, ils n'ont aucune idée de ce qu'est la vie de l'homme actuel, quels sont ses besoins physiques, moraux et intellectuels.

Anarchie veut dire négation de l'autorité. Mais comme l'autorité prétend légitimer son existence sur la nécessité de défendre les institutions sociales, telles que la famille, la religion, la propriété, une foule de rouages sont nés pour assurer l'exercice et la sanction de cette autorité qui sont : la loi, la magistrature, l'armée, le pouvoir législatif, exécutif, etc. De sorte que, forcée de répondre à tout, l'idée anarchiste a dû s'attaquer à tous les préjugés sociaux, de s'imprégner à fond de toutes les connaissances humaines afin de pouvoir démontrer que ses conceptions étaient conformes à la nature physiologique et psychologique de l'homme, adéquate à l'observance des lois naturelles, tandis que l'organisation actuelle était établie à l'encontre de toute logique, ce qui fait que nos sociétés sont instables, bouleversées par des révolutions qui sont elles-mêmes occasionnées par les haines accumulées de ceux qui sont broyés par des institutions arbitraires.
     Donc, en combattant l'autorité, il a fallu aux anarchistes attaquer toutes les institutions dont le pouvoir s'est créé le défenseur, dont il cherche à démontrer l'utilité pour légitimer sa propre existence.
     Le cadre des idées anarchistes s'est donc agrandi. Parti d'une simple négation politique, il lui a fallu attaquer aussi les préjugés économiques et sociaux, trouver uns formule qui, tout en niant l'appropriation individuelle qui est la base de l'ordre économique actuel, affirmât, en même temps, des aspirations sur l'organisation future, et le mot "communisme" vint, tout naturellement, prendre place à côté du mot "anarchisme".
     C'est cette diversité de questions à attaquer et à résoudre qui a fait le succès des idées anarchistes et a contribué à leur rapide expansion, qui fait que, parties d'une minorité d'inconnus, sans moyens de propagande, elles envahissent aujourd'hui, plus ou moins, les sciences, les arts, la littérature.

  Carlo CAFIERO : Notre idéal révolutionnaire est très simple, on le voit : il se compose, comme celui de tous nos devanciers, de ces deux termes : liberté et égalité. Seulement il y a une petite différence.
     Instruits par les escamotages que les réactionnaires de toute sorte et de tout temps ont faits de la liberté et de l'égalité, nous nous sommes avisés de mettre, à côté de ces deux termes, l'expression de leur valeur exacte. Ces deux monnaies précieuses ont été si souvent falsifiées, que nous tenons enfin à en connaître et à en mesurer la valeur exacte.
     Nous plaçons donc, à côté de ces deux termes : liberté et égalité, deux équivalents dont la signification nette ne peut pas prêter à l'équivoque, et nous disons : "Nous voulons la liberté, c'est-à-dire l'anarchie, et l'égalité, c'est-à-dire le communisme."
     Anarchie, aujourd'hui, c'est l'attaque, c'est la guerre à toute autorité, à tout pouvoir, à tout État. Dans la société future, l'anarchie sera la défense, l'empêchement apporté au rétablissement de toute autorité, de tout pouvoir, de tout État : pleine et entière liberté de l'individu qui, librement et poussé seulement par ses besoins, par ses goûts et ses sympathies, se réunit à d'autres individus dans le groupe ou dans l'association ; libre développement de l'association qui se fédère avec d'autres dans la commune ou dans le quartier ; libre développement des communes qui se fédèrent dans la région - et ainsi de suite : les régions dans la nation ; les nations dans l'humanité.

  Errico MALATESTA : L'Anarchisme est la méthode pour réaliser l'anarchie par la liberté, sans gouvernement, autrement dit sans organes autoritaires qui imposeraient aux autres leur volonté par la force, même dans une bonne intention.

L'anarchisme est né de la rébellion morale contre les injustices sociales.

Nous entendons par mouvement anarchiste l'ensemble de ceux qui veulent contribuer à réaliser l'anarchie, et qui, par conséquent, ont besoin de se fixer un but à atteindre et un chemin à parcourir. Nous laissons bien volontiers à leurs élucubrations transcendantales les amateurs de vérité absolue et de progrès continu, qui, ne mettant jamais leurs idées à l'épreuve des faits, finissent par ne rien faire ni découvrir.

L'anarchie c'est de l'organisation, de l'organisation et encore de l'organisation.

Il ne s'agit pas de faire l'anarchie aujourd'hui, demain, ou dans dix siècles, mais d'avancer vers l'anarchie aujourd'hui, demain, toujours.

Le mot anarchie vient du grec et signifie, à proprement parler, sans gouvernement : état d'un peuple qui se régit sans autorités constituées, sans gouvernement.
          Avant qu'une telle organisation commence à être considérée comme possible et désirable par toute une catégorie de penseurs, et avant qu'elle ne soit prise comme but par un parti qui est désormais devenu l'un des facteurs les plus importants des luttes sociales modernes, le mot anarchie était universellement pris dans le sens de désordre, de confusion ; et il est encore utilisé aujourd'hui dans ce sens par les masses ignorantes et par les adversaires intéressés à déformer la vérité.
          Nous n'entrerons pas dans des considérations philologiques, parce que le problème n'est pas d'ordre philologique mais historique. Le sens vulgaire du mot ne méconnaît pas sa signification véritable et étymologique, mais il en est un dérivé, dû à ce préjugé : le gouvernement serait un organe nécessaire à la vie sociale et une société sans gouvernement devrait par conséquent être la proie du désordre, et osciller entre la toute puissance effrénée des uns et la vengeance aveugle des autres.
          L'existence de ce préjugé et son influence sur le sens qui a été donné au mot anarchie s'expliquent facilement.
          Comme tous les êtres vivants, l'homme s'adapte et s'habitue aux conditions dans lesquelles il vit, et il transmet, par hérédité, les habitudes qu'il a acquises. C'est ainsi qu'étant né et ayant vécu dans les chaînes, et étant l'héritier d'une longue série d'esclaves, l'homme a cru, quand il a commencé à penser, que l'esclavage était la caractéristique même de la vie, et la liberté lui est apparue comme quelque chose d'impossible. De la même façon, contraint depuis des siècles et donc habitué à attendre le travail, c'est-à-dire le pain, du bon vouloir du patron, ainsi qu'à voir sa propre vie perpétuellement à la merci de celui qui possède la terre et le capital, le travailleur a fini par croire que c'est le patron qui lui permet de manger et il se demande naïvement comment on ferait pour vivre si les maîtres n'étaient pas là.
          Imaginez quelqu'un qui aurait eu les deux jambes attachées depuis sa naissance, et qui aurait cependant trouvé le moyen de marcher tant bien que mal : il pourrait très bien attribuer cette faculté de se déplacer à ces liens, précisément - qui ne font au contraire que diminuer et paralyser l'énergie musculaire de ses jambes.
          Et si aux effets naturels de l'habitude s'ajoute l'éducation donnée par le patron, par le prêtre, par le professeur, etc., qui sont tous intéressés à prêcher que les maîtres et le gouvernement sont nécessaires, s'il s'y ajoute le juge et le policier qui font tout pour réduire au silence quiconque penserait différemment et serait tenté de propager ce qu'il pense, on comprendra comment a pu s'enraciner dans le cerveau peu cultivé de la masse laborieuse le préjugé selon lequel le patron et le gouvernement sont utiles et nécessaires.
          Imaginez qu'à cet homme qui a les deux jambes attachées, dont nous parlions, le médecin fasse toute une théorie et expose mille exemples habilement inventés pour le persuader qu'il ne pourrait ni marcher ni vivre si ses deux jambes étaient libres : cet homme défendrait farouchement ses liens et verrait un ennemi en quiconque voudrait les lui détacher.
          Puisqu'on croyait que le gouvernement était nécessaire et que sans gouvernement il ne pouvait y avoir que désordre et confusion, il était donc naturel et logique que le mot anarchie, qui signifie absence de gouvernement, apparaisse comme synonyme d'absence d'ordre.
          C'est là un fait qui n'est pas sans précédent dans l'histoire des mots. Aux temps et dans les pays où le peuple croyait nécessaire le gouvernement d'un seul (monarchie), le mot république, qui signifie gouvernement de plusieurs, était précisément employé dans le sens de désordre et de confusion, sens qu'on retrouve encore vivace dans la langue populaire de presque tous les pays.
          Changez l'opinion, persuadez le peuple que non seulement le gouvernement n'est pas nécessaire mais qu'il est extrêmement nuisible et, dès lors, le mot anarchie, précisément parce qu'il signifie absence de gouvernement, signifiera pour tous : ordre naturel, harmonie des besoins et des intérêts de tous, liberté totale dans la solidarité totale.
          C'est donc bien à tort que certains disent que les anarchistes ont mal choisi leur nom parce que ce nom est compris de façon erronée par les masses et qu'il se prête à une fausse interprétation. L'erreur ne dépend pas du nom mais de la chose; et les difficultés que les anarchistes rencontrent dans leur propagande ne dépendent pas du nom qu'ils se donnent mais de ce que leur conception va à l'encontre de tous les préjugés bien ancrés que le peuple nourrit au sujet du rôle du gouvernement, ou, comme on dit aussi, de l'Etat.

L'anarchie est le seul mode de vie en commun qui laisse ouverte la voie pour atteindre le plus grand bien possible des hommes, car elle seule détruit toute classe intéressée à maintenir la masse dans l'oppression et la misère. L'anarchie est possible, car elle ne fait en réalité que débarrasser l'humanité d'un obstacle, le gouvernement, contre lequel il lui a fallu sans cesse lutter pour poursuivre son chemin difficile et pour avancer. Ceci étant bien établi, les autoritaires sont poussés dans leurs derniers retranchements ; et là, ils reçoivent les renforts d'un bon nombre de ceux qui, bien qu'étant de chauds partisans de la liberté et de la justice, ont peur de la liberté et ne savent pas se décider à imaginer une humanité qui vivrait et irait son chemin sans tuteurs ni bergers ; et ceux-là, harcelés par la vérité, demandent piteusement que la chose soit remise à plus tard, le plus tard possible.

Pour que triomphe l'anarchie, ou même simplement pour marcher vers son triomphe, il faut la concevoir comme un phare lumineux qui éclaire et attire, mais aussi comme quelque chose de possible et de réalisable, non pas dans les siècles à venir mais dans un temps relativement proche, et cela sans compter sur des miracles.
          Nous, les anarchistes, nous nous sommes beaucoup préoccupés de l'idéal ; nous avons dénoncé tous les mensonges de la morale et toutes les institutions de la société qui corrompent et oppriment l'humanité ; nous avons décrit, avec toute la poésie et l'éloquence dont chacun d'entre nous était capable, la société harmonique que nous souhaitons, société fondée sur la bonté et l'amour. Mais il nous faut bien reconnaître que nous nous sommes peu souciés des chemins qui mènent à nos idéaux et des moyens de les réaliser.

L'anarchisme est né de la révolte morale contre les injustices sociales. Se sentant étouffés par le milieu social où ils étaient obligés de vivre et ressentant les souffrances des autres comme si elles étaient les leurs, certains hommes se sont convaincus qu'une grande partie de la souffrance des hommes n'était pas la conséquence inévitable d'inexorables lois naturelles ou surnaturelles mais qu'elle provient, au contraire, de faits sociaux qui dépendent de la volonté humaine et peuvent être éliminés par l'action de l'homme ; dès lors s'ouvrait le chemin qui devait mener à l'anarchie.
          Il restait à rechercher les causes spécifiques du mal social et les moyens capables de les détruire. Et lorsque certains crurent que la cause fondamentale du mal était la lutte entre les hommes avec, pour conséquence, la domination des vainqueurs et l'oppression et l'exploitation des vaincus ; lorsqu'ils virent que la domination des uns et cet assujettissement des autres avaient, au cours des vicissitudes de l'Histoire, engendré la propriété capitaliste et l'Etat ; et lorsqu'ils décidèrent d'abattre et l'Etat et la propriété - alors l'anarchisme était né.

  Jean GRAVE : Anarchie : Pour les uns, c'est le vol, l'assassinat, les bombes, le retour à la sauvagerie ; les anarchistes ne sont que des cambrioleurs, des paresseux qui voudraient mettre toutes les richesses en commun afin de se goberger à rien faire.
     Pour d'autres, l'anarchie est une espèce d'utopie, de rêve d'âge d'or que, volontiers, on reconnaît très beau, mais un rêve bon tout au plus à illustrer des livres de morale, ou de constructions sociales fantaisistes ; les plus cléments envisagent l'anarchie comme une vague aspiration qu'ils ne font aucune difficulté à reconnaître désirable pour l'humanité à atteindre mais si parfaitement inaccessible qu'il n'y a pas à se préoccuper outre mesure de la réaliser, et les anarchistes, comme une variété de fous, dont il est bon de se garer ; comme de pauvres illuminés qui perdent de vue les sentiers pratiques pour se perdre dans le vague de l'utopie.
     Ils sont peu nombreux ceux qui savent que l'anarchie est une théorie s'appuyant sur des bases rationnelles, que les anarchistes sont des hommes qui, ayant reçu les plaintes de ceux qui souffrent de l'ordre social actuel, s'étant inspirés des aspirations humaines, ont entrepris la critique des institutions qui nous régissent, les ont analysées, se sont rendu compte de ce qu'elles valent, de ce qu'elles peuvent produire, et qui, de l'ensemble de leurs observations, déduisent des lois logiques, naturelles pour l'organisation d'une société meilleure.
     Certes, ils n'ont pas la prétention d'avoir inventé la critique de l'ordre social ; d'autres l'avaient faite avant eux ; aussitôt que le pouvoir avait existé, il y a eu des mécontents qui n'ont pas dû se gêner pour fronder ses actes, et si nous possédions les légendes que se transmettaient les humains avant de connaître l'écriture, peut être y trouverait-on, déjà, des satires contre leurs chefs. On peut fort bien faire la critique de l'ordre de chose qui existe, sans être anarchiste, et d'aucun l'ont réussie d'une façon que ne dépasseront jamais les anarchistes.
     Mais ce que les anarchistes croient avoir fait de plus que ceux-là, de plus que les écoles socialistes existantes ou qui les précédèrent, c'est d'avoir su se reconnaître dans l'amas d'erreurs qui se dégagent de la complexité des relations sociales, d'avoir su remonter aux causes de la misère, de l'exploitation, et d'avoir enfin mis à nu l'erreur politique qui faisaient espérer de bons gouvernements, de bons gouvernants, de bonnes législations, de bons dispensateurs de la justice, devant porter remède aux maux dont souffre l'humanité.

L'anarchie démontre l'inanité de toute tentative d'amélioration qui ne s'attaque qu'aux effets en laissant subsister les causes.

  Sébastien FAURE : On se fait des anarchistes, comme individus, l'idée la plus fausse. Les uns nous considèrent comme d'inoffensifs utopistes, de doux rêveurs ; ils nous traitent d'esprits chimériques, d'imaginations biscornues, autan dire de demi-fous. Ceux-là daignent voir en nous des malades que les circonstances peuvent rendre dangereux, mais non des malfaiteurs systématiques et conscients.
     Les autres portent sur nous un jugement très différent. Ils pensent que les anarchistes sont des brutes ignares, des haineux, des violents et des forcenés contre lesquels on ne saurait trop se prémunir, ni exercer une répression trop implacable.
     Les uns et les autres sont dans l'erreur.
     Si nous sommes des utopistes, nous le sommes à la façon de tous ceux de nos devanciers qui ont osé projeter sur l'écran de l'avenir des images en contradiction avec celles de leur temps. Nous sommes, en effet, les descendants et les continuateurs de ces individus qui, doués d'une perception et d'une sensibilité plus vives que leurs contemporains, ont pressenti l'aube, bien que plongés dans la nuit. Nous sommes les héritiers de ces hommes qui, vivant une époque d'ignorance, de misère, d'oppression, de laideur, d'hypocrisie, d'iniquité et de haine, ont entrevu une cité de savoir, de bien-être, de liberté, de beauté, de franchise, de justice et de fraternité et qui, de toutes leurs forces, ont travaillé à l'édification de cette cité merveilleuse.
     [...]Utopistes parce que nous voulons que l'évolution, suivant son cours, nous éloigne de plus en plus de l'esclavage moderne : le salariat, et fasse du producteur de toutes les richesses un être libre, digne, heureux et fraternel ! Rêveurs, parce que nous prévoyons et annonçons la disparition de l'État dont la fonction est d'exploiter le travail, d'asservir la pensée, d'étouffer l'esprit de révolte, de paralyser le progrès, de briser les initiatives, d'endiguer les élans vers le mieux, de persécuter les sincères, d'engraisser les intrigants, de voler les contribuables, d'entretenir les parasites, de favoriser le mensonge et l'intrigue, de stimuler les meurtrières rivalités et, quand il sent son pouvoir menacé, de jeter sur les champs de carnage tout ce que le peuple compte de plus sain, de plus vigoureux, de plus beau!

L'anarchisme n'est pas une de ces doctrines qui emmurent la pensée et excommunient brutalement quiconque ne s'y soumet pas en tout et pour tout. L'anarchisme est, par tempérament et par définition, réfractaire à tout embrigadement qui trace à l'esprit des limites et encercle la vie. Il n'y a, il ne peut y avoir ni credo, ni catéchisme libertaires.
     Ce qui existe et ce qui constitue ce qu'on peut appeler la doctrine anarchiste, c'est un ensemble de principes généraux, de conceptions fondamentales et d'applications pratiques sur lesquels l'accord s'est établi entre individus qui pensent en ennemis de l'autorité et luttent, isolément ou collectivement, contre toutes les disciplines et contraintes politiques, économiques, intellectuelles et morales qui découlent de celle-ci.
     Il peut donc y avoir et, en fait, il y a plusieurs variétés d'anarchistes ; mais toutes ont un trait commun qui les sépare de toutes les autres variétés humaines. Ce point commun, c'est la négation du principe d'autorité dans l'organisation sociale et la haine de toutes les contraintes qui procèdent des institutions basées sur ce principe.
     Ainsi, quiconque nie l'autorité et le combat est anarchiste.

C'est, selon moi, la force de révolution par excellence, la force de révolution incomparable.

J'entends bien qu'on va me dire : «Monsieur Josse, vous êtes orfèvre ! Ce n'est pas étonnant que vous vantiez votre marchandise, c'est-à-dire l'anarchisme, puisque vous êtes anarchiste. C'est tout naturel !»

Eh ! oui, c'est tout naturel. Mais si je ne croyais pas que l'anarchisme est la meilleure de toutes les doctrines sociales, comme la plus pure et la plus haute des philosophies, si je ne l'estimais pas comme le mouvement révolutionnaire le plus noble et le plus désintéressé, et que j'en connusse un autre qui fût plus pur et plus fécond que l'anarchisme, j'irais à cet autre !

[…] Il en est, pour ainsi dire, comme la synthèse et les bourgeois, eux, ne s'y trompent pas : c'est plus particulièrement contre la propagande anarchiste qu'ils sévissent d'une façon implacable, car ils ont promulgué des lois spéciales contre la propagande anarchiste. On en étend, il est vrai, l'application à ceux qui ne sont pas anarchistes — c'est le cas des communistes impliqué dans le complot — mais cela n'empêche pas que c'est d'abord pour être appliquées aux anarchistes que ces lois ont été édictées. On les appelle «Lois Scélérates» comme si, dans cette scélératesse suprême qu'est la loi, il pouvait y avoir quelque chose de plus scélérat encore !...

Non seulement les bourgeois ne s'y trompent pas, mais tous les sociologues éminents, tous les philosophes, tous les penseurs qui se sont occupés de la question sociale, tous les théoriciens, même ceux des écoles qui ne sont pas anarchistes, ont reconnu très loyalement que l'anarchisme était comme le point terminus, le point culminant de l'idéal social et que c'était de ce côté là, qu'à travers mille et mille lenteurs, mille et mille difficultés, l'humanité, enfin libérée, se dirigerait un jour.

Le communisme intégral ou l'anarchisme, c'est la même chose. C'est, en effet, vers cet idéal magnifique que, quelle que soit l'école à laquelle vous apparteniez, doivent tendre vos pensées et vos désirs en vue de sa réalisation.

L'anarchisme ne respecte aucune forme de la domination de l'homme sur l'homme, aucune forme de l'exploitation de l'homme par l'homme, puisqu'il attaque toutes les formes de l'autorité :
     L'autorité politique: l'État.
     L'autorité économique: la Propriété.
     L'autorité morale: la Patrie, la Religion, la Famille.
     L'autorité judiciaire : la Magistrature et la police.
     Toutes les forces sociales reçoivent indistinctement les coups bien portés, vigoureux et incisifs que les anarchistes leur portent. L'anarchisme, en effet, se dresse contre toutes les oppressions, contre toutes les contraintes, il n'assigne aucune limite à son action, car il prend l'être tout entier dans sa chair, dans son esprit et dans son cœur. Il se penche sur la nature humaine, il voit les larmes tomber et le sang couler ; il se penche sur celui qui souffre et lui demande d'où viennent ses souffrances !

D'où viennent ses souffrances ? L'anarchiste sait qu'elles sont dues presque en totalité à un état social défectueux. Je mets de côté les douleurs inhérentes à la nature elle-même, mais toutes les autres souffrances, toutes les autres douleurs ont pour cause une mauvaise organisation sociale.

L'anarchiste, en se penchant sur les douleurs humaines, est apitoyé, car il a le cœur sensible, il est révolté, car il a la conscience droite, et il est résolu, parce qu'il a une volonté ferme.

Après avoir, grâce à son cerveau lucide, envisagé la vérité, l'anarchiste tend sa main secourable vers celui qui souffre et lui dit : «Lutte avec nous contre tous ceux qui te font souffrir : contre la propriété qui fait que tu es sans abri et sans pain ; — contre l'État qui t'opprime par des lois iniques et qui t'écrase par les impôts ; — contre ton patron qui exploite ton travail en te donnant pour huit, dix ou douze heures de labeur quotidien, un salaire de famine ; — contre tous les Mercantis qui te dévorent ; — contre tous les rapaces qui te grugent ; — contre toutes les Forces mauvaises, contre toutes les Puissances de l'heure !...»

  RAVACHOL : L'anarchie, c'est l'anéantissement de la propriété.
     Il existe actuellement bien des choses inutiles, bien des occupations qui le sont aussi, par exemple, la comptabilité. Avec l'anarchie, plus besoin d'argent, plus besoin de tenue de livres et d'autres emplois en dérivant.
     Il y a actuellement un trop grand nombre de citoyens qui souffrent tandis que d'autres nagent dans l'opulence, dans l'abondance. Cet état de choses ne peut durer ; tous nous devons non seulement profiter du superflu des riches mais encore nous procurer comme eux le nécessaire. Avec la société actuelle il est impossible d'arriver à ce but. Rien, même pas l'impôt sur les revenus ne peut changer la face des choses et cependant la plupart des ouvriers se persuadent que si l'on agissait ainsi, ils auraient une amélioration. Erreur, si l'on impose le propriétaire, il augmentera ses loyers et par ce fait se sera arrangé à faire supporter à ceux qui souffrent la nouvelle charge qu'on lui imposerait. Aucune loi, du reste, ne peut atteindre les propriétaires, car étant maîtres de leurs biens on ne peut les empêcher d'en disposer à leur gré.
     Que faut-il faire alors ? Anéantir la propriété et par ce fait anéantir les accapareurs. Si cette abolition avait lieu, il faudrait aussi abolir l'argent pour empêcher toute idée d'accumulation qui forcerait au retour du régime actuel.
     C'est l'argent en effet le motif de toutes les discordes, de toutes les haines, de toutes les ambitions, c'est en un mot le créateur de la propriété. Ce métal, en vérité, n'a qu'un prix conventionnel né de sa rareté. Si l'on était plus obligé de donner quelque chose en échange de ce que nous avons besoin pour notre existence, l'or perdrait sa valeur et personne ne chercherait et ne pourrait s'enrichir puisque rien de ce qu'il amasserait ne pourrait servir à lui procurer un bien-être supérieur à celui des autres. De là, plus besoin de lois, plus besoin de maîtres.
     Quant aux religions, elles seraient détruites puisque leur influence morale n'aurait plus lieu d'exister. Il n'y aurait plus cette absurde idée de croire en un dieu qui n'existe pas car après la mort, tout est bien fini. Aussi doit-on tenir à vivre, mais quand je dis vivre, je m'entends. Ce n'est pas piocher toute la journée pour engraisser ses patrons et devenir, en crevant de faim, les auteurs de leur bien-être.
     Il ne faut pas de maîtres, de ces gens qui entretiennent leur oisiveté avec notre travail, il faut que tout le monde se rende utile à la société, c'est-à-dire travaille selon ses capacités et ses aptitudes ; ainsi un tel serait boulanger, l'autre professeur, etc. Avec ce principe, le labeur diminuerait, nous n'aurions chacun qu'une heure ou deux de travail par jour. L'homme, ne pouvant rester sans occupation, trouverait une distraction dans le travail ; il n'y aurait pas de fainéants et s'il en existait, leur nombre serait tellement minime qu'on pourrait les laisser tranquilles et les laisser profiter sans murmurer du travail des autres.
     N'ayant plus de lois, le mariage serait détruit. On s'unirait par penchant, par inclinaison et la famille se trouverait constituée par l'amour du père et de la mère pour leurs enfants. Si par exemple, une femme n'aimait plus celui qu'elle avait choisi pour compagnon, elle pourrait se séparer et faire une nouvelle association. En un mot, liberté complète de vivre avec ceux que l'on aime. Si, dans le cas que je viens de citer, il y avait des enfants, la société les élèverait c'est-à-dire que ceux qui aimeraient les enfants, les prendraient à leur charge. Avec cette union libre, plus de prostitution. Les maladies secrètes n'existeraient plus puisque celles-ci ne naissent que de l'abus du rapprochement des sexes, abus auquel est obligée de se livrer la femme que les conditions actuelles de la société forcent à en faire un métier pour subvenir à son existence. Ne faut-il pas pour vivre de l'argent à tout prix !
     Avec mes principes que je ne puis en si peu de temps vous détailler à fond, l'armée n'aurait plus raison d'être puisqu'il n'y aurait plus de nations distinctes, les propriétés étant détruites et toutes les nations s'étant fusionnées en une seule qui serait l'univers.
     Plus de guerres, plus de querelles, plus de jalousie, plus de vol, plus d'assassinat, plus de magistrature, plus de police, plus d'administration.
     Les a narchistes ne sont pas encore entrés dans le détail de leur constitution, seuls les jalons en sont jetés. Aujourd'hui les anarchistes sont assez nombreux pour renverser l'état actuel des choses, et si cela n'a pas lieu c'est qu'il faut compléter l'éducation des adeptes, faire naître en eux l'énergie et la ferme volonté d'aider à la réalisation de leurs projets. Il ne faut pour cela qu'une poussée, que quelqu'un se mette à leur tête et la révolution s'opérera.
     Celui qui fait sauter les maisons a pour but d'exterminer tous ceux qui par leurs situations sociales ou leurs actes sont nuisibles à l'anarchie. S'il était permis d'attaquer ces gens-là sans crainte de la police et par conséquent pour sa peau, on n'irait pas détruire leurs habitations à l'aide d'engins explosibles, moyens qui peuvent tuer en même temps qu'eux la classe souffrante qu'ils ont à leur service.

  Francisco FERRER : Les gens ne savent, pour la plupart, que ce que leur journal habituel veut bien faire savoir au public et peu nombreux sont ceux qui, réfléchissant à ce qu'ils lisent, ont pu se former une idée de l'idéal anarchiste.
     Pour la foule, les anarchistes sont de féroces assassins, payés par les jésuites ou par quelques brigands. Si, par impossible, ils arrivaient un jour à " gouverner ", alors, plus aucune sécurité, personne ne pourrait posséder en particulier le moindre objet, puisque les anarchistes poursuivent la destruction de la propriété.
     Il faut bien se persuader et il faut répéter souvent pour en bien persuader les autres, que dans une société raisonnable c'est-à-dire anarchiste, chacun aura en propre sa demeure, ses meubles, ses vêtements, ses œuvres d'art, ses instruments de travail, enfin tout ce qui rend la vie belle.
     Naturellement d'un régime de fous - comme celui que nous subissons - où tout est basé sur la propriété et sur l'autorité on ne passera pas à un régime de solidarité et de fraternité comme on change de décor au théâtre, il y faudra toute la propagande, toute l'instruction et, plus encore, tous les exemples que les plus logiques devront donner aux illogiques, aux irréfléchis, aux irrationnels, aux fous qui constituent aujourd'hui l'immense majorité.
     Nous, anarchistes, nous voulons détruire la propriété telle qu'elle existe aujourd'hui, parce qu'elle est le produit de l'exploitation de l'homme par l'homme, ou du privilège accordé par le gouvernement, ou du droit du plus fort.
     Nous, anarchistes, nous ne voulons pas qu'il existe des propriétaires d'immenses étendues de terrain à côté de gens qui ne savent où reposer leur corps, ni d'héritiers de fortunes à côté d'héritiers de misères.
     Nous, libertaires, noue n'admettons pas qu'un titre ou un testament permette une vie sans travail.
     Dans la société anarchiste, l'éducation et l'instruction de l'enfance se feront de telle sorte que tous comprendront que, sauf le cas de souffrances physiques ou d'infirmités, le travail est une nécessité.
     Comme on n'aura plus sous les yeux l'exemple actuel de l'oisiveté des uns à côté de l'épuisement des autres par un travail excessif, comme on ne verra plus des êtres obligés de se priver pendant que d'autres s'engraissent, comme chacun contribuera, selon ses forces, à la richesse commune et que tous mangeront à leur faim, il sera facile aux éducateurs d'inculquer aux enfants, avec le goût du travail, l'idée qu'il est une obligation pour tous.
     Les hommes devenus raisonnables, contrairement à ce qu'ils sont aujourd'hui, trouveront, sans pour cela se casser la tête, le moyen d'être propriétaires, leur vie durant, de tout ce qui les entoure, mais ce droit à la propriété ne pourra nuire à personne et ne créera aucune espèce de suprématie...
     La folie de ceux qui ne comprennent pas l'anarchie consiste précisément dans l'impossibilité de concevoir une société raisonnable.

  Ricardo MELLA : Toutes les formes imaginables d'organisation ont été vainement propagées, et même mises en pratique. En France même, il y eut une révolution, essai et discrédit pour le socialisme d'État. Et après tant et tant de changements lassants, l'idée de la liberté s'est forgée dans toute son acception grandiose. Les formes de gouvernement, les principes de législation, les pouvoirs constitués, tout cela est refusé. La liberté totale, la liberté religieuse, politique, économique et sociale, tel est le cri de guerre de notre époque. C'est l'essence de l'évolution de nos jours.
     C'est ainsi qu'apparaît et naît le principe anarchiste. Lorsque les peuples arrivent à saisir clairement que sous les constitutions, royaliste ou républicaine, ils sont aussi esclaves que dans les régimes absolutistes ou dans tout autre, fondés sur le principe de l'autorité et de l'inégalité économique. Le refus décidé de tout ce qui existe, l'anarchie, s'imposent alors à eux comme le principe révolutionnaire et la garantie de leurs droits.
     Ils se trompent un temps et recherchent dans l'État et le socialisme universitaire ou dans les aspirations démocratiques, la garantie économique de leur existence. Mais ils aperçoivent rapidement que dans la négation du gouvernement et de 1'autorité, il y a également le refus de la propriété individuelle. C'est pourquoi Kropotkine a parfaitement raison quand il affirme que 1'anarchie a une double origine. C'est la synthèse de l'évolution politique et de la conviction économique.
     De tout temps les révolutions politiques ont posé le problème du pain. De nos jours, tous les partis ont mis de l'eau dans leur vin à cause de la montée du socialisme, et même les plus réactionnaires sont obligés de faire quelque chose pour faire taire les foules. 1848 en France, fut une révolution socialiste plutôt que politique. La révolution de 1789 fut menacée par la Conspiration des Égaux, préparée par Babeuf et ses amis. Il y eut des guerres fondamentalement sociales à Rome aussi, surtout du temps des frères Gracchus. La Grèce a connu également son lot de luttes économiques. Le christianisme est communiste par excellence, et certaines sectes, comme les anabaptistes et les moraves, l'ont défendu et appliqué.
     Comment nier donc que toutes ces luttes pour la liberté sont aussi des luttes pour l'égalité ?
     L'anarchie représente simultanément ces deux notions. Et le principe selon lequel des termes corrélatifs s'impliquent mutuellement, renforce cette idée. De même qu'on ne peut penser à un supérieur sans penser en même temps à un inférieur, au souverain sans son sujet, à un tout sans les parties, on ne penser non plus à la liberté sans évoquer immédiatement l'égalité. La première ne peut exister sans cette dernière.
     L'anarchie, expression parfaite de la liberté, en reconnaissant nécessairement l'égalité économique et sociale des hommes, est donc le résumé et la synthèse de toutes les aspirations humaines.

Qu'est donc l'Anarchie ? L'Anarchie est simplement la liberté totale : liberté de pensée, d'action, de mouvements, de contrat, fondée sur l'égalité de conditions humaines la plus complète, aussi bien économiques que juridiques, politiques et sociales. La liberté et l'égalité sont deux affirmations fondamentales. La première est issue de la suppression de tout gouvernement ; la deuxième de la possession en commun de toute la richesse sociale L'une et l'autre sont établies par le fonctionnement spontané sur des pactes de tous les individus et de tous les organismes.
     Il lui manque encore de la solidité sur le plan des affirmations quant aux organisations, mais l'Anarchie ne tarde pas à embrasser dans une seule idée le problème politique et le problème économique. Elle hésite, cependant, et suit les courants qui la poussent vers telle ou telle idée. Et en supprimant, en définitive, toutes les aberrations contenues dans les formules économiques, elle affirme résolument le fondement essentiel du principe égalitaire des conditions humaines et la liberté générale et non législative de tous les individus et de tous les groupements.
     Ces brefs progrès ont eu lieu dans le cadre de l'évolution des idées socialistes, dans le court espace d'un demi-siècle, surtout après la dissolution de la fameuse Internationale des Travailleurs. Ces évolutions sont le fait du prolétariat militant, qui grâce à son esprit révolutionnaire tend toujours à purifier et à concrétiser ses idéaux.
     Les masses, allant plus vite que la philosophie, encore que poussées par elle, ont déterminé avec une certaine précision la solution du problème social, si tenacement recherchée depuis des siècles par l'espèce humaine.
     Ce fait est précisément ce qui caractérise l'importance du Principe Anarchiste actuellement. Il représente la révolution, non seulement dans la légalité ou les légalités établies, mais aussi dans le socialisme. Il brise la routine de la vieille politique et repousse les amalgames du socialisme autoritaire actuel : en refusant tous les systèmes en place et les élaborations de ceux qui veulent modifier la société par un replâtrage morne de la forme connue déjà. Il a complètement tué les partis démocratiques qui naguère séduisaient le peuple et il émancipe chaque jour de nombreux travailleurs des préoccupations religieuses, politiques et prolétaires. Les classes les moins payées ne croient en rien ou sont anarchistes. Dans l'organisation même de ce qu'on appelle les partis ouvriers, il y a plus d'apparence que de réalité. En fait l'Anarchisme a gagné toutes les consciences. Certaines circonstances vont surgir pour mettre en évidence que le peuple est anarchiste, en le sachant ou sans le savoir. La plus grande importance de notre principe est qu'il est plus ou moins adopté par des milliers d'hommes de toutes les classes, découragés des farces politiques.
     Il est indubitable qu'en se perfectionnant chaque jour et en ayant une importance décisive croissante, l'idée anarchiste se définit également plus clairement à chaque fois.
     L'Anarchie, le non gouvernement, telle est l'expression primitive, à laquelle on ne peut rien opposer car c'est le sens réel du mot et de l'idée. Les dictionnaires, après un certain temps, ont intégré ce mot en le définissant en général et avec quelques nuances, comme une forme ou un système social sans gouvernement ou sans chef. Cela suppose donc, et non sans fondement, un organisme issu de la liberté même, c'est-à-dire la libre association des travailleurs libres. L'Anarchie a fini par représenter, au sens large, le libre fonctionnement des individus et des groupements des peuples et des races, en dehors des règles et des lois non acceptés par eux, fondus dans la nature.
     Si l'on réduit ces idées en des termes brefs et simples, pour une définition, nous devons établir que 1'Anarchie est le fonctionnement harmonieux de toutes les autonomies, qui est résolu par l'égalité de toutes les conditions humaines.
     Ainsi les grands principes qu'implique 1'Anarchie - la Liberté et l'Égalité - sont compris dans une seule expression.

  Adolphe RETTÉ : Le mot Anarchie signifie négation de l'autorité. - L'Anarchie implique donc l'abolition de toute contrainte et partant de toute loi imposée au nom d'un principe, d'une tradition ou d'un intérêt. En effet, que des hommes, au nom de l'intérêt d'une caste, impose un code, qu'ils ne réclament d'une tradition pour imposer une éducation, il adviendra toujours qu'ils tendront à entraver l'épanouissement intégral des individualités différentes d'eux-mêmes. Leurs codes, leurs dogmes et leurs formules issus de leur intérêt leur sembleront la perfection et ils s'efforceront d'étouffer toute originalité qui sortirait de leurs cadres. Que leur pouvoir s'exerce au détriment du grand nombre ou seulement de quelques uns, il y aura contrainte et par suite malaise, ce dont tous et eux-mêmes souffriront car les divers éléments qui constituent l'organisme social sont équivalents et solidaires.
     Benjamin constant a dit avec raison : "J'entends par liberté le triomphe de l'individu tant sur l'autorité qui voudrait gouverner par le despotisme que sur les masses qui réclament le droit d'asservir la minorité à la majorité."
     Donc, ni lois, ni obligation, ni sanction : l'Anarchie n'admet pas plus que le gouvernement d'un seul que la prépondérance d'une classe, celle-ci se constitua-t-elle de prêtres, de nobles, de propriétaires ou de prolétaires.
     Mais si l'Anarchie ne comportait que ces négations, elle serait stérile et vouée au néant comme maintes doctrines nihilistes. Or il n'en va pas ainsi : l'Anarchie affirme l'individu. Elle prétend que la liberté laissée à l'individu de se développer en raison de ses propres fonctions et de satisfaire ses besoins matériels, moraux et intellectuels, selon son caractère et son tempérament, doit avoir pour résultat un développement plus intégral de l'humanité tout entière. Ce faisant, elle ne procède ni d'un dogme ni d'un principe a priori. Elle est guidée par la seule observation des lois naturelles qui forment le processus d'évolution. Car l'évolution, c'est la vie elle-même - la vie sans commencement ni fin, la vie qui agit pour agir, la vie qui ne connaît ni entraves ni limites, ni supérieurs ni inférieurs.

En résumé : l'Anarchie demande aux hommes, à tous les hommes qu'ils prennent conscience d'eux-mêmes - à cette fin elle sollicite ceci : qu'au lieu de se laisser mener par des appétits ou des sentiments à l'exclusion des idées, ils apprennent, par leur propre raison, à se servir de la volonté, synthèse de toutes les fonctions.
     L'Anarchie combat toutes institutions, toutes lois, toutes religions qui entraveraient l'intégral épanouissement de l'individu - à cette fin elle détruit les concepts assortis de propriété et d'autorité.
     L'Anarchie établit la solidarité - à cette fin elle démontre qu'il sied que chacun se développe sans nuire au développement d'autrui.
     Par ainsi, tout ordre légal étant aboli, l'Anarchie établit l'harmonie.
     Nous pouvons donc la définir maintenant : la libre action de chaque individu, spontanément déterminée par la conscience de ses besoins, régie par sa volonté raisonnée, limitée par son propre intérêt, partie intégrante de l'intérêt commun - pour le plus grand bien de l'espèce.
     Contre cette doctrine de raison et de beauté, la société actuelle, cette gueuse des tombeaux qui se cramponne au cadavre de ses institutions plutôt que de regarder l'avenir en face, n'a pas assez de haine, d'imprécations et d'iniquités. Contre l vie, elle hurle à la mort comme une chienne galeuse... Ils ont des lois, des robins et des polices ; ils ont des bagnes, des guillotines et des potences ; ils ont des gouvernants, des patries et des armées ; ils ont les propriétaires ; ils ont l'Église...
     Nous avons avec nous la Justice et la Vérité - nous vaincrons.

On dit aux Anarchistes : "Vous n'êtes pas nombreux."
Ils répondent : "Prouvez-nous que nous avons tort."
- Vous serez écrasés...
- Prouvez-nous que nous avons tort.
- Déportés ! Fusillés !!
- Prouvez-nous que nous avons tort.
- Mais quels sont vos moyens d'action ?
- Crois en toi-même. Prends selon tes besoins, donne selon tes forces. Tous pour un, un pour tous.
- Vous avez raison : c'est bien beau... On vous suivrait volontiers si cela ne devait mal finir pour vous.
- Qu'importe la fin, puisque nous avons raison.

L'Anarchie est le signe évident d'un développement de fonctions intellectuelles jusqu'à présent rudimentaires dans l'espèce : esprit de justice, logique, volonté. C'est elle qui sortira l'homme définitivement de l'animalité.

  Fernand PELLOUTIER : L'anarchisme est tout simplement l'art de se cultiver et de cultiver suffisament les autres pour que les hommes puissent se gouverner et jouir eux-mêmes.

Partisans de la suppression de la propriété individuelle, nous sommes en outre ce qu'ils ne sont pas (les politiciens), des révoltés de toutes les heures, hommes vraiment sans dieu, sans maître et sans patrie, les ennemis irréconciliables de tout despotisme, moral ou collectif, c'est-à-dire des lois et des dictatures (y compris celle du prolétariat) et les amants passionnés de la culture de soi-même. (LA-1899)

  Emma GOLDMAN : Le communisme est nécessairement libertaire. Anarchiste.

Le peuple russe, qui est dans une certaine mesure anarchiste par instinct, ne connaissait pas assez les véritables principes et méthodes anarchistes pour les mettre en œuvre efficacement. La plupart des anarchistes russes eux-mêmes se trouvaient malheureusement englués dans de tout petits groupes et des combats individuels, plutôt que dans un grand mouvement social et collectif. Un historien impartial admettra certainement un jour que les anarchistes ont joué un rôle très important dans la révolution russe — un rôle beaucoup plus significatif et fécond que leur nombre relativement limité pouvait le faire croire.

Les principes et tendances anarchistes sont implantés si profondément dans la terre d’Espagne que rien ni personne ne les éradiquera.

Le facteur économique n'est cependant pas suffisant pour déterminer à lui seul le destin d'une société. La régénération de l'humanité ne s'accomplira pas sans l'aspiration, la force énergétique d'un idéal. Cet idéal, pour moi, c'est l'anarchie, qui n'a évidemment rien à voir avec l'interprétation erronée que les adorateurs de l'État et de l'autorité s'entendent à répandre. Cette philosophie jette les bases d'un ordre nouveau fondé sur les énergies libérées de l'individu et l'association volontaire d'individus libres. De toutes les théories sociales, l'Anarchie est la seule à proclamer que la société doit être au service de l'homme et non l'homme au service de la société. Le seul but légitime de la société est de subvenir aux besoins de l'individu et de l'aider à réalisa ses désirs. Ce n'est qu'alors qu'elle se justifie et participe aux progrès de la civilisation et de la culture. Je sais que les représentants des partis politiques et les hommes qui luttent sauvagement pour le pouvoir me taxeront d'anachronisme incorrigible. Eh bien, j'accepte joyeusement cette accusation. C'est pour moi un réconfort de savoir que leur hystérie manque d'endurance et que leurs louanges ne sont jamais que temporaires.

L'homme aspire à se libérer de toutes les formes d'autorité et de pouvoir et ce ne sont pas les discours fracassants qui l'empêcheront de briser éternellement ses chaînes. Les efforts de l'homme doivent se poursuivre et ils se poursuivront.

  Alexandre BERKMAN : L'anarchisme est-il vraiment synonyme de désordre et de violence ? te demandes-tu. Non, cher lecteur, c'est le capitalisme et l'Etat qui en sont les meilleurs agents. L'anarchisme incarne exactement l'idéal inverse parce que ce mouvement souhaite un ordre sans Etat, une paix sans violence. (ASV-1929)

Quand un brave citoyen revêt l'uniforme de son pays, il peut être amené à lancer des bombes et à utiliser la violence. Diras-tu alors que tout citoyen est partisan des bombes et de la violence ? Tu te récrierais avec indignation devant une telle affirmation.
     Cela signifie simplement, répondrais-tu face à une telle accusation, que, dans certaines circonstances, un homme peut être amené à utiliser la violence. Et ce qu'il soit démocrate, monarchiste, socialiste, bolchevik ou anarchiste. Tu découvriras que cela s'applique à tous les êtres humains et à toutes les époques. Brutus tua César car il craignait que son ami trahisse la République et devienne roi. Il n'a pas commis cet acte parce qu'il " aimait moins César mais qu'il aimait davantage Rome ". Brutus n'était pas un anarchiste, mais un républicain loyal. Selon la légende, Guillaume Tell tua un tyran pour débarrasser son pays de l'oppression. L'archer suisse n'avait jamais entendu parler de l'anarchie. Depuis des temps immémoriaux, des despotes ont été abattus par des hommes indignés qui éprouvaient une véhémente passion pour la liberté. On les considère comme des rebelles qui ont lutté contre la tyrannie. C'étaient généralement des patriotes, des démocrates ou des républicains, parfois des socialistes ou des anarchistes. Leurs actes exprimaient la révolte individuelle contre l'injustice. L'anarchisme n'avait rien à voir avec tout cela. (ASV-1929)

Comme je te l'ai dit, les anarchistes n'ont pas le monopole de la violence. Au contraire, l'anarchisme prône la paix et l'harmonie, respecte l'intégrité personnelle, et défend le caractère sacré de la vie et de la liberté. Mais les anarchistes sont des êtres humains comme les autres, et peut-être encore davantage. Ils sont plus sensibles à l'injustice, ils réagissent plus rapidement face à l'oppression et sont donc enclins à exprimer parfois leur protestation sous une forme violente. Mais de tels actes sont l'expression de leur tempérament individuel, pas d'une théorie particulière. Tu te demandes peut-être, ami lecteur, si les idées révolutionnaires n'encouragent pas la violence chez certains individus. Je ne le pense pas, parce que nous avons vu, au cours de l'Histoire, des individus parfaitement réactionnaires employer des méthodes violentes. Si des êtres humains aux positions politiques opposées commettent des actes semblables, il n'est guère sensé d'affirmer que leurs idées sont responsables de leurs actes. (ASV-1929)

L'anarchisme prône une société sans force et sans oppression, où tous les hommes seront égaux et vivront dans la liberté, la paix et l'harmonie. Le mot anarchie vient du grec, et signifie un ordre sans force, sans violence, sans Etat, parce que l'Etat est la source de la violence, de la contrainte et de la coercition. L'anarchie n'est donc pas synonyme de désordre et de chaos, comme tu le pensais, ami lecteur. Au contraire, l'anarchie est même l'inverse, elle signifie la disparition de l'Etat, c'est-à-dire la liberté. Le désordre est l'enfant de l'autorité et de la contrainte. La liberté est la mère de l'ordre.
     C'est en effet une belle idée, me diras-tu, mais elle ne convient qu'à des anges.
     Tu as raison. C'est pourquoi nous devons nous demander comment acquérir les ailes nécessaires pour créer une société idéale. (ASV-1929)

  Ernest ARMAND : Être anarchiste c'est nier l'autorité et rejeter son corollaire économique: l'exploitation. Et cela dans tous les domaines où s'exerce l'activité humaine. L'anarchiste veut vivre sans dieux ni maîtres ; sans patrons ni directeurs ; a légal, sans lois comme sans préjugés ; amoral, sans obligations comme sans morale collective. Il veut vivre librement, vivre sa conception personnelle de la vie. En son for intérieur, il est toujours un asocial, un réfractaire, un en dehors, un en-marge, un à-côté, un inadapté. Et pour obligé qu'il soit de vivre dans une société dont la constitution répugne à son tempérament, c'est en étranger qu'il y campe. S'il consent au milieu les concessions indispensables - toujours avec l'arrière pensée de les reprendre - pour ne pas risquer ou sacrifier sottement ou inutilement sa vie, c'est qu'il les considère comme des armes de défense personnelle dans la lutte pour l'existence. L'anarchiste souhaite vivre sa vie, le plus possible, moralement, intellectuellement, économiquement, sans se préoccuper du reste du monde, exploitants comme exploités ; sans vouloir dominer ni exploiter autrui, mais prêt à réagir par tous les moyens contre quiconque interviendrait dans sa vie ou lui interdirait d'exprimer sa pensée par la plume ou la parole. (PMA-1911)

L'œuvre de l'anarchiste est avant tout une œuvre de critique. L'anarchiste va, semant la révolte contre ce qui opprime, entrave, s'oppose à la libre expansion de l'être individuel. Il convient d'abord de débarrasser les cerveaux des idées préconçues, de mettre en liberté les tempéraments enchaînés par la crainte, de susciter des mentalités affranchies du qu'en dira-t-on et des conventions sociales ; c'est ensuite que l'anarchiste poussera qui veut faire route avec lui à se rebeller pratiquement contre le déterminisme du milieu social, à s'affirmer individuellement, à sculpter sa statue intérieure, à se rendre, autant que possible indépendant de l'environnement moral, intellectuel, économique. Il pressera l'ignorant de s'instruire, le nonchalant de réagir, le faible de devenir fort, le courbé de se redresser. Il poussera les mals doués et les moins aptes à tirer d'eux-mêmes toutes les ressources possibles et non à se reposer sur autrui. (PMA-1911)

L'anarchiste place à la base de toutes ses conceptions de vie : le fait individuel. Et c'est pour cela qu'il se dénomme volontiers anarchiste-individualiste.
     Il ne pense pas que les maux dont souffrent les hommes proviennent exclusivement du capitalisme ou de la propriété privée. Il pense qu'ils sont dus surtout à la mentalité défectueuse des hommes, pris en bloc. Les maîtres ne sont que parce qu'il existe des esclaves et des dieux ne subsistent que parce que s'agenouillent des fidèles. L'anarchiste individualiste se désintéresse d'une révolution violente ayant pour but une transformation du mode de distribution des produits dans le sens collectiviste ou communiste, qui n'amènerait guère de changement dans la mentalité générale et qui ne provoquerait en rien l'émancipation de l'être individuel. En régime communiste celui-ci serait aussi subordonné qu'actuellement au bon vouloir du Milieu : il se trouverait aussi pauvre, aussi misérable que maintenant; Au lieu d'être sous le joug de la petite minorité capitaliste actuelle, il serait dominé par l'ensemble économique. Rien ne lui appartiendrait en propre. Il serait un producteur, un consommateur, un metteur ou un preneur au tas, jamais un autonome. (PMA-1911)

L'anarchiste-individualiste se différencie de l'anarchiste communiste en ce sens qu'il considère (en dehors de la propriété des objets de jouissance formant prolongement de la personnalité ) la propriété du moyen de production et la libre disposition du produit comme la garantie essentielle de l'autonomie de la personne. Étant entendu que cette propriété se limite à la possibilité de faire valoir (individuellement), par couples, par groupement familial, etc. ) l'étendue de sol ou l'engin de production indispensable aux nécessités de l'unité sociale ; sous réserve, pour le possesseur, de ne point l'affermer à autrui ou de ne point recourir pour sa mise en valeur à quelqu'un à son service. (PMA-1911)

  Rudolph ROCKER : Entre l'anarchisme et le terrorisme, il n'existe aucun point commun. L'un et l'autre sont absolument antinomiques. Ce qui distingue l'anarchisme de toutes les autres tendances du socialisme, c'est l'idée qu'on ne peut pas obliger par la violence les hommes à choisir la liberté. On peut tout juste leur faire comprendre que la liberté est toujours préférable à la soumission.

L'anarchisme est un courant bien défini de pensée sociale dont les partisans préconisent l'abolition des monopoles économiques et de toutes les institutions politiques et sociales coercitives. A la place de l'ordre économique capitaliste, les anarchistes veulent une libre association de toutes les forces productives, fondée sur le travail solidaire, qui aurait pour seul but la satisfaction des besoins essentiels de chaque membre de la société. A la place des États nationaux actuels avec leur mécanisme mortifère d'institutions politiques et bureaucratiques, les anarchistes désirent une fédération de libres communautés, liées les unes aux autres par leurs intérêts économiques et sociaux communs, et qui régleront leurs affaires par accords mutuels et libres contrats.
     Quiconque étudie profondément le développement économique et politique du système social actuel reconnaîtra que ces objectifs ne jaillissent pas des idées utopiques de quelques innovateurs imaginatifs, mais qu'ils sont le terme logique d'un examen complet des dysfonctionnements sociaux existants qui, à chaque nouvelle phase, se manifestent de manière plus nette et plus malsaine. Le capitalisme monopoliste moderne et l'État totalitaire sont simplement les dernières étapes d'un développement qui ne pouvait s'achever autrement.

L'anarchisme moderne est au confluent des deux grands courants qui, avant et depuis la Révolution française, ont trouvé une expression si caractéristique dans la vie intellectuelle de l'Europe : le socialisme et le libéralisme. Le socialisme moderne s'est développé quand de profonds observateurs de la vie sociale en sont venus à voir de plus en plus clairement que les constitutions politiques et les diverses formes de gouvernement n'allaient jamais au fond du grand problème qu'on appelle la question sociale. Ses partisans reconnurent qu'une égalisation des conditions sociales et économiques au profit de tous, malgré les plus belles déclarations de principe, est impossible tant que les gens sont séparés en classes, selon qu’ils sont possédants ou non, classes dont la simple existence exclut d'avance toute pensée d'authentique communauté. Ainsi s'est développée la conviction que seule l'élimination des monopoles économiques, remplacés par la propriété commune des moyens de production, rend possible un état de justice sociale, état dans lequel la société deviendra une véritable communauté et où le travail humain ne servira plus à des fins d'exploitation, mais assurera le bien-être de tous. Mais dès que le socialisme se mit à rassembler ses forces pour devenir un mouvement, des différences d'opinion dues à l'influence du milieu social des différents pays s'exprimèrent. C'est un fait que tous les concepts politiques, de la théocratie au césarisme et à la dictature, ont affecté les formations du mouvement socialiste.

En commun avec le libéralisme, l'anarchisme propose l'idée de bonheur et la prospérité de l'individu comme norme de toutes les affaires sociales. Et, en commun avec les grands représentants de la pensée libérale, il a aussi l'idée de limiter les fonctions de l'État à un minimum. Ses partisans ont suivi cette pensée jusqu'à ses ultimes conséquences et souhaitent éliminer de la vie de la société toute institution de pouvoir politique. Quand Jefferson exprime le concept de base du libéralisme par les mots: " Ce gouvernement est meilleur qui gouverne moins ", les anarchistes disent alors avec Thoreau : " Ce gouvernement est meilleur qui ne gouverne pas du tout. " En commun avec les fondateurs du socialisme, les anarchistes demandent l'abolition du monopole économique sous toutes ses formes et revendiquent la propriété commune du sol et de tous les autres moyens de production, dont l'usage doit être accessible à tous sans distinction ; car la liberté personnelle et sociale n'est concevable que sur la base de conditions économiques égales pour tous.

L'anarchisme n'est pas la solution brevetée de tous les problèmes humains, ce n'est pas le pays d'Utopie d'un ordre social parfait (comme on l'a si souvent appelé), puisque, par principe, il rejette tout schéma et tout concept absolus. Il ne croit pas à une vérité absolue ou à des buts finaux précis du développement humain, mais à une perfectibilité illimitée des formes sociales et des conditions de vie de l'homme, qui s'efforcent toujours à de plus hautes formes d'expression. On ne peut pour cette raison leur assigner de terme précis ni leur fixer de but arrêté. Le plus grand mal de toute forme de pouvoir est justement de toujours essayer d'imposer à la riche diversité de la vie sociale des formes précises et de l'ajuster à des règles particulières. Plus forts se sentent ses défenseurs, plus complètement réussissent-ils à mettre chaque domaine de la vie sociale à leur service, plus paralysante est leur influence sur le jeu de toutes les forces culturelles créatrices, plus malsain leur impact sur le développement intellectuel et social de l'époque.

  Luigi FABBRI : L'idée anarchiste a pour première base la liberté individuelle, mais ceux qui prétendirent que la liberté individuelle en anarchie est infinie et absolue seraient des utopistes dans le sens le plus ridicule du terme, puisque l'infini et l'absolu sont des concepts abstraits, des configurations mentales sans possibilité de réalisation pratique. Maintenant, c'est toujours au nom de la liberté individuelle que de nombreux anarchistes, selon que cela les satisfasse, ou proclament le droit de faire n importe quoi et aussi celui de porter atteinte à la liberté et au droit d'autrui, ou déclarent comme incohérente toute tentative de réalisation révolutionnaire et d'organisation par la propagande.

L'anarchie signifie absence de gouvernement, absence de toute organisation autoritaire et violente pour qui avec la violence et la menace de la violence on oblige l'homme à faire ce qu'il ne veut pas, et à ne pas faire ce qu'il veut faire. Absence donc non seulement de l'organisme gouvernemental dont les lois interdisent et imposent de faire ce que les législateurs ont établi -, mais absence aussi du patron qui impose sa volonté en donnant selon son plaisir plus ou moins de pain aux estomacs des prolétaires ; absence du prêtre qui pousse tous à se pencher vers lui et pousse spécialement le peuple à obéir au gouvernement et au patron, avec la violence morale de la religion (menace d'une violence terrible, l'enfer après la mort).

  Erich MÜHSAM : L'ANARCHISME est la doctrine de la liberté comme fondement de la société humaine. Le mot " anarchie " - du grec : sans domination, sans autorité, sans État - désigne ainsi l'état de l'ordre social auquel aspirent les anarchistes, à savoir la liberté de chacun par la liberté de tous. Ce but, et rien d'autres, est le lien qui unit tous les anarchistes entre eux et ce qui distingue fondamentalement l'anarchisme de toutes les autres doctrines sociales et de toutes les autres professions de foi de l'humanité.

L'anarchisme est la doctrine de la liberté. Là où existe l'exploitation, où s'exerce le pouvoir, où règne l'autorité, où fleurit le centralisme, là où l'homme surveille l'homme, où l'on commande et où l'on obéit, il n'y a pas de liberté. L'abolition de toutes les autorités, de tous les privilèges, de toutes les institutions de la propriété et de l'asservissement ne peut résulter que de l'esprit de communauté libertaire. La communauté d'hommes libres sans État - voilà le communisme, la solidarité d'hommes égaux dans la liberté, voilà l'anarchie !

Nous autres anarchistes, combattons le capitalisme parce qu'il a soumis les valeurs spirituelles et morales de l'humanité aux appétits de profit et de pouvoir d'une couche sociale de maîtres, dont la pensée matérialiste est dépourvue de tout scrupule. Nous croyons que le caractère de classe de la société, porté par le capitalisme jusqu'à cette plaie béante qu'est la division des peuples en deux espèces animales différentes, n'a été rendu possible que par le complet envahissement de la vie par la pensée et les aspirations matérialistes ; mais qu'inversement, le débordement des instincts matérialistes ne conduit, quelles que soient les circonstances, qu'à des divisions de classe dans la société, et par conséquent à l'asservissement d'une de ses parties et à la domination de l'autre. Nous croyons aussi que l'absurdité d'une manière de sentir, de penser et d'agir purement matérialiste est la cause la plus profonde de la décomposition de la société capitaliste, de l'impuissante ronde titubante de sa mauvaise gestion, de ses essais de recours à la guerre et à l'asservissement de plus en plus brutal des masses dépossédées de leurs biens et de leurs droits. A la longue, la nature ne se laisse pas maltraiter au point que la nourriture et la sauvegarde de l'existence physique, dont la protection est à la fois une présupposition et une condition de la vie, deviennent le contenu même de cette vie. La rapacité et le rançonnement en sont les inévitables résultats, ainsi que le pouvoir, qui est dans tous les cas un abus de pouvoir.

L'anarchisme communiste est révolutionnaire dans sa conception du monde et dans son but. Comme les principes de la liberté sociale ne peuvent trouver de réalisation sur le terrain de l'inégalité du droit et de l'économie capitalistes, ce terrain doit être retourné de fond en comble : la réorganisation de tous les rapports humains, le bouleversement de l'ensemble des dispositions réglant le travail et la consommation sont la condition préalable d'une transformation dans le sens de la communauté anarchiste. Mais un changement total des conditions de vie de tous ne peut jamais être obtenu par la voie d'une évolution lente qui, dans le meilleur des cas, ne permet que des améliorations à l'intérieur du même système social. Dans la nature, îles et montagnes apparaissent après un long processus de bouleversement souterrain, en faisant brusquement sauter les parties du fond marin ou de l'intérieur du globe qui entravent leur développement ; toute naissance vient de ce qu'un être vivant enfermé pendant sa gestation dans le sein maternel, prêt à une existence propre, se fraie par la force l'accès à la lumière - de la même manière, la naissance d'un nouvel état de choses ne peut avoir lieu qu'après une préparation appropriée et une évolution prénatale, par une éruption révolutionnaire. Un état de choses mauvais, putride et insupportable, ne suffit pas pour que la révolution ait la voie libre : le travail prénatal en vue de la société nouvelle doit être suffisamment poussé pour que le germe fécondé se libère de son enfermement et que la tâche des révolutionnaires se résume à une activité d'accoucheurs. C'est à ceux-ci qu'incombera ensuite le devoir, beaucoup plus difficile, de maintenir la révolution en vie et de lui assurer une croissance dont tous les agents pathogènes de la société précédente seront tenus éloignés et que cautionnera la réalisation de l'idéal conçu pour une communauté humaine vivante réelle.

L'anarchisme communiste mène le combat à la fois contre l'oppression économique de l'homme par l'homme et contre la morale qui tient pour recevable que soit faite une distinction entre les hommes. Le capitalisme ne pourrait, n'aurait jamais pu exister si, avant de renoncer à la libre disposition de leur force de travail - renonciation qui constitue l'essence même de l'asservissement économique -, les hommes n'avaient renoncé à la responsabilité personnelle. Toutes les explications historiques, selon lesquelles les agriculteurs des débuts, qui vivaient en économie communiste, ayant sélectionné des hommes d'armes pour défendre la terre contre les agressions extérieures, ceux-ci se rendirent peu à peu maîtres du pays grâce à la supériorité que leur donnaient ces armes, transformèrent en tant que classe privilégiée le produit du travail de leurs commettants en richesse personnelle, s'érigèrent en propriétaires des terres et soumirent ainsi à leurs prétentions au pouvoir ceux qui travaillaient - toutes les recherches sur la naissance et le développement du capitalisme et des luttes de classes peuvent être considérées comme vraies et exactes. Elles ne prouvent rien en faveur du dogme marxiste, selon lequel l'être économique influence seul ou du moins de manière exclusivement déterminante les actes, les pensées et les sentiments des hommes. Pour que l'on confie à une troupe sélectionnée la besogne des armes, il faut que l'on ait eu précédemment conscience de sa propre faiblesse et de son incapacité à assurer et la défense et le travail dans la spontanéité naturelle d'une totale communauté. Cette diminution de la confiance dans la force sociale de la solidarité est toutefois un processus de caractère psycho-éthique, préalable à des conséquences sur les rapports économiques : c'est ici la conscience qui détermine la forme donnée à l'être. Aucune tentative d'attribuer en retour des causes économiques à la disparition de la confiance en soi ne saurait résister à l'objection que toute organisation du travail et toute réglementation des relations est une disposition prise par des hommes, mais que l'action est nécessairement précédée par la pensée, par le mouvement inconscient des nerfs qui caractérise la sensation psychique. La pratique d'une vie commune repose sur la responsabilité commune, et la division de la communauté dans l'action sociale ne peut être due qu'à un affaiblissement de la responsabilité communautaire. Si la collectivité charge une de ses parties d'un des services exigeant l'engagement de toutes les forces, elle exclut du même coup cette partie des autres tâches au service de la société ; ce faisant, elle la libère de toute responsabilité pour l'affaire des autres, comme elle se dessaisit elle-même de la responsabilité pour le service confié.
     La division des charges dans le travail économique s'impose naturellement, de même que la protection du sol et du travail contre toute attaque assigne aux combattants des tâches diverses, mais cela ne porte pas préjudice au principe communautaire. En revanche, abandonner le travail à une partie du peuple et charger une autre de la lutte, c'est introduire une déchirure dans la pratique de la vie sociale, renoncer à l'obligation commune de la responsabilité et par conséquent créer l'inégalité, de laquelle découle nécessairement la domination. La responsabilité commune de tous pour tout - tel est le véritable sens du communisme. Mais cette responsabilité commune de tous pour tout ne signifie pas autre chose que la responsabilité personnelle de chacun pour le tout, qui est le véritable sens de l'anarchisme.
     Le marxisme veut établir l'égalité en faisant entrer de force les formes de la vie individuelle dans le lit orthopédique des buts pratiques de la collectivité, qu'il tient pour économiquement évaluables. Inversement, l'individualisme veut faire de l'intégralité de l'espace vital individuel le critère de la forme de l'existence sociale, sans se soucier de l'égalité ni de l'utilité commune. Ces deux conceptions supposent donc une opposition entre l'homme et la société, et n'aboutissent à des conclusions différentes que sur le point de savoir qui des deux possède le droit légitime à la vie le plus important. L'anarchisme communiste refuse la distinction entre personne et société. Il considère la société comme une somme d'individus et la personne comme un membre indissociable de la société.

Sachant que le pouvoir, quel que soit celui qui l'exerce et le but prétendu ou réel pour lequel il a été établi, porte en lui l'exploitation ; sachant en outre que l'État et la centralisation, quels que soient les buts sociaux qu'ils se sont fixés, sont des organes du pouvoir et donc nécessairement d'exploitation, l'anarchisme se donne pour tâche de détruire radicalement le pouvoir comme forme de la vie sociale et, par suite, toute espèce d'État, pour construire à leur place une communauté fédérée d'hommes égaux en droits. L'objection fréquente, selon laquelle les moyens pratiques de la destruction du pouvoir supposent une nouvelle fois son emploi, est le fruit d'une pensée confuse.
     Les mots pouvoir, contrainte et violence désignent en effet des notions entièrement différentes, dont la mise sur le même plan et la confusion ont provoqué de désastreuses erreurs dans les rangs mêmes des anarchistes. La violence est un moyen de combat, qui n'est pas fondamentalement différent d'autres moyens de combat comme la persuasion, la duperie, la résistance passive, etc. C'est arbitrairement falsifier la pensée anarchiste que de la dire inconciliable avec le combat, qui prévoit l'emploi de la force physique ou son renforcement par la mécanique des armes. Que celui auquel l'emploi de la violence dans la lutte déplaît, l'évite, c'est là une question d'inclination personnelle, qui n'a rien à voir avec l'anarchisme. Partisan de la lutte, celui-ci ne peut établir de degrés entre ses formes extérieures non plus qu'une frontière au-delà de laquelle il faudrait la refuser. L'emploi de la contrainte n'est pas non plus d'une manière générale en contradiction avec un comportement anarchiste. On doit évidemment empêcher l'adversaire dont on a triomphé de reprendre le combat, et obliger un être socialement nuisible à se plier aux nécessités de la construction collective de la vie. Un empêchement et une obligation de cette sorte sont des contraintes. La violence et la contrainte ne deviennent inadmissibles, dans la conception anarchiste, que lorsqu'elles sont au service d'une autorité souveraine, ce qui explique justement que ces trois concepts soient superficiellement mis sur un même plan et que l'État prétende, en vertu de son pouvoir, au monopole de l'emploi de la contrainte et de la violence. L'anarchisme est opposé à la violence et à la contrainte d'État, parce qu'il est opposé au pouvoir d'État. Toutefois, une pensée claire doit faire ici une différence : l'action violente est une action de combat, un simple moyen en vue d'atteindre un but ; la contrainte est une mesure prise dans le combat et un moyen d'assurer l'objectif atteint ; le pouvoir est un état permanent de violence et de contrainte destiné à réprimer les désirs d'égalité, le monopole décrété d'en haut de la contrainte et de la violence, exercé par une puissance souveraine.

L'anarchie est une communauté humaine, dont la structure fédéraliste implique tout simplement le développement international de toutes les relations, y compris des relations sentimentales. L'organisation par le bas du travail et de la vie commune est fondée sur la culture de la personne qui se joint à d'autres personnes dans une même aspiration à la camaraderie, à la communauté, à l'union économique, à l'échange intellectuel dans le domaine linguistique, dans le cadre d'associations scientifiques, artistiques, techniques et sportives internationales, à une communauté mondiale. Mais la personne tire ses valeurs d'elle-même, pour être jugée d'après le développement de son caractère et l'apport de son activité créatrice dans le contexte social. La couleur des cheveux, des yeux et de la peau des ancêtres, la question de savoir si quelqu'un est né sur cette rive ou l'autre d'un fleuve, si sa langue et son mode de vie ont été façonnés par telle ou telle circonstance historique, géographique ou climatique, ne peuvent être utilisées comme critères de jugement de la valeur humaine que par des gens avides de pouvoir et esclaves du pouvoir. En effet, ce qui s'exprime et agit là, c'est le besoin d'établir des démarcations pour garantir la structure pyramidale de toutes les organisations humaines, la convergence de tous les fils vers le sommet - donc la centralisation, l'organisation par en haut, qui entraînent en retour la jalousie et une concurrence hostile avec l'organisation voisine et son sommet centralisé.

Vivre en anarchie, se gérer de manière anarchiste signifie créer pour la vie et pour l'économie l'ordre de la liberté.
     La conclusion de la théorie anarchiste est en effet qu'il n'y a pas d'ordre sans liberté et que l'État et le centralisme, l'autorité et le pouvoir sont incompatibles non seulement avec la liberté, mais également avec tout ordre véritable dans une société vivante. Ce que nous avons essayé de définir dans les pages précédentes comme la forme essentielle du fédéralisme peut aussi être considéré d'une façon générale comme l'organisation d'un ordre libertaire. L'usage entend par ordre l'observation de points de vue uniformes dans l'activité sociale. Là où règne le centralisme, c'est-à-dire la réglementation des choses par les prescriptions des autorités, ces points de vue dépendent des fins variables utiles au pouvoir et leur uniformité n'est donc pas garantie. L'engrenage des forces créatrices les unes dans les autres, seule caractéristique d'un ordre vivant, est perverti en une activité mécanique, l'accomplissement d'actions incohérentes. Cependant, l'incohérence est le contraire de l'ordre, c'est-à-dire subordination, discipline, dressage, absence de liberté, servitude. Une société ordonnée existe par la volonté combinée d'hommes associés pour réaliser des tâches communes, qu'ils ont reconnues ensemble ; elle suppose donc l'égalité, l'obligation de réciprocité et la conscience de la responsabilité sociale de chaque individu. En un mot, l'ordre tel que le conçoit l'anarchisme ne peut naître que de l'autodétermination de ceux qui doivent respecter l'ordre. Or, l'ordre né de l'autodétermination ne signifie pas autre chose que la liberté sociale.

La méthode de combat qui se recommande d'elle-même à partir d'une conception anarchiste du monde est celle de l'intervention immédiate. La puissance du capitalisme culminant dans le mode de production et les droits de propriété de la société existante, la doctrine anarchiste privilégie les formes économiques du combat politique. Les volontés coalisées des hommes dont les mains actionnent les leviers des machines sont à même de paralyser l'appareil capitaliste dans son ensemble. La grève, les entraves au travail (sabotage), la résistance passive par l'observation poussée à l'extrême des règlements d'entreprise, par l'opposition aux briseurs de grève et par le bâclage volontaire du travail, le blocage (boycott) de certaines marchandises sont autant de méthodes de ce que l'on appelle l'action directe, un ensemble de mesures qui exigent beaucoup de la résolution et de l'abnégation de l'individu. L'anarchisme n'exclut aucun des moyens de lutte qui donnent pour tâche à la personne en lutte d'intervenir immédiatement ou de refuser par son engagement physique toute participation à des mesures préjudiciables à tous, à des travaux asociaux, à des exigences provocatrices. Aucun anarchiste ne devrait par exemple participer aux guerres de l'État, qui sont toujours faites par des prolétaires dressés les uns contre les autres pour les fins des capitalistes ; non seulement elles bafouent tous les principes de l'égalité des droits, de la solidarité et de la spontanéité, outragent les sentiments les plus naturels d'humanité et de dignité morale et livrent la communauté d'appartenance des exploités aux intérêts nationaux de l'alliance internationale des exploiteurs, mais elles contribuent plus que toute autre chose à enraciner dans les instincts vitaux de l'humanité dégradée l'idée de pouvoir et, avec elle, la croyance en l'autorité céleste et terrestre - les instincts du maître et de l'esclave de ceux qui doivent être dominés.

La théorie anarchiste ne prescrit aucune méthode de combat et ne rejette aucune de celles qui concordent avec l'autodétermination et la spontanéité. Ainsi, lors d'insurrections violentes, seule la volonté de l'individu déterminera la nature de sa participation, la possibilité et le degré de son intégration à des formations de combat, dont la tactique est à maints égards contestable d'un point de vue libertaire. Tout le monde n'est pas d'un caractère à rester à l'écart lors de grands événements, examinant et ergotant si tout ne se passe pas comme il le souhaite, et à ne rien faire du tout plutôt que de soutenir un combat qu'une juste conception n'éclaire pas en tout point. Partout où ont été menées des luttes révolutionnaires, les anarchistes ont heureusement et presque sans exception toujours été présents au côté des travailleurs soumis aux influences centralistes et abusés par l'autorité. Le critère décisif était le sentiment de l'appartenance sociale, la conscience de l'obligation de réciprocité qui lie tous les exploités, l'indomptable volonté de se battre qui ne peut supporter de laisser les autres seuls face à l'ennemi commun, et surtout le désir de donner un élan libertaire au courage, à l'abnégation et à la passion qui firent là de si grandes choses, même si le but visé était peut-être erroné. Même si plus d'un anarchiste, animé d'une telle volonté, s'est trouvé entraîné assez loin de ses propres voies, il n'aurait trahi son idée que s'il avait gêné les combattants par de pédants rappel à l'ordre. La liberté n'est pas un bien au modèle déposé et aux propriétés évaluées et mesurées sous tous les angles, mais une valeur vitale qui peut trouver accès partout où une force s'est mise en mouvement. La tâche des anarchistes est de donner accès à la liberté, là où des hommes luttent.

Seuls des anarchistes peuvent fonder l'anarchie ; ceux d'aujourd'hui doivent, quel que soit leur nombre, mettre de jour en jour et d'heure en heure ses principes en valeur, si l'on veut que la communauté du peuple s'appelle un jour anarchie et les hommes des anarchistes. Aussi faut-il veiller, dans les relations entre anarchistes et les accords conclus entre eux en vue de la préparation des nouvelles conditions de vie, à une stricte équité dans le comportement réciproque. Jamais un individu ne doit se laisser entraîner par ses dons privilégiés d'orateur, d'éducateur, d'organisateur ou d'animateur à vouloir prendre toutes les initiatives ; jamais une majorité ne doit se permettre de réduire les droits de la minorité. Le but est une communauté qui ne connaîtra ni majorités ni minorités, ni ces équilibres douteux et insatisfaisants entre les deux. Le but est une communauté qui rendra partout possibles des décisions unanimes, parce qu'elle permettra à chaque personne de s'intégrer à sa juste place dans l'ensemble commun. C'est un engagement spontanément pris par un contrat entre camarades qui permet cette concordance de toutes les volontés et de toutes les actions à l'intérieur de chaque association et de chaque coopérative, et l'esprit coopératif que les anarchistes entretiennent dans leurs rapports montrera et aplanira en même temps le chemin aux coopératives et aux libres accords culturels et économiques du futur.
     A plus forte raison, le comportement des anarchistes doit-il être d'une probité exemplaire dans la lutte idéologique contre les opinions opposées. Les procédés malhonnêtes, la suspicion, les calomnies, les manœuvres tortueuses afin d'abuser camarades ou ennemis nuisent en toute circonstance à la puissance de choc et de conviction d'une idée dont la pureté fait la force.

Les anarchistes, qui veulent créer le nouveau monde de la liberté de l'égalité, de la réciprocité, de la justice, de la sincérité et de la solidarité de tous avec tous, doivent transformer leurs professions de foi en actes, autrement dit conduire leur vie comme ils souhaitent que tous la conduisent dans la société communiste sans État. La revendication n'est pas que quelqu'un s'évade ou puisse s'évader du travail forcé capitaliste : le joug de l'État ne peut être brisé que dans une lutte commune. C'est pourquoi la violation des lois de l'État n'est pas une revendication de la vie quotidienne. Cependant, les lois pas plus que la propriété n'ont un caractère sacré et l'on ne peut exiger de personne qu'il estime grandement les lois et les pouvoirs de l'État. Pour l'anarchiste, le code est un horaire, dans lequel il trouve les correspondances nécessaires dans la société où il doit vivre bon gré mal gré jusqu'à la révolution - et rien de plus. Mais il ne contracte pas d'engagement volontaire préjudiciable à son autodétermination ou susceptible de le soumettre à une autorité. Il n'attend rien de quelque église que ce soit et n'assume pas de charge honorifique. Obligé, en tant que juré ou qu'échevin, de juger d'autres hommes, il juge selon sa conscience sociale, qui conteste à l'État le droit de punir des malheureux qu'ont fait trébucher les traquenards tendus par le capitalisme. Obligé d'aller à la guerre et de tuer ses semblables pour des intérêts étrangers, il refuse et meurt plutôt pour ses idées que pour les affaires de ses persécuteurs. Chez lui, il n'exerce et ne supporte aucune autorité. Dans le domaine sexuel, il suit la voie qu'il tient pour juste, sans se soucier des voies que d'autres suivent. Aucune femme n'appartient à un homme, aucun homme à une femme, et ce que deux êtres font dans la discrétion pour leur plaisir mutuel n'est jamais l'affaire d'un tiers, de l'époux ni de l'épouse, du voisin ni du camarade, de l'Église ni de l'État. Un anarchiste et une anarchiste ne sont pas les maîtres de leurs enfants, mais leurs camarades et leurs assistants. Celui qui bat ses enfants abuse de sa supériorité physique pour établir un rapport de pouvoir ; il consolide ainsi le pouvoir et l'autorité de l'État et du capitalisme tout en contaminant la génération future, car c'est, avec les coups, la folie du pouvoir qui entre dans l'esprit de son enfant. L'anarchiste ne croit ni aux dieux ni aux fantômes, ni aux sentences des prêtres ni aux affirmations des savants qu'il ne peut vérifier lui-même. Il ne se soucie des rumeurs de la rue ni de la mode dans les questions de l'art et de la philosophie. Il va tout droit son chemin, responsable devant lui-même et sa conscience, responsable devant l'humanité qu'il sait ne faire qu'un avec lui-même et sa conscience. Il fait ce qui est juste, parce qu'il sait ce qui est juste. Car le droit et la liberté sont une seule et même chose, comme la personne et la société sont une seule et même chose. Du droit naîtra l'égalité du communisme, de l'égalité la liberté de l'anarchie !

  VOLINE : Synthèse anarchiste : On désigne par synthèse anarchiste une tendance qui se fait actuellement jour au sein du mouvement libertaire, cherchant à réconcilier et ensuite à synthétiser les différents courants d'idée qui divisent ce mouvement en plusieurs fractions plus ou moins hostiles les unes aux autres. Il s'agit, au fond, d'unifier, dans une certaine mesure, la théorie et aussi le mouvement anarchistes en un ensemble harmonieux, ordonné, fini. Je dis: dans une certaine mesure car, naturellement, la conception anarchiste ne pourrait, ne devrait jamais devenir rigide, immuable, stagnante. Elle doit rester souple, vivante, riche d'idées et de tendances variées. Mais souplesse ne doit pas signifier confusion. Et, d'autre part, entre immobilité et flottement, il existe un état intermédiaire. C'est précisément cet état intermédiaire que la synthèse anarchiste cherche à préciser, à fixer et à atteindre. (SA-1924)

Les anarchistes affirment que l'instrument classique de l'exploitation : l'État, est impraticable dans un but opposé : l'abolition de l'exploitation, la suppression de la bourgeoisie, la liquidation du capitalisme. Ils estiment qu'une fois installé, l'État, quel que puisse être, théoriquement, son but, créera en réalité, fera naître ou renaître, fatalement, Inévitablement, l'exploitation, la bourgeoisie, le capitalisme. Les péripéties de la révolution russe leur donnent entièrement raison. Elles sont pour leur conception une illustration éclatante que les plus aveugles devront bientôt comprendre.
     Il est bien typique que Lénine parle de l'État d'une façon équivoque : tantôt comme d'un instrument d'" exploitation " (quand il attaque la bourgeoisie), ce qui est précis et juste, tantôt comme d'une forme de " domination " abstraite (quand il défend la théorie Étatiste), ce qui est vague et erroné. Ainsi son livre devient illogique, confus, faux. Il perd totalement l'intérêt et l'importance qu'il aurait pu avoir. Il est une des œuvres les plus faibles qui existent sur le problème de l'État, car le raisonnement de l'auteur n'est ni logique, ni clair, ni nouveau.
     Il nous reste à ajouter qu'en dehors de la raison exposée, il en est d'autres encore pour lesquelles, les anarchistes repoussent l'État comme instrument de la révolution. L'une des principales, c'est l'impuissance créatrice et rénovatrice absolue de l'État. La révolution sociale surtout, exige, pour amener à un résultat définitif, des initiatives, des énergies, des capacités créatrices formidables. Or, les anarchistes ne reconnaissent pas à l'État cette énergie, cette capacité indispensable. Là encore, la révolution russe souligne irrécusablement leur point de vue. Ensuite, l'antiétatisme anarchiste est étroitement lié à d'autres thèses de la doctrine libertaire, à l'antimilitarisme, à la négation de l'autorité, du gouvernement, de la justice codifiée, etc. Considérant le militarisme, l'autorité, le gouvernement, la justice codifiée comme des éléments négatifs ne pouvant que défigurer et faire égarer la lutte sociale émancipatrice, les anarchistes estiment en même temps que tout État, quel que soit, théoriquement, son but, engendre infailliblement tous ces maux et, avec eux, les privilèges, l'inégalité, l'injustice, l'exploitation. Donc, logiquement, ils nient l'État. Enfin, c'est aussi au nom de l'individualité humaine libre et créatrice (et des associations libres des individus) que l'anarchisme rejette l'État, cet appareil d'assujettissement, d'avilissement, du nivellement par excellence. La formule fondamentale de l'anarchisme, qui découle de sa conception du progrès, est : non pas l'homme pour la société, mais la société pour l'homme. Or, l'État est précisément la forme de la société qui écrase totalement l'homme, l'individu.
     Donc, d'après les anarchistes, la tâche de la suppression du capitalisme, de la bourgeoisie, de l'exploitation, des classes, de toute la société moderne, exige d'autres formes de domination et d'organisation que l'État. (EASF-1934)

  Déclaration d'anarchistes :
(Déclaration des Anarchistes accusés devant le Tribunal correctionnel de Lyon. - 19 janvier 1883)
     Ce qu'est l'anarchie, ce que sont les anarchistes, nous allons le dire :
     Les anarchistes, Messieurs, sont des citoyens qui, dans un siècle où l'on prêche partout la liberté des opinions, ont cru de leur devoir de se recommander de la
liberté illimitée.
     Oui, Messieurs, nous sommes, de par le monde, quelques milliers, quelques millions peut-être - car nous n'avons d'autre mérite que de dire tout haut ce que la foule pense tout bas- nous sommes quelques milliers de travailleurs qui revendiquons la liberté absolue, rien que la liberté, toute la liberté !
     Nous voulons la liberté, c'est-à-dire que nous réclamons pour tout être humain le droit et le moyen de faire tout ce qui lui plaît, et ne faire que ce qui lui plaît ; de satisfaire intégralement tous ses besoins, sans autre limite que les impossibilités naturelles et les besoins de ses voisins également respectables.
     Nous voulons la liberté, et nous croyons son existence incompatible avec l'existence d'un pouvoir quelconque, quelles que soient son origine et sa forme, qu'il soit élu ou imposé, monarchique ou républicain, qu'il s'inspire du droit divin ou du droit populaire, de la Sainte-Ampoule ou du suffrage universel.
     C'est que l'histoire est là pour nous apprendre que tous les gouvernements se ressemblent et se valent. Les meilleurs sont les pires. Plus de cynisme chez les uns, plus d'hypocrisie chez les autres !
     Au fond, toujours les mêmes procédés, toujours la même intolérance. Il n'est pas jusqu'aux libéraux en apparence qui n'aient en réserve, sous la poussière des arsenaux législatifs, quelque bonne petite loi sur l'Internationale, à l'usage des oppositions gênantes.
     Le mal, en d'autres termes, aux yeux des anarchistes, ne réside pas dans telle forme de gouvernement plutôt que dans telle autre. Il est dans l'idée gouvernementale elle-même; il est dans le principe d'autorité.
     La substitution, en un mot, dans les rapports humains, du libre contrat, perpétuellement révisable et résoluble, à la tutelle administrative et légale, à la discipline imposée; tel est notre idéal.
     Les anarchistes se proposent donc d'apprendre au peuple à se passer du gouvernement comme il commence à apprendre à se passer de Dieu.
     Il apprendra également à se passer de propriétaires. Le pire des tyrans, en effet, ce n'est pas celui qui nous embastille, c'est celui qui nous affame; ce n'est pas celui qui nous prend au collet, c'est celui qui nous prend au ventre.
     Pas de liberté sans égalité ! Pas de liberté dans une société où le capital est monopolisé entre les mains d'une minorité qui va se réduisant tous les jours et où rien n'est également réparti, pas même l'éducation publique, payée cependant des deniers de tous.
     Nous croyons nous, que le capital, patrimoine commun de l'humanité, puisqu'il est le fruit de la collaboration des générations passées et des générations contemporaines, doit être à la disposition de tous, de telle sorte que nul ne puisse en être exclu; que personne, en revanche, ne puisse accaparer une part au détriment du reste.
     Nous voulons, en un mot, l'égalité; l'égalité de fait, comme corollaire ou plutôt comme condition primordiale de la liberté. De chacun selon ses facultés, à chacun selon ses besoins ; voilà ce que nous voulons sincèrement, énergiquement; voilà ce qui sera, car il n'est point de prescription qui puisse prévaloir contre les revendications à la fois légitimes et nécessaires. Voilà pourquoi l'on veut nous vouer à toutes les flétrissures.
     Scélérats que nous sommes ! Nous réclamons le pain pour tous, le travail pour tous; pour tous aussi l'indépendance et la justice.

  André LORULOT : L'anarchisme n'est pas actuellement ce qu'il a été naguère. Il évolue, il se transforme et il faut avoir quelques données sur ces transformations et sur cette évolution si l'on désire apprécier sérieusement les doctrines sociales que nous avons entrepris d'exposer. La déclaration qui précède surprendra peut-être quelques esprits superficiels. L'anarchisme évolue, ses théories se modifient ? Mais, une doctrine qui change n'est pas une doctrine sérieuse, cela démontre que les anarchistes ne savent pas ce qu'ils veulent ! Ils hésitent, ils errent, ils pataugent! Pour les esprits superficiels et peu bienveillants, hâtons-nous de déclarer que l'anarchisme n'évolue pas dans ses principes essentiels, lesquels ne sauraient changer, ni être dénaturés. Un anarchiste sera toujours un ennemi de l'autorité, un réfractaire à toutes les contraintes. Il n'y aura jamais, il ne saurait y avoir, un anarchiste-étatiste, ou religieux, ou patriote, ou capitaliste, ou policier. Les mots doivent avoir un sens et il faut nous attacher à ce que cette signification soit claire et précise. Ce n'est que dans ses aspects que l'anarchisme peut varier.
     Ses tactiques se différencient, ses méthodes ne sont plus les mêmes, on envisage la lutte autrement. D'ailleurs, il faut admettre que la théorie anarchiste, ne détient pas le monopole de l'évolution. Rien n'est stable, rien n'est immuable. Dire que toutes les théories philosophiques et sociales sont en continuelle évolution, ce n'est rien affirmer de nouveau. Rien n'échappe à l'universel bouleversement, rien ne peut se soustraire aux modifications incessantes qui atteignent tout ce que nous connaissons, au hasard des circonstances qui se succèdent et des forces qui se heurtent. Choses et êtres, institutions et idées tout vit et tout meurt, tout change et tout se transforme. Les idées sociales ne font pas infraction à cette loi. A travers les siècles, les conceptions populaires, les doctrines professées par les diverses classes sociales , se sont tellement modifiées qu'il est parfois difficile d'établir une filiation entre celles que nous connaissons et celles qui existèrent il y a quelques siècles. C'est à peine s'il est possible de marquer entre les idées d'hier et celles d'aujourd'hui quelques points de comparaison. L'allure générale des systèmes est devenue méconnaissable et les méthodes elles-mêmes se sont renouvelées entièrement. De nos jours, où la circulation des idées se fait d'une façon de plus en plus rapide et de plus en plus intense, il nous est possible de contrôler la véracité de cette affirmation: les idées vivent et meurent avec ceux et comme ceux qui les conçurent. Je ne me propose pas de faire une dissertation sur la variation des créations intellectuelles de l'humanité, ni une étude approfondie des lois qui président à cette évolution. Le problème est trop haut et trop vaste.

Ce que je veux surtout montrer, c'est l'évolution des idées anarchistes. Ce que je veux signaler et étudier, ce sont toutes les découvertes faites au hasard de la route, tous les enseignements recueillis, toutes les réflexions suscitées en nous à chaque stade de la vie de nos conceptions. Tout évolue, ai-je dit. Toutes les idées changent les idées anarchistes ne font pas exception. Elles découlent de la vie, elles sont engendrées par des organismes vivants - or, la vie est elle-même en perpétuelle transformation, ces organismes sont essentiellement transitoires, et les idées que formulent les humains, quelles qu'elles soient, ne peuvent qu'être éphémères et transitoires, ainsi que ceux qui les formulent.. Seuls des dogmatiques, sots ou astucieux, pourront s'en plaindre. Je dirai mieux. Les idées anarchistes, à mon avis, doivent évoluer plus rapidement que les autres conceptions. Elles contiennent en elles-mêmes un ferment merveilleux de vie (d'évolution par conséquent) et ce ferment se nomme l'esprit de liberté. L'esprit libertaire pousse l'anarchiste à une critique incessante de tout ce qui existe, à l'impitoyable démolition des dogmes qui ne veulent pas mourir. L'idée anarchique s'enrichit chaque jour des découvertes nouvelles dont le libre-examen le fait bénéficier. Erreur de ce jour, vérité de demain, proclament ses adeptes. Et ils continuent leur route, dédaigneux des règlements immuables et des credos imposés. L'idée anarchiste constitue d'ailleurs un ferment évolutif pour toute la masse sociale. Nul n'échappe à sa bienfaisante influence, son oeuvre de désagrégation et de rénovation se répercute dans tous les domaines -immenses - de la pensée collective. sans le vouloir, sans le chercher, par le seul fait que l'idée anarchiste est vivante et se propage, elle agit sur toutes les morales, sur tous les systèmes, elle précipite la ruine de ceux qui ne se soutiennent que par la force et le mensonge et s'assimile la valeur de ceux qui tendent vers la logique l'effort de leurs réalisations. L'idée vivante peut et doit évoluer dans de meilleures conditions que l 'idée morte. La première agit sur la seconde, mais en la modifiant n'oublions pas qu'elle se modifie elle-même. J'entends par idée morte celle qui ne cherche plus, celle qui édicte un principe souverain et promulgue, avec l'intolérance des fous et des gredins, des règles éternelles. L'idée basée sur l'autorité d'un homme ou d'une caste, la vérité soi-disant révélée à un imposteur habile, l'idée qui s'accompagne de la tyrannie, de la croyance et de la discipline, est une idée morte, une idée qui sème la mort parmi les inconscients qui l'acceptent ; une idée qui dénature, qui souille, qui détruit la vie; une idée qui pose des barrières, soulève des obstacles, creuse des fossés, châtre des énergies.. On piétine, on croit, on adore - on ne vit pas. On s'astreint à une comédie grotesque qui n'est que la caricature de la vie, de la puissante et irrespectueuse Vie...

Comment et pourquoi les idées évoluent-elles ? D'abord parce que le bagage intellectuel de l'humanité s'accroît chaque jour. Des connaissances nouvelles, des découvertes, des inventions, s'ajoutent aux richesses des générations antérieures. Chaque progrès de la raison humaine, chaque pas en avant effectué par la science, bouleversent plus ou moins nos conceptions, notre idéal, notre morale.
     De plus, la vie est constituée par une longue série d'expériences sans cesse renouvelées. L'expérience d'aujourd'hui est riche de celle d'hier. Les résultats que donne l'observation, les enseignements qu'impose la vie sont de nature à modifier nos appréciations. Autant que la lumière d'une connaissance acquise, la leçon d'une expérience utile est venue aider et guider l'universelle évolution. Enfin, les conditions de vie engendrées par le milieu collectif, les institutions autoritaires, les lois économiques, pèsent plus ou moins lourdement sur le développement des idées, entravent ou favorisent l'essor de la pensée.
     Le terrorisme gouvernemental, l'obscurantisme religieux, le fanatisme d'un côté, et de l'autre la famine, l'ignorance, la bestialité, ont soulevé de continuels obstacles sur la route de l'évolution. Tantôt arrêtée, tantôt détournée de son chemin, nous la retrouvons toujours : c'est la synthèse des valeurs humaines, que veulent étouffer prêtres, rois et tyrans, éternels ennemis de la Vie.
     Les idées mortes, dont il n'est possible de rien attendre, doivent disparaître, ai-je dit. En effet, les découvertes de l'esprit fixent à notre effort un but nouveau, nos concepts se modifient et l'ancienne "vérité" doit être ensevelie. De même l'expérience, c'est-à-dire la confrontation de l'idée avec le réel, engendre un enseignement qui détruit les idées fausses et fait surgir une théorie nouvelle, laquelle disparaîtra à son tour quand une connaissance inédite ou une expérience plus probante viendront lui porter le coup décisif. Le progrès est fait de ces perpétuels changements.

  Nestor MAKHNO : L'anarchisme, c'est la vie libre et l'œuvre créatrice de l'homme. C'est la destruction de tout ce qui est dirigé contre ces aspirations naturelles et saines de l'homme.

L'anarchisme, ce n'est pas un enseignement exclusivement théorique, à partir de programmes élaborés artificiellement dans le but de régir la vie ; c'est un enseignement tiré de la vie à travers toutes ses saines manifestations, passant outre à toutes les normes artificielles.

La physionomie sociale et politique de l'anarchisme, c'est une société libre, antiautoritaire, celle qui instaure la liberté, l'égalité et la solidarité entre tous ses membres.

Le Droit, dans l'anarchisme, c'est la responsabilité de l'individu, celle qui entraîne une garantie véritable de la liberté et de la justice sociale, pour tous et pour chacun, partout et de tous temps. C'est là que naît le communisme.

L'anarchisme naît naturellement chez l'homme; le communisme, lui, en est le développement logique.

La compréhension de l'idéal anarchiste chez l'esclave et le maître grandit avec la civilisation moderne. En dépit des fins que celle-ci s'était jusque là données - endormir et bloquer toute tendance naturelle chez l'homme à protester contre tout outrage à sa dignité -, elle n'a pu faire taire les esprits scientifiques indépendants qui ont mis à nu la véritable provenance de l'homme et démontré l'inexistence de Dieu, considéré auparavant comme le créateur de l'humanité. Par suite, il est devenu naturellement plus facile de prouver de manière irréfutable le caractère artificiel des "onctions divines" sur terre et des relations infamantes qu'elles entraînaient contre les hommes.

En tant qu'idéal de vie humaine, l'anarchisme se révèle consciemment en chaque individu comme une aspiration naturelle de la pensée vers une vie libre et créatrice, conduisant à un idéal social de bonheur.

  Louis LECOIN : On a beaucoup parlé Anarchie tous ces temps. Et des anarchistes également.
     Les anarchistes sont des hommes ordinaires, des hommes comme tous les autres hommes. Ni inférieurs à la plupart, ni supérieurs non plus, mais ils sont moins bornés que beaucoup, plus attentifs aux mille choses de l'existence et plus au courant de ce qui est bon ou mauvais à la vie dans la société présente ; on ne peut le leur reprocher — même s'ils affirment que ce qui est nuisible aujourd'hui l'emporte de loin sur ce qui est supportable.
     On ne sort pas facilement, ni tout à fait, de sa gangue, et les anarchistes qui y ont plus ou moins réussi, n'en tirent pas orgueil, tout au plus désirent-ils que beaucoup les imitent afin que le beau rêve qu'ils portent en eux devienne une réalité pour eux et pour tous les habitants de la planète.
     Une réalité qui ne connaîtrait plus d'armées, plus de guerres, qui ne connaîtrait donc pas un régime gaulliste, de Gaulle étant demeuré inconnu puisqu'il n'aurait pas eu à passer la moitié de son temps à faire faire des guerres et l'autre moitié à faire semblant de vouloir réconcilier les anciens belligérants tout en brouillant les cartes de tous.
     Et ce qui serait vrai pour la France serait vrai pour tout pays.
     D'ailleurs, en vain on chercherait les nations, il n'y aurait plus de frontières.
     On chercherait inutilement les régions sous-développées, nulle part il n'y aurait de crève-la-faim.
     Nous aurions certainement encore à déplorer de nombreux malheurs, mais qui ne seraient pas, l'anarchie régentant le monde, le fait d'individus.
     Vive l'Anarchie !
     Mais avant, et pour y parvenir A bas tous les mangeurs d'hommes !

  Augustin SOUCHY : Souvent on me posa la question : pourquoi l'anarchisme ne s'est-il jamais imposé nulle part ? Ceci n'est-il pas à mettre au compte de son caractère utopique éloigné de la réalité ?
     Je répondais : n'importe quel idéal socialiste revêt un caractère utopique. C'est dans la mise en pratique qu'apparaît ce qui est réaliste et ce qui s'en éloigne. L'anarchisme n'est pas seulement une utopie, il présente un aspect pratique remarquable. Les collectivités libertaires en Espagne durant la guerre civile et les kibboutz en Israël constituent les expériences les plus significatives de mise en application des principes anarchistes. Dans les deux cas on assiste à la concrétisation du socialisme libertaire tel que l'avaient conçu Proudhon, Kropotkine et Gustav Landauer. Les collectivités espagnoles et les kibboutz israéliens, nés de l'autodétermination des participants, reposaient sur les principes d'égalité sociale et de liberté individuelle. Ils fonctionnaient et fonctionnent sans lois, sans intervention de l'État, sans contrainte extérieure. On y avait supprimé les lois sociales. La Colectividad et le Kibboutz ont démontré que les communautés libertaires sont viables et que le socialisme anarchiste n'est pas une utopie irréaliste.
     L'utopie dans l'anarchisme n'est rien d'autre, si l'on va au fond des choses, que l'humanisme libertaire. Au siècle dernier des théoriciens anarchistes opposaient déjà comme alternative socialiste et fédéraliste à la théorie marxiste d'économie d'État ce qui est aujourd'hui connu sous le terme "ordre économique pluraliste".
     La cogestion et l'autogestion dans les entreprises, revendications des syndicats actuels, s'inspirent de la lutte des anarcho-syndicalistes. Le désarmement unilatéral et le contrôle de l'industrie d'armement exigés par les anarchistes au siècle dernier sont aujourd'hui repris en chœur par les pacifistes.
     La peur de l'anarchiste a disparu du Nouveau Continent et particulièrement aux États-Unis. J'ai participé durant six semaines en 1976 à une tournée de conférences aux États-Unis et au Canada. Le 18 juillet, le sermon prononcé par le pasteur Bruce Southworth, de la Community Church de New-York portait sur l'anarchisme et la politique en Amérique. Ce sermon fut retransmis en direct à la radio. Quelques jours plus tard j'intervenais dans la même église pour évoquer les voies du socialisme libertaire à l'occasion du quarantième anniversaire de l'éclatement de la guerre civile en Espagne. Mes conférences se sont tenues dans des églises, comme à Philadephie, Minneapolis ou encore la Nouvelle-Orléans. Le portrait d'un milicien espagnol ornait la chaire. De nombreuses stations de radio m'invitèrent à venir parler de l'anarchisme sur les ondes. J'ai été hébergé dans une douzaine de villes par des enseignants engagés, des étudiants, des ouvriers, des intellectuels. J'ai ainsi pu capter cette face cachée de l'Amérique, celle des rénovateurs de la société idéale. Je constatais dans ces milieux que la réflexion théorique allait de pair avec une solidarité effective et altruiste.

Les aspirations humaines formulées depuis toujours par les anarchistes sont reprises aujourd'hui par les gouvernements - seulement en théorie, malheureusement : le bien-être pour tous, la liberté de chacun, le respect de la dignité humaine, auxquelles je souhaiterais ajouter la paix universelle. Ces aspirations sont pourtant constamment et cyniquement bafouées par les détenteurs du Pouvoir. Rien ne changera aussi longtemps qu'existera un système autoritaire.

  Gaston LEVAL : Parmi les nombreuses équivoques qui subsistent sur l'anarchisme, la conception des droits et des devoirs de l'individu, son rôle dans la société, son attitude envers la collectivité est une de celles qui doivent être dissipées autant qu'il est possible de le faire.
     C'est, en effet, une opinion trop généralisée que l'anarchisme est une philosophie essentiellement individualiste. Il se peut que certaines attitudes outrancières aient contribué à répandre cette interprétation. Mais la mauvaise foi des socialistes autoritaires qui avaient intérêt à discréditer notre socialisme libertaire y contribua bien davantage. Si, publiquement, nos idées ont été déformées par quelques anormaux ou par des amoraux, la calomnie systématique du marxisme a fait une oeuvre destructrice beaucoup plus considérable. Elle continue à le faire.
     C'est que, dès les premiers moments, ce ne sont pas seulement les concepts d'autorité et de liberté, de parlementarisme et d'action révolutionnaire ou de simples questions tactiques qui ont opposé les socialistes anarchistes aux socialistes autoritaires, implicite ou explicite, le désaccord était plus profond. L'anarchisme était le développement, l'élargissement de l'humanisme. Spirituellement et pratiquement il continuait l'oeuvre de la Renaissance, il remontait au meilleur de la Grèce antique ; avant la société il voyait l'homme ; avant les formes sociales, l'humanité. C'est pourquoi la libre recherche expérimentale et scientifique, -- il n'y a pas de science sans investigation continuelle, sans possibilité de rejet des données insuffisantes ou erronées -- remplaçait pour lui le dogme de l'autorité.
     L'esprit du socialisme autoritaire était au contraire, et même dès le début, tout différent. Avant l'homme, il voyait la société non comme un ensemble d'êtres vivants et sensibles, mais comme un mécanisme, une organisation. Quand il parlait d'humanité, il donnait à ce mot un sens abstrait car il n'y voyait pas les composants individuels. Et, quand il parlait de prolétariat, il n'y voyait surtout que des bataillons de choc. Ce n'est pas sans raison que les expressions " armées de paysans ", " armées de travailleurs ", se trouvent dans les pauvres programmes d'avenir que les grands théoriciens du matérialisme historique -- conception déshumanisée de l'histoire -- rédigèrent jusqu'à la fin du 19ième siècle.
     Dans la mesure où l'on peut établir de grands parallèles dont la synthèse n'exclut pas les dissemblances de détail, on peut affirmer que l'esprit romain du mécanisme administratif et juridique, ignorant l'homme au profit de la société, se retrouve dans le socialisme autoritaire.
     Ceux, parmi les libéraux et les républicains classiques, qui, parce que nous défendions les droits de l'individu, nous reprochaient notre "individualisme", étaient, s'ils avaient connu nos idées, bien mal venus pour le faire. Ils oubliaient la fameuse déclaration des droits de l'homme et du citoyen, dont l'essentiel se trouvait déjà dans la Constitution américaine et dont pratiquement les principes étaient appliqués en Angleterre. Pourquoi donc, malgré les insuffisances que nous connaissons, les constitutionnalistes français ont-ils cru nécessaire de préciser ces droits de l'homme, sinon pour éviter que l'organisation, la structure politique, juridique, économique de la société, les institutions religieuses ou autres, ne piétinent les droits de l'homme, de tous les hommes.
      Pourtant, ces constitutionnalistes, qui s'inspiraient de Locke et de l'Esprit des Lois, n'ignoraient pas et ne cherchaient pas à nier la société. Mais ils désiraient que la loi serve l'homme, et non que l'homme serve la loi.
     Malheureusement, des dogmes, des entités, des institutions, des forces naquirent ou grandirent, qui devinrent dominantes et firent oublier les droits de l'homme, même dans la mesure limitée où ils avaient été conçus. Ce fut d'abord la Patrie, née d'un sentiment et d'une volonté d'union révolutionnaire bien vite transformés en prétexte d'exploitation, d'oppression, de guerre et de rapine ; l'État, soi-disant incarnation de la société, qui se superposait à tous les individus isolément puis collectivement pris ; la nation, adultération aggravée de la patrie primitive ; le respect de la propriété qui dans la déclaration des droits de l'homme avait pour but d'empêcher les seigneurs ou leurs continuateurs, et l'État lui-même, de piller, d'exproprier sans vergogne ni réparation, ou de se livrer chez les paysans à toutes les déprédations si chères aux privilégiés de l'ancien régime ; la paix sociale, prétextée pour maintenir les classes et l'exploitation de la majorité par la minorité enrichie ; la soumission à l'Église dans la plupart des pays du monde ; ajoutons la famille, que sa structure autoritaire, transformait le plus souvent en foyer d'injustice pour la femme et l'enfant, et l'on comprendra que les droits de l'homme et du citoyen n'étaient plus qu'une glorieuse formule historique. Ce n'était plus l'homme, ni même le citoyen, qui comptait, c'était cet ensemble d'institutions, de croyances et de tabous auxquels on sacrifiait l'immense majorité.
     Cependant, en soi, la formule était bonne, et le sera toujours.
     Toute forme de société, théoriquement heureuse, qui rend ses composants, ou la majorité de ses composants, pratiquement malheureux, doit être rejetée. Et pour que cette contradiction ne se produise plus, il faut, avant d'esquisser une forme quelconque de société, et pendant qu'on élabore cette forme, tenir toujours compte du bonheur des individus en même temps que du progrès de 1'espèce.
     Théoriquement, les penseurs du libéralisme continuaient de défendre cette thèse, mais ils étaient, à part le respect de la propriété individuelle qui n 'avait plus pour but que défendre le droit des minorités possédantes contre l'Etat et plus encore contre la révolution sociale, en contradiction flagrante et permanente entre le principe affirmé et toutes les conséquences des dogmes et des inégalités auxquels ils adhéraient.
     En revenant aux droits de l'homme individuellement pris et de tous les homme aussi pris individuellement pour que la mystification ne soit plus possible, les socialistes anarchistes ne faisaient rien de nouveau, comme ils ne faisaient rien de nouveau, en réclamant l'égalité, la liberté, la fraternité. Ce qui était inédit, c'étaient les moyens par lesquels ils prétendaient arriver au triomphe véritable de ces principes. C'était aussi leurs justifications.
     Pour juger de la société, ce n'est pas que sur des descriptions généralisées, des statistiques globales, des études limitées aux couches sociales les plus voyantes, ou à certains aspects de la vie qu'ils acceptaient de s'arrêter. Pour eux, il ne suffisait pas de dire qu'au cours du 19ième siècle, la production industrielle et agricole ainsi que la richesse des nations s'étaient développées prodigieusement. Il fallait aussi savoir si le sort du paysan, de l'ouvrier, et de leur famille, s'était amélioré dans les mêmes proportions.
     Il ne suffisait pas que les libertés nouvelles soient proclamées si, par l'étatisation graduelle, de nouvelles restrictions à la liberté apparaissent.
     Les droits de l'homme, de tous les hommes, de toutes les femmes, de tous les enfants, ne pouvaient triompher que dans une société où, d'abord, ils seraient égaux pour tous, en théorie et en fait. C'est pourquoi Proudhon demandait, pour chacun, le droit à la possession des moyens de subsistance, mitigé plus tard par l'exploitation collective de ce qui exigeait le travail collectif. Il demandait surtout l'établissement d'un régime où l'exploitation de l'homme par l'homme serait bannie, où les crises économiques, nées d'un faux excès de production, avec leur cortège de chômage et de misère, et qui niaient le droit le plus fondamental de l'homme, le droit à la vie, auraient disparu.
     Droit au travail, droit au bonheur, droit à la vie que le développement de la société peut assurer à chacun, droit à l'instruction, à la culture sous toutes ses formes et à tous les degrés, droit à la liberté compatible avec les normes imposées par les rapports individuels et sociaux. Est-ce de l'individualisme ? Non. C'est le respect de l'individualité, de toutes les individualités qui composent l'humanité.
     Loin d'être la revendication des droits de l'individu contre la société -- et, en conséquence, d'aboutir au chaos, à " l'anarchie ", dans le sens traditionnel d'un mot dont nos adversaires exploitent habilement le double sens -- le socialisme anarchiste est une harmonieuse synthèse des droits et des devoirs de l'individu et de la société. Il n'est pas une conception inorganique de cette dernière, ou sa négation plaçant, historiquement et nécessairement, l'individu au-dessus d'elle. Ceux qui ont fait et font de semblables affirmations ont menti, ou mentent, ont ignoré ou ignorent, ce qu'est l'anarchisme socialiste.

  Albert CARTERON : Comme l'étymologie du mot l'implique, l'Anarchie est la qualité d'un état social dans lequel toute forme de gouvernement, quel qu'il soit, serait supprimée. -Les Anarchistes sont donc partisans de la liberté absolue de l'être, ils sont ennemis de tout pouvoir, de toute autorité.
     Il faudrait pourtant bien, quand on discute de l'Anarchie, rester avant tout sur ce terrain de revendication. - Mais, comme toute idée dont la clarté logique montre à l'humanité son ineptie et sa bêtise moutonnante, elle est combattue et discutée à faux par l'orgueil, la routine et les préjugés, déblatérée systématiquement par l'entêtement ou la sottise crasse. Quand on devrait, comme premier point, admettre ou récuser les raisons d'être de l'Anarchie, on argutie d'emblée sur sa valeur reconstitutive ou son opportunité, évitant ainsi, finassement, la discussion d'une vérité qui, comme toute vérité, n'est pas facile à réfuter.
     " Être libre " c'est-à-dire dégagé de toute entrave autoritaire dans le complet développement de son individu, est pour l'humanité une aspiration générale nécessaire à sa réelle vie. Ce sentiment est commun à toute l'espèce animale et n'est que plus exigeant chez l'être humain, le plus complet et le plus perfectionné des animaux. La grande majorité de la famille humaine ayant en elle ce besoin de liberté vraie, sciemment ou non est anarchiste, autrement dit, contraire à tout esprit de gouvernement, préjugé opposé à l'obtention de cette liberté complète.
     L'Anarchie est donc l'expression d'une exigence humaine qu'on peut considérer comme primordiale entre toutes. - Mais la peur de l'inconnu, l'esprit de routine sont tellement invétérés en l'homme, depuis si longtemps courbé sous la férule directoriale, que cette même liberté dont il ressent l'appétit tiraillant lui fait peur. C'est à cause même de l'autonomie morale, physique et intellectuelle dans laquelle on veut le laisser se développer, au grand avantage de la satisfaction de cet appétit, qu'il recule épouvanté devant l'application d'une théorie qui, seule cependant, pourrait lui donner l'assurance des besoins de liberté qui l'étreignent.
     L'avènement fatal de l'absolue liberté que réclame l'Humanité est la raison d'être indiscutable de l'école anarchiste. - Si, pour satisfaire aux vieux restes de prophétisme auquel l'être humain s'est tant laissé aller, les hommes qui composent l'école anarchiste se sont groupés autour de tel ou tel système futur répondant le mieux à leurs aspirations présentes, ils ne devraient point perdre de vue le pivot autour duquel convergent toutes ces conceptions reconstitutives, et ne pas oublier que systématiser est tomber dans l'abstraction. - Les adversaires de l'Anarchie ont vite su reconnaître le côté prêtant le mieux à leurs critiques intéressées. Laissant de côté l'idée essentielle de l'école, ils ont attaqué le communisme, le libertarisme, le rationalisme au nom même de l'Anarchie, jetant ainsi un jour fort obscur sur son application.
     Lorsqu'elle traite de l'avenir l'Anarchie ne doit pas devenir un système ; le résultat de ses recherches ne doit pas être l'obtention de la pierre philosophale ou de l'élixir de longue vie. Le but de sa philosophie est d'assurer à l'individu l'absolue disposition de son être, tout en le faisant bénéficier des avantages de la collectivité au milieu de laquelle il se meut. Pour y arriver, il n'est nécessaire que d'établir quelques larges lignes, qu'à les préciser nettement en se basant uniquement sur l'étude scientifique et expérimentale de l'être humain. Aller plus loin est se préparer à tomber dans l'erreur ou l'aberration, chose toujours préjudiciable à la propagande d'une idée nouvelle, même reconnue exacte en son essence.
     En ce qui regarde le présent, le rôle de l'Anarchie, commun en cela à celui de tout le parti révolutionnaire, consiste dans le sapement, dans la démolition de toutes les vieilles entités, de tous les préjugés. Mais, seule vraiment libertaire, l'Anarchie a de plus comme devoir de s'opposer à l'avènement de tout gouvernement évolutif nouveau qui ne pourrait être qu'un retard irréparable apporté à la marche naturellement ascendante de la civilisation. - Arrivée où elle est, ce n'est plus pas à pas que l'Humanité doit se développer. C'est par à-coups, par révolutions efficientes et le prochain bouleversement doit être la suppression radicale et sans espoir de retour de l'Autorité, sous quelque forme, sous quelque nom on la présente.
     Si, au jour futur de la Révolte, les Anarchistes, bien pénétrés de leur mission, savent empêcher le mouvement de se dévoyer du courant qui l'aura créé, la Révolution sociale en sera le résultat. - Le peuple, se dirigeant alors où le pousseront ses aspirations, choisira à ce moment, s'il lui plaît, tel ou tel système. Il fera du communisme, du libertarisme, de l'individualisme tout à son aise. Qu'importe ? Il sera libre !!

  May PICQUERAY : On lie facilement le terme de bandit et d'anarchiste, et certains anars se sentent blessés par cet amalgame, nous ne pouvons grand-chose contre cela, n'est-ce pas voulu pour déconsidérer l'anarchisme ? N'oublions pas cependant que des hommes comme Bakounine, Elisée Reclus, Sébastien Faure et autres étaient également considérés par le gouvernement, à leur époque, comme malfaiteurs, comme bandits... et ce n'est pas à l'avantage des insulteurs.

  Jean BARRUÉ : l'anarchisme (…) n'est pas une doctrine rigide, avec ses articles de foi, ses tables de la Loi, ses Prophètes et aussi ses excommunications, ses procès en hérésie et ses exécutions capitales... Il existe cependant un fonds commun d'idées et de principes, sur lesquels accorder tous les anarchistes, et les diverses tendances de l'anarchisme manifestent entre elles plus de communion spirituelle que les sectes issues du marxisme : je vois plutôt les anarchistes devisant amicalement dans le jardin d'Epicure et les prêtres de l'actuel communisme se lançant l'anathème dans les conciles de Byzance à propos du sexe des anges. (AA-1970)

Anarchisme, anarchie, anarchiste : quelles images ces mots évoquent-ils chez ce français moyen qui déteste le percepteur mais respecte le gendarme, n'aime pas rempiler mais court aux revues du 14 Juillet, méprise les parlementaires mais accomplit scrupuleusement son devoir électoral ? Pour ce bon citoyen, l'anarchisme est le fauteur de désordre, le criminel ou l'illuminé qui ne comprend pas que ces révolutions appartiennent au passé et qui rêve de barricades, d'incendies et de massacres. Pour les indulgents, l'anarchiste est un fol utopiste, un pèlerin de l'absolu : il veut la liberté, comme si l'on pouvait vivre sans autorité et sans gouvernement ; il veut l'égalité, comme si une société était concevable sans riches ni pauvres ; il veut la fraternité, comme si - les choses étant ce qu'elles sont! - il ne fallait pas d'abord songer à ses petites affaires ! Au diable ce songe-creux qui voudrait ployer les lois qui font rouler les mondes !
     Ceux qui se piquent de quelque connaissance en histoire anecdotique évoquent Ravachol, les attentats, les bandits tragiques... Peut-être certains regrettent-ils d'être nés trop tard et de n'avoir pu faire partie de cette foule sadique qui, à Choisy-le-roi et à Nogent-sur-Marne, assistait avec une joie féroce à l'agonie de ces hors-la-loi traqués par les forces de l'ordre.
     Rares sont ceux qui, renonçant aux idées toutes faites et à la petite histoire, étudient l'anarchisme en tant que philosophie, doctrine économique et organisation d'une société rompant avec l'absurde, avec les privilèges injustifiés et les autorités abusives. Certes, l'anarchisme c'est d'abord la foule de tous ces combattants obscurs qui sont tombés victimes des Etats bourgeois ou prétendus socialistes. Mais c'est aussi, dans le monde des idées, l'oeuvre de ces philosophes, penseurs et militants qui ont défini les principes essentiels dont se réclament les anarchistes et tiré de l'action ouvrière, de ses victoires et de ses défaites les enseignements utiles pour l'avenir. Etudier l'anarchisme, ce serait d'abord - en nous bornant aux plus grands noms- lire les oeuvres de Proudhon, Stirner, Bakounine, Kropotkine, Elisée Reclus, les écrits des militants du syndicalisme révolutionnaire, et il faut reconnaître que le mouvement anarchiste a bien peu contribué à la diffusion de tous ces textes. Stirner, connu bien tard en France, a bénéficié de quelques tirages aujourd'hui épuisés et ses écrits autres que "l'Unique et sa propriété" n'ont jamais été traduits. On trouve en librairie quelques oeuvres de Bakounine, mais l'édition critique monumentale des écrits de Bakounine, publiée par l'institut d'histoire sociale d'Amsterdam, est loin d'être achevée. Quelques rares textes de Kropotkine, Reclus, Pelloutier, Pouget, Griffuelhes sont encore - difficilement accessibles. Seul Proudhon bénéficie d'une édition complète de ses œuvres. Quant aux anarchistes et socialistes antiautoritaires allemands tels que Mühsam et Landauer, ils sont inconnus en France. (AA-1970)

Les anarchistes ne forment pas un parti monolithique et, tout en restant fidèles à quelques principes essentiels, ils se divisent en bien des tendances plus encore au début de ce siècle que dans la période actuelle. Certains anarchistes s'orientent plus particulièrement vers la Libre-Pensée, vers le pacifisme, ver la non-violence, jadis vers l'antimilitarisme, l'illégalisme, la fondation d'ateliers libertaires. Et j'oublie les malthusiens, les partisans de l'amour libre, les végétariens. Toutes ces activités sont compatibles avec l'anarchisme, mais ne sont pas nécessairement l'anarchisme. En mettant l'accent sur telle ou telle de ces tendances, les compagnons ont rendu un mauvais service à l'anarchisme proprement dit et en ont donné une image déformée pour le public mal instruit de ces questions. (AA-1970)

L'anarchisme ? L'emploi de ce terme ne serait-il pas une cause de la méconnaissance de nos idées ? Certains camarades le pensent et rejettent le mot anarchie qu'évoque pour le Français moyen l'idée de désordre, de pagaïe, de chaos (comme dirait le Général !). Ils préfèrent le terme de Socialisme libertaire, de Socialisme anti-autoritaire. Si Proudhon s'est proclamé anarchiste, Bakounine a peu employé ce terme et opposait le collectivisme anti-autoritaire au Socialisme d'Etat, ou communisme. Pour ma part, je crois qu'on peut indifféremment user des deux termes d'anarchiste et de libertaire en français. (AA-1970)

Cet anarchisme, trop souvent défiguré et mal connu, est brusquement entré en mai 68 dans l'actualité. Dans les manifestations de jeunes étudiants et ouvriers, on a vu apparaître à côté des drapeaux rouges le drapeau noir, ce signe de ralliement des anarchistes. ET cette humble étoffe noire a crée dans le public un choc psychologique : déchaînant l'indignation des bien pensants de toute obédience, frappant d'étonnement ceux qui croyaient l'anarchisme à jamais enterré, et faisant naître chez certains le désir de s'instruire et de pénétrer la pensée libertaire. (AA-1970)

  BA JIN : Qu'est-ce que l'anarchie ?
     L'anarchie, c'est la mise au rencard de l'État et de ses institutions annexes, et la propriété collective des organes de production et des biens produits. Chaque individu apporte selon ses capacités et reçoit selon ses besoins. En outre, le travail est réparti selon les capacités de chacun : on fait ce qu'on est capable de faire ; qui a les capacités d'être médecin est médecin, qui a les capacités d'être mineur est mineur. On se consacre plus longtemps aux tâches simples, et moins longtemps aux tâches complexes ou pénibles. Un organisme te procure de quoi manger quand tu as faim, des habits pour te vêtir et un toit pour t'abriter. Tous les individus reçoivent la même éducation, sans qu'on établisse de différence entre les gens intelligents et les sots.
     Un anarchiste français l'a souvent répété : " Il suffit que chaque individu travaille deux heures par jour pour que tous les besoins de la société soient satisfaits. " Et Kropotkine a dit aussi : " Si chaque individu travaille quatre heures par jour, cela suffit aux besoins de la société, c'est même plus que suffisant. "
     Je suppose qu'une telle proposition, qui réduit le temps de travail au minimum, ne saurait que rallier tous les suffrages.
     Sans l'État et ses lois, ce serait la vraie liberté ; sans la classe capitaliste, ce serait la vraie égalité. (CFSL-1921)

  Maurice JOYEUX : Nous sommes, nous autres anarchistes, pour la gestion de l'économie par les travailleurs parce que nous sommes contre le système capitaliste sous son aspect libéral ou étatique. Nous sommes contre son agent de coordination, l'Etat. Nous voulons établir l'égalité économique, complément indispensable à l'égalité politique, sans laquelle il n'existe de liberté que pour ceux qui peuvent l'acheter. L'autogestion, la gestion directe, la gestion ouvrière comme on voudra, nous semble la structure appropriée pour produire les objets nécessaires en aliénant le minimum de liberté. L'autogestion nous paraît un moyen efficace pour que le socialisme ne tourne plus à la farce tragique qu'on nous joue à Moscou, à Alger, au Caire, à Pékin ou autre part. La grève gestionnaire dans l'état de complexité de l'économie moderne nous semble le moyen le plus efficace, dans un même temps, pour arracher des mains des classes dirigeantes les moyens de production et d'échange et pour développer une expérience autogestionnaire à l'échelon national, le moyen le plus efficace pour protéger la pensée gestionnaire des tripatouillages de toutes natures.

  Paul GOODMAN : L'anarchie est une philosophie politique propre aux artisans et aux fermiers, qui n'ont pas besoin d'un patron ; aux individus pratiquant des métiers dangereux, par exemple les mineurs, les forestiers ou les explorateurs, qui apprennent à compter sur eux mêmes et à s'entraider ; aux aristocrates, qui peuvent se permettre d'être idéalistes et savent ce que cache le spectacle du pouvoir ; aux artistes et aux savants, qui, s'ils respectent la réalité, ne craignent pas néanmoins de faire sortir des choses nouvelles de leurs propres cerveaux. Kropotkine était tout cela à la fois.

  Léo FERRÉ : L'anarchie, cela vient du dedans. Il n'y a pas de modèle d'anarchie, aucune définition non plus. Définir, c'est s'avouer vaincu d'avance.

L'anarchie est la formulation politique du désespoir. L'anarchie n'est pas un fait de solitaire; le désespoir non plus. Ce sont les autres qui nous informent sur notre destinée. Ce sont les autres qui nous font, qui nous détruisent. Avec les autres on est un autre. Alors, nous détruisons les autres, et, ce faisant, c'est nous-mêmes que nous détruisons. Cela a été dit; il importe que cela soit redit.

Une morale de l'anarchie ne peut se concevoir que dans le refus. C'est en refusant que nous créons. C'est en refusant que nous nous mettons dans une situation d'attente, et le taux d'agressivité que recèle notre prise de position, notre négativité est la mesure même de l'agressivité inverse : tout est fonction des pôles. Nous sommes de l'électricité consciente ou que nous croyons telle, cela devant nous suffire. Les postulats, les théorèmes, le quid éternel qui est notre condition d'homo curiosus, tout nous porte vers des solutions d'altérité à des problèmes que nous fabriquons.  L'énoncé du problème est suspect par cela même qu'il s'exprime dans un langage conventionnel.

Y'en a pas un sur cent et pourtant ils existent
     La plupart Espagnols allez savoir pourquoi
     Faut croire qu'en Espagne on ne les comprend pas
     Les anarchistes

Ils ont tout ramassé
     Des beignes et des pavés
     Ils ont gueulé si fort
     Qu'ils peuv'nt gueuler encore
     Ils ont le cœur devant
     Et leurs rêves au mitan
     Et puis l'âme toute rongée
     Par des foutues idées

Y'en a pas un sur cent et pourtant ils existent
     La plupart fils de rien ou bien fils de si peu
     Qu'on ne les voit jamais que lorsqu'on a peur d'eux
     Les anarchistes

Ils sont morts cent dix fois
     Pour que dalle et pour quoi ?
     Avec l'amour au poing
     Sur la table ou sur rien
     Avec l'air entêté
     Qui fait le sang versé
     Ils ont frappé si fort
     Qu'ils peuvent frapper encor

Y'en a pas un sur cent et pourtant ils existent
     Et s'il faut commencer par les coups d'pied au cul
     Faudrait pas oublier qu'ça descend dans la rue
     Les anarchistes

Ils ont un drapeau noir
     En berne sur l'Espoir
     Et la mélancolie
     Pour traîner dans la vie
     Des couteaux pour trancher
     Le pain de l'Amitié
     Et des armes rouillées
     Pour ne pas oublier

Qu'y'en a pas un sur cent et pourtant ils existent
     Et qu'ils se tiennent bien bras dessus bras dessous
     Joyeux, et c'est pour ça qu'ils sont toujours debout
     Les anarchistes

   Audrey GOODFRIEND : Ce qui, à l’origine, m’a attiré vers l’anarchisme. Je n’ai pas été attiré, j’ai été enrôlé. Je suis né dans une famille anarchiste et l’anarchisme était pour moi comme le lait maternel, vous voyez ce que je veux dire ? Tout le monde en parlait lorsque j’étais enfant.

  Murray BOOKCHIN : Je suppose que presque tout le monde pourrait se déclarer anarchiste si ils ou elles croient que la société peut être gérée sans État. Et par État, je ne veux pas dire l’absence de toute institution ou l’absence de toute forme d’organisation sociale. L’État se réfère vraiment à un appareil professionnel de personnes qui sont placées là pour gérer la société, pour prendre le contrôle de la société au détriment de la population. Cela inclut l’armée, les juges, les politiciens, les représentants payés pour légiférer, et un corps exécutant également placé là par la société. Les anarchistes, eux, pensent que les groupes ou les individus doivent gérer directement la société. (PML-1984)

  Georges BRASSENS : Je suis tellement anarchiste que je fais un détour pour passer au passage clouté !

L'anarchie est difficile à expliquer [...]. Chacun a sa propre idée de l'anarchisme. C'est justement ce qui est passionnant : Il n'y a pas de dogme véritable. C'est plutôt une morale, un art de comprendre la vie, je crois. L'individu est au premier plan.

J'ai été membre d'un mouvement, le mouvement libertaire, et à vrai dire, je ne l'ai jamais quitté. Je n'ai jamais possédé une carte de membre et je ne suis jamais sorti du mouvement. Je ne suis simplement plus actif. J'ai encore d'anciens ami là-bas. Je me suis un peu distancé de l'activisme, si vous voulez. Mais pour ce qui concerne la morale et la philosophie anarchiste, je n'ai pas changé du tout d'opinion.

  Colin WARD : Définition du terme anarchisme : Pour le définir, j'adopte toujours le début d'un article sur l'anarchisme que Kropotkine a écrit pour la onzième édition de l'Encyclopaedia Britannica en 1905. Il s'agit " du nom donné à un principe ou à une théorie de la vie et du comportement qui conçoit la société sans gouvernement. L'harmonie dans une telle société est obtenue, non par la soumission à la loi ou par l'obéissance à une quelconque autorité, mais par des accords libres entre les différents groupes, territoriaux et professionnels, librement constitués tant pour la production et la consommation que pour la satisfaction de la variété infinie des besoins et des aspirations d'un être civilisé ". Je suis complètement d'accord avec la définition que Kropotkine dérive de ce préliminaire. Ce qui signifie que je suis, par définition, un socialiste, ou ce que Kropotkine aurait appelé un anarchiste communiste. Cela dit, j'accorde toujours une grande importance aux points communs entre les personnes qui, parties de prémisses différentes, en sont arrivées aux attitudes anarchistes. Je pense que le Freedom Press Group des années de guerre rassemblait des personnes de toutes les tendances ; ceci a été une caractéristique des gens liés à Freedom tout au long de son histoire. Je n'éprouve aucune confiance à l'égard des anarchistes qui passent leur temps à démolir les affirmations d'une autre faction anarchiste. (AS-2005)

À mon sens, l'aspect le plus frappant du manuel tacite de l'anarchisme du XXe siècle n'est pas un rejet des idées des penseurs classiques de l'anarchisme, Godwin, Proudhon, Bakounine, Kropotkine, mais au contraire leur élargissement et leur approfondissement. Mais ce manuel tacite est sélectif, il rejette le perfectionnisme, le fantasme utopique, la conspiration romantique, l'optimisme révolutionnaire : il ne retient des classiques de l'anarchisme que leurs idées plus valables, pas les plus discutables. Et il leur ajoute les contributions les plus subtiles de penseurs ultérieurs (négligés parce que non traduits en anglais), tels Landauer et Malatesta. Il y ajoute les preuves fournies en ce siècle par les sciences sociales, par la psychologie, par l'anthropologie et par le changement technologique. Il est encore un anarchisme de protestation permanente et présente ; comment pourrait-il en être autrement dans notre présent péril ? Il reconnaît que le choix entre les solutions libertaires ou autoritaires se pose partout et tout le temps.
     Et la mesure du degré auquel nous choisissons des solutions autoritaires aux petits problèmes (nous ne les choisissons pas seulement : nous les acceptons, ou on nous y fait croire, ou nous échouons à leur imaginer des alternatives) est la mesure du degré auquel nous en sommes les victimes dans les grands problèmes : nous échouons à changer le cours des événements dans la course aux armements, dans la lutte contre l'impérialisme, etc. précisément parce que nous avons abandonné notre pouvoir partout ailleurs. (AS-2005)

  Noam CHOMSKY : Pour ceux et celles qui souhaitent non pas seulement comprendre le monde, mais aussi le changer, étudier l’histoire de l’anarchisme constitue une voie appropriée.

Un anarchiste logique doit s’opposer à la propriété privée des moyens de production et au salariat, qui sont les composantes du capitalisme, parce qu’ils sont incompatibles avec le principe voulant que le travail soit libre et sous contrôle du producteur.

Un exemple de révolution anarchiste sur une grande échelle, le meilleur à mon sens, c'est l'Espagne de 1936. On ne peut pas dire ce qui serait arrivé. On l'a tuée, mais tant qu'elle a duré elle fut un témoignage éloquent de la capacité des pauvres gens de s'organiser, de s'administrer sans coercition, ni contrôle.

Le terme « anarchisme » est utilisé pour désigner une grande variété d’idées politiques ; moi, je pencherai plutôt pour l’interprétation de la gauche libertaire et, de ce point de vue, l’anarchisme peut être considéré comme étant une sorte de socialisme volontaire, c’est-à-dire socialisme libertaire ou anarcho-syndicalisme ou anarcho-communisme, dans la lignée, disons, de Bakounine, Kropotkine et autres. Ces derniers avaient à l’esprit une forme de société hautement organisée, mais basée sur des unités organiques, qui correspondent en général au milieu de travail et au voisinage. A partir de ces deux unités de base, il y aurait, par l’intermédiaire d’accords fédéraux, une sorte d’organisation sociale hautement intégrée, qui pourrait exister sur le plan national ou même international. Les décisions pourraient être prises à une très grande échelle, mais par des délégués qui feraient toujours partie de la communauté organique d’où ils viennent, à laquelle ils retournent et dans laquelle, en fait, ils vivent.

Il ne s’agit donc pas d’une société sans gouvernement, mais plutôt d’une société où l’autorité principale est exercée du bas vers le haut, et non du haut vers le bas. La démocratie représentative, telle que nous la connaissons aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, peut être considéré comme une forme d’autorité s’exerçant du haut vers le bas, même si en dernière instance, les électeurs décident. La démocratie représentative, telle qu’elle existe aux Etats-Unis ou en Grande-Bretagne, serait critiquée par un anarchiste de l’école que je viens d’évoquer, et ce, pour deux raisons précises. Tout d’abord, parce que l’État détient le monopole d’un pouvoir qui est centralisé, ensuite - et de façon critique - parce que la démocratie représentative se limite à la sphère politique et n’intervient d’aucune façon significative dans le domaine économique. Les anarchistes de cette lignée ont toujours pensé que le contrôle démocratique de l’activité productrice est au cœur même de toute libération humaine ou, dans le même ordre d’idée, de toute pratique démocratique valable. C’est à dire que tant que les individus sont forcés de se louer sur le marché à ceux qui veulent bien les employer, tant que leur rôle dans la production est réduit à celui d’outils ancillaires, de frappants éléments de coercition et d’oppression demeurent, faisant de la démocratie une notion limitée, voire même vide de sens.

L’anarchisme doit-il nécessairement relever d’un contexte social préindustriel ou est-il simplement la façon rationnelle d’organiser une société industrielle extrêmement avancée ? Je partage cette dernière opinion, et je pense que l’industrialisation et le progrès technologique entraînent des possibilités d’autogestion à grande échelle, qui était encore totalement inexistantes à l’époque précédente. C’est même précisément la façon la plus logique d’organiser une société industrielle avancée et complexe, dans laquelle les travailleurs peuvent très bien devenir les maîtres de leur univers immédiat, c’est-à-dire diriger et contrôler leur lieu de travail tout en étant en mesure de prendre les décisions les plus importantes quat à la structure économique, aux institutions sociales, à la planification régionale ou plus élargie. Actuellement, les institutions ne leur permettent pas de contrôler l’information nécessaire à l’accomplissement de leur travail ni à la formation qui leur permettrait de se familiariser avec ces domaines. Bien des choses peuvent être automatisées. Une bonne partie du travail nécessaire au maintien d’un niveau de vie sociale décent peut être confiée aux machines - du moins en principe - ce qui revient à donner aux êtres humains la liberté d’entreprendre un travail de type créatif. Objectivement, cela aurait été impossible au début de la révolution industrielle.

Question : « Y aurait-il des partis politiques, par exemple ? Quelles sont les formes résiduelles de gouvernement qu’on y retrouverait?
     Pour commencer prenons d’abord les deux formes d’organisation et de contrôle immédiat immédiats, c’est-à-dire l’organisation et le contrôle en milieu de travail et dans la communauté : on peut imaginer un réseau de conseils de travailleurs et, à un niveau plus élevé, des représentants d’usines ou de secteurs industriels ou corporatifs, et des assemblées générales de conseils des travailleurs qui pourraient être régionales ou internationales. D’un autre point de vue, on peut penser à un système de gouvernance qui impliquerait des assemblées locales qui seraient également fédérées au niveau régional, qui s’occuperaient de questions régionales touchant à la fois les métiers d’art, les industries, les échanges etc. ; et de même au niveau national - ou à un niveau plus vaste - par l’intermédiaire de fédérations, etc. comment ces organismes se développeraient-ils dans les faits ? Les deux formes d’organisation seraient-elles nécessaires ou est-ce qu’un seule suffirait ? Ce sont là des problèmes sur lesquels les théoriciens anarchistes ont longuement débattu et présenté de nombreuses propositions. Et je préfère ne pas prendre position. Ces questions doivent être examinées.

Mais il n’y aurait pas, par exemple, d’élections nationales directes ou de partis politiques organisés, pour ainsi dire, dans tout le pays. Car dans ce cas, cela risquerait de créer une sorte d’autorité centrale hostile au principe de l’anarchisme. Non. L’idée de l’anarchisme est que la délégation de l’autorité doit plutôt être minimale et que ceux qui participent à la gouvernance, à quelque niveau que ce soit, doivent être directement responsables devant la communauté organique dans laquelle ils vivent. En fait, la situation optimale serait que la participation à un de ces niveaux de gouvernance soit temporaire, et même partielle. En d’autres termes, les membres d’un conseil de travailleurs qui, pendant une certaine période de temps, se chargeraient de prendre des décisions que les autres n’ont pas le temps de prendre, continueraient aussi de faire leur travail en tant que membres de leur milieu de travail ou de leur quartier.

Même en considérant, tel Daniel Guérin dans «L’Anarchisme» l’histoire de la pensée libertaire comme une tradition vivante en constante évolution, il s’avère difficile de formuler la doctrine en une théorie spécifique et déterminée de la société et du changement social.

L’historien anarchiste allemand Rudoph Rocker, qui présente une conception systématique du développement de la pensée anarchiste selon une ligne comparable à celle de l’œuvre de Guérin, situe bien les choses en écrivant que l’anarchisme n’est pas «un système figé, fermé sur lui-même, mais plutôt une tendance définie du développement historique du genre humain qui, opposé à la surveillance intellectuelle exercée par toutes les institutions cléricales et gouvernementales, s’efforce de stimuler le libre développement de toutes les énergies individuelles et sociales de la vie. La liberté elle-même, ajoute-t-il, n’est qu’un concept relatif puisqu’elle tend constamment à s’étendre et à toucher, de différentes manières, des aspects de plus en plus larges. Cependant, la liberté n’est pas, pour les anarchistes, une conception philosophique abstraite, mais la concrétisation de la possibilité pour chaque être humain d’atteindre l’épanouissement complet des forces, des capacités et du talent dont la nature l’a doté, et de les transformer en réalité sociale. Moins cet équilibre naturel sera influencé par la tutelle ecclésiastique ou politique, plus la personnalité humaine pourra être accomplie et épanouie, plus elle donnera la mesure de la culture de la société où elle s’est formée.»

De nombreux commentateurs rejettent l’anarchisme parce qu’il est utopique, non structuré, primitif ou bien chargé d’autres caractéristiques qui le rendraient de toute façon incompatible avec la réalité d’une société complexe. On pourrait cependant raisonner d’une autre façon en considérant que, à chaque période de l’histoire, notre souci principal devrait être de mettre fin aux formes d’autorité et d’oppression qui persistent et survivent à la suite d’une ère où elles ont pu être justifiées par le besoin de sécurité, de survie ou de développement économique, mais qui contribuent maintenant à alourdir la vie culturelle et matérielle au lieu de l’alléger. S’il en était ainsi, aucune doctrine du changement social ne pourrait être fixée pour le présent et le futur, ni même, nécessairement, une conception spécifique et immuable des objectifs d’un tel changement social. Il est probable que notre compréhension de la nature de l’homme ou de ses possibilités de vie sociale soit si rudimentaire que toute doctrine à grande échelle doive être traitée avec un grand scepticisme. Aussi faut-il être sceptique lorsqu’on entend dire que «la nécessité de l’efficacité», la «nature humaine» ou «la complexité de la vie moderne» exigent telle ou telle forme d’oppression de règle autocratique.

Il n’y a pas de «principes anarchistes» fixes, une sorte de catéchisme libertaire auquel il faudrait prêter allégeance. L’anarchisme, du moins tel que je le comprends, est un mouvement de la pensée et de l’action humaines qui cherche à identifier les structures d’autorité et de domination, à leur demander de se justifier et, dès qu’elles en sont incapables, ce qui arrive fréquemment, à tenter de les dépasser.
     Loin de s’être « effondré », l’anarchisme, la pensée libertaire, se porte très bien. Il est à la source de nombreux progrès réels. Des formes d’oppression et d’injustice qui étaient à peine reconnues, et encore moins combattues, ne sont plus admises. C’est une réussite, une avancée pour l’ensemble du genre humain, pas un échec.

   Hakim BEY : Un jour, Paul Goodman a défini l'anarchisme comme un "conservatisme néolithique". C'est spirituel, mais ce n'est plus exact. L'anarchisme (ou l'anarchisme ontologique tout au moins) ne sympathise plus avec les paysans agriculteurs mais avec les structures sociales non autoritaires et l'économie des valeurs antérieures au surplus des chasseurs-cueilleurs. De plus nous ne pouvons décrire cette sympathie par le mot "conservatrice". "Radicale" serait un meilleur terme puisque nous avons trouvé nos racines dans le vieil Âge de Pierre, sorte d'éternel présent. Nous ne désirons pas retourner à la technologie matérielle du passé (nous n'avons aucun désir de nous bombarder dans l'Âge de Pierre) ; nous désirons plutôt le retour d'une technologie psychique dont nous avons oublié que nous la possédions.
     Le simple fait que nous trouvions Lascaux magnifique signifie que Babylone a commencé sa chute. L'anarchisme est probablement plus un symptôme qu'une cause de cette évaporation. Malgré nos imaginations utopiques, nous ne savons pas à quoi nous attendre. Mais nous, au moins, sommes préparés à ce plongeon dans l'inconnu. Pour nous, c'est une aventure, ce n'est pas la Fin du Monde. Nous avons souhaité la bienvenue au retour du Chaos, car aux côtés du danger arrive - enfin - une chance de créer.

  Daniel COLSON : L'anarchisme se pense à partir d'une multitude de points de vues et de formes différentes qui se heurtent et se combinent à l'intérieur de chaque individu. Il n'existe pas d'orthodoxie anarchiste, il n'existe pas de système anarchiste et dans la conception de l'anarchie, il n'y a que des points de vue particuliers.
     On peut distinguer trois grands moments dans l'anarchisme :
     Son apparition : milieu du XIXème siècle, en France; Paris est à cette époque la capitale européenne du socialisme. Donc période 1840 - 1871 (date de la Commune)
     Deuxième période : c'est le moment ou l'anarchisme va s'identifier avec les mouvements ouvriers qui apparaissent un peu partout dans le monde. (l'anarchiste n'est pas forcément ouvrier) . Début de cette période : la première internationale à Londres 1864 et fin dans l'entre deux guerres; l'Espagne étant en gros la date limite et c'est dans les années 20 que l'on assiste à un effondrement du mouvement ouvrier libertaire.
     Troisième grand moment : sa renaissance à la fin du XXème siècle vers 1970 et toute la fin du siècle il y a un nouvel anarchisme qui apparaît et qui se situe sur le terrain philosophique.
     La première chose qu'on peut dire est que ces trois grands moments de l'anarchisme sont très différents les uns des autres. Le premier moment c'est un mouvement théorique, le deuxième un mouvement plutôt pratique et le troisième un mouvement philosophique. Mais en même temps, l'hypothèse que l'on peut faire c'est de dire que ces 3 moments s'éclairent réciproquement et, du point de vue de la pensée, on pourrait commencer par n'importe lequel de ces moments. En fait on a besoin de tenir ensemble ces 3 moments pour saisir la pensée libertaire.

L'anarchie renvoie tout d'abord à sa signification à la fois la plus ordinaire, celle de désordre et de confusion, mais aussi la plus savante, celle d'absence de principe premier (an-arkhé). L'anarchie c'est le multiple, la multiplicité infinie et la transformation incessante des êtres, le fait que toute chose est constituée d'une multitude infinie de forces et de points de vue en perpétuel changement, d'une multitude infinie de modes d'être et de possibles qui s'entrechoquent, se composent, se défont et se détruisent sans cesse, en aveugles, et qui exigent sans cesse des mises en ordre oppressives et coercitives où certains dévorent, exploitent et asservissent les autres, se dressent au-dessus d'eux, à la manière du Capital, de l'Etat et de la Religion, en provoquant de nouveaux troubles, de nouvelles révoltes et de nouveaux combats, le plus souvent tout aussi aveugles et désespérés. Bref, l'anarchie dans sa première acception, c'est cette histoire pleine de bruits et de fureurs, racontée par des fous à des idiots, dont parle Shakespeare, l'histoire que chacun vit tous les jours, qu'il constate sans cesse en lui et autour de lui et que les mises en ordre de la science, des livres d'histoire, des cartes d'identité, de la morale et des prescriptions religieuses, malgré leurs mensonges, leurs simplifications et leur violence, ne parviennent jamais à masquer complètement.
     Mais la notion d'anarchie, si réaliste dans le pessimisme de ce qu'elle dit, possède également une seconde signification intimement liée à la première, que l'on ne peut pas séparer d'elle. Et c'est là que réside l'originalité et l'intuition philosophique des premiers théoriciens de l'anarchisme. Que disent-ils ? Ils disent que cette anarchie première et réaliste de ce qui est, des choses et des êtres, cette affirmation du multiple au dépend de l'un, de la transformation incessante au dépend de l'identique, du désordre au dépend de l'ordre, du discontinu au dépend du continu, de la différence au dépend du même, est justement la condition et la chance, non seulement d'une émancipation des êtres humains mais de l'affirmation d'un monde et d'une vie libérés des mutilations et des pertes de possibles qu'entraînent le hasard des heurts et des associations destructives, mais aussi toutes les tentatives autoritaires pour maîtriser ce hasard, unifier le multiple et ordonner l'inordonnable. Comme Spinoza et Leibniz avaient pu déjà l'affirmer et le pressentir, l'anarchie du réel offre la possibilité de construire, de façon volontaire, de l'intérieur des choses et des situations, un monde pluraliste où les êtres, en s'associant, et sans jamais renoncer à leur autonomie première (pourtant si fragile et éphémère), ont la capacité de se libérer de la servitude, de libérer et d'exprimer la puissance et les possibles qu'eux, les autres et le monde portent en eux-mêmes.
     En d'autres termes encore, l'anarchie de Proudhon, de Déjacque, de Coeuderoy ou de Bakounine, c'est principalement deux choses, d'égale importance et qui vont toujours ensemble. 1. L'anarchie c'est un concept philosophique, un concept majeur dont seul le caractère radicalement explosif, au regard d'un grand nombre d'autres notions, peut expliquer le dédain ou l'ignorance dont il a fait l'objet dans le champ philosophique ; un concept qu'avec Deleuze on peut, non définir bien sûr, mais caractériser ainsi : " l'anarchie, cette étrange unité qui ne se dit que du multiple ". 2. Mais l'anarchie n'est pas seulement une notion philosophique. Comme tous les vrais concepts c'est également une Idée particulièrement puissante, une idée pratique et matérielle, un mode d'être de la vie et des relations entre les êtres qui naît tout autant de la pratique que de la philosophie ; ou pour être plus précis qui naît toujours de la pratique, la philosophie n'étant elle-même qu'une pratique, importante mais parmi d'autres.

  Normand BAILLARGEON : L’anarchisme se définit étymologiquement comme [an] (privatif) [archos] (pouvoir, commandement ou autorité); il est donc, littéralement, l’absence de pouvoir ou d’autorité. Ce qui ne signifie ni confusion ni désordre, si l’on admet simplement qu’il y a d’autres ordres possibles que celui qu’impose une autorité : voilà, exprimé le plus simplement possible, ce qu’affirme d’abord l’anarchisme. Cet ordre en l’absence de pouvoir, les anarchistes pensent qu’il naîtra de la liberté - de la liberté qui est la mère de l’ordre et non sa fille, comme l’affirmait Proudhon. Pour le dire autrement, l’anarchisme pense que le désordre, après tout, ce peut bien n’être que «l’ordre moins le pouvoir», selon le beau mot de Léo Ferré. Les anarchistes insistent inlassablement sur cet aspect anti-autoritaire de leur théorie. (OMP-2004)

L’anarchisme est une théorie politique au cœur vibrant de laquelle loge l’idée d’anti-autoritarisme, c’est-à-dire le refus conscient et raisonné de toute forme illégitime d’autorité et de pouvoir. La question devient dès lors, bien sûr, de savoir ce qui constitue un pouvoir illégitime. Car il va sans dire qu’il y a certes des pouvoirs et des formes d’autorité qui passent le test de légitimité que les anarchistes sont enclin à leur faire subir. (OMP-2004)

Quels sont donc ces pouvoirs et ces formes d’autorité légitimes ? Pourquoi le sont-ils ? Il n’y pas de réponse simple ou définitive à ces questions, d’autant moins que l’anarchisme soutien aussi que les avancées de la liberté conduisent bien souvent à rétrécir le champ des formes de pouvoir légitimes et donc à refuser d’accorder aujourd’hui une légitimité à ce qui était hier encore perçu comme justifiable. (OMP-2004)

Tirant les conséquences aussi bien théoriques que pratiques de cet anti-autoritarisme, l’anarchisme est encore un amour passionné de la liberté et de l’égalité qui débouche sur la profonde conviction - je devrais plutôt dire sur l’espoir - que des relations librement consenties sont plus conformes à notre nature, qu’elles sont, en définitive, seules aptes à assurer une organisation harmonieuse de la société et qu’elles constituent donc, en dernière analyse, le moyen le plus adéquat permettant de satisfaire ce que Kropotkine appelait «l ‘infinie variété des besoins et des aspirations d’un être civilisé» (OMP-2004)

L’anarchisme affirme parfois tout cela dans un climat passionnel au sein duquel la révolte occupe une place considérable. Cette révolte, dirigée contre toutes les formes illégitimes d’autorité - «Ni Dieu, ni maîtres !», porte, de manière prépondérante mais non exclusive, sur l’État, qui est tenu pour une forme supérieure et particulièrement puissante et néfaste de l’autorité illégitime. (OMP-2004)

L’anarchisme, j’en conviens, n’est absolument pas une idéologie politique monolithique et ce qu’on recouvre sous ce nom est traversé par de nombreux courants de pensée et de militantisme, qui ne sont d’ailleurs pas toujours entièrement convergents. J’ai sur ces questions mes préférences et mes convictions, et on les découvrira dans ce qui suit.
     Deux présomptions fondatrices…
     Ceci dit, il me paraît néanmoins plausible de soutenir que l’un des apports majeurs de ce vaste ensemble, tant à la pensée politique qu’à l’action militante, concerne cette exigence que l’anarchisme fait sienne d’aborder tout pouvoir avec une présomption de suspicion et d’illégitimité. La célèbre formule « Le pouvoir est maudit » résume bien cette idée. Son indispensable et complémentaire contrepartie est une autre présomption, mais cette fois favorable, à l’endroit de la liberté, présumée être, disons jusqu’à preuve du contraire, moralement et pragmatiquement préférable.
     … et leurs corollaires
     Ces deux présomptions sont fondamentales et fondatrices. Elles sont aussi, je pense, logiquement reliées à deux autres idées corollaires qui leur confèrent toute leur substance, à tous le moins chez les anarchistes en qui je me reconnais le plus volontiers.
     La première idée, liée à la présomption d’illégitimité du pouvoir, conduit à exiger de tout pouvoir qu’il se justifie et fasse la preuve de sa légitimité, faute de quoi il devient nécessaire de le combattre. À mes yeux, le cogito de l’anarchiste, son point de départ, serait donc quelque chose comme : « Je pense, donc je lutte. »
     La deuxième idée est liée à la présomption favorable envers la liberté dont on encourage le déploiement. Or, celui-ci se fait nécessairement de manière progressive, au fur et à mesure du dévoilement de l’illégitimité des multiples formes que prend le pouvoir : cela conduit à prendre, modestement, acte de l’historicité et de la progressivité de nos analyses et conclusions, et de ce programme théorique et militant qui nous invite à débusquer les pouvoirs illégitimes et à les combattre.
     Il y a plus – à tout le moins et encore une fois chez ces penseurs et militants en qui je me reconnais le plus volontiers. C’est qu’il me semble que cette tâche consistant à débusquer en les forçant à se légitimer toutes les formes de pouvoir, d’autorité, de domination, à lutter contre elles tout en étant pleinement conscient du caractère historique et progressif de la reconnaissance de ses formes illégitimes, tout cela suppose ce que j’appellerais – en employant un mot désuet – de la vertu, mais en lui adjoignant, on verra bien vite pourquoi, l’adjectif « épistémique ».
     Vertus épistémiques de l’anarchisme
     Pour commencer, l’idée même de demander des justifications suppose de vouloir et de pouvoir donner des raisons, d’en accepter certaines, d’en juger d’autres inacceptables et de dire à chaque fois pourquoi ; bref, le concept même d’anarchisme présuppose ceux de débat, de raison(s), d’échange rationnel, d’autonomie de la pensée et d’esprit critique.
     Outre que cet anarchisme ainsi conçu s’inscrit dans le vaste héritage rationaliste des Lumières, il me paraît que la revendication de ces vertus épistémiques a l’immense avantage d’éviter à qui les pratique de sombrer dans deux écueils qui sont catastrophiques pour un projet politique.
     Le premier est l’écueil nihiliste, auquel on aboutit en posant a priori qu’aucun pouvoir ne peut jamais se justifier. Je pense qu’une part de la pensée politique contemporaine, et pas seulement chez les anarchistes, a succombé à cette déplorable tendance irrationaliste et relativiste.
     Le deuxième est l’écueil individualiste et isolationniste, auquel on aboutit si on renonce à échanger, à écouter, à tenter de convaincre.
     Bakounine a dit à ce sujet des choses qui restent fort justes et je lis dans le passage qui suit (dans Dieu et l’État) une description de certaines de ces vertus que j’appelle épistémiques : « S’ensuit-il que je repousse toute autorité ? Loin de moi cette pensée. Lorsqu’il s’agit de bottes, j’en réfère à l’autorité du cordonnier ; s’il s’agit d’une maison, d’un canal ou d’un chemin de fer, je consulte celle de l’architecte ou de l’ingénieur. Pour telle science spéciale, je m’adresse à tel savant. Mais je ne m’en laisse imposer ni par le cordonnier, ni par l’architecte, ni par le savant. Je les écoute librement et avec tout le respect que méritent leur intelligence, leur caractère, leur savoir, en réservant toutefois mon droit incontestable de critique et de contrôle. Je ne me contente pas de consulter une seule autorité spécialiste, j’en consulte plusieurs ; je compare leurs opinions, et je choisis celle qui me paraît la plus juste. »
     La deuxième présomption dont j’ai parlé plus haut et le fait que nous ne reconnaissons que progressivement les formes illégitimes de pouvoir (que l’on songe seulement à ceci que pour les meilleurs militantes et militants d’il y a quelques générations à peine, diverses formes de l’oppression des femmes, des sexes, des cultures, des races étaient insoupçonnées et invisibles) appellent elles aussi des vertus épistémiques. Elles doivent en effet nous inciter à la plus grande modestie et par la reconnaissance de notre faillibilité nous interdisent toute forme d’arrogance.
     Une conclusion s’impose ici, que bien d’autres militants ont tiré avant moi, est que l’anarchisme, dans sa recherche et sa mise à jour progressive de formes illégitimes de pouvoir, dans sa lutte pour leur abolition, est indissociable d’un projet à la fois culturel et pédagogique de perfectionnement individuel et collectif affinant dans la discussion et les luttes notre sensibilité aux formes illégitimes de pouvoir.
     Ce travail aidera d’abord à découvrir que des types de pouvoir, en certains cas insoupçonnés, sont illégitimes ; mais il devrait aussi aider à imaginer par quoi on peut les remplacer, à donner le goût de ce combat et la conviction qu’il peut être victorieux.
     Nous avons beaucoup accompli sur tous ces plans depuis que l’anarchisme est apparu sur la scène de la pensée et du militantisme politiques, disons pour faire court il y a quelque deux siècles. Le meilleur de ce que nous avons accompli l’a été, si je ne m’abuse, par la mise en œuvre de ces vertus dont je parle.
     Mais notre plus grand défi reste celui que nous n’avons pas encore pu relever et qui nous est encore et toujours posé par les institutions économiques : il s’agit pour nous de proposer à la discussion et à la pratique des institutions crédibles pouvant remplacer celles dans lesquelles nous produisons, consommons et allouons nos ressources et qui sont essentiellement totalitaires et entièrement illégitimes, afin de les remplacer par des institutions incarnant des formes de pouvoir que nous tenons aujourd’hui pour légitimes. Il nous faut pour cela des structures de luttes ouvertes, inclusives, accueillantes et favorisant ce développement organique de la liberté dont on ne peut fixer à l’avance où il nous conduira, des structures où « ce ne sont pas seulement les idées de l’avenir qui sont créées, mais sa réalité effective elle-même » (Bakounine).
     Dans la poursuite de ce projet, j’en fais le pari, les vertus dont j’ai parlé trouveront, une fois de plus, amplement de quoi prouver qu’elles sont indispensables. (LML-2010)

  Michel ONFRAY : Si la question : comment peut-on être anarchiste, aujourd'hui ? peut être posée, la réponse paraît immédiate : en installant l'éthique et la politique sur le perpétuel terrain de la résistance*. Maître mot, ambition cardinale du libertaire. Résister, à savoir ne jamais collaborer, ne jamais céder, garder par-devers soi tout ce qui fait la force, l'énergie et la puissance de l'individu qui dit non à tout ce qui vise l'amoindrissement de son empire, sinon la pure et simple disparition de son identité. Refuser les mille et un liens ténus, ridicules, dérisoires qui finissent par produire l'assujettissement des plus vigoureux géants. Qu'on se souvienne de Gulliver, immense et puissant, mais contraint et maintenu au sol par la quantité infinie des liens dont le nombre rendait possible l'efficacité. (PR-1997)



     

  Anarchisme et Nietzsche  

  Daniel COLSON : Ce point me paraît déterminant. Historiquement les anarchistes ou beaucoup d’anarchistes (Louise Michel, Goldman, Rocker, Pelloutier, les syndicalistes) et pas d’abord ni seulement les "individualistes", ont lu Nietzsche (très tôt) et se sont retrouvés dans ses textes. Et d’après moi ils avaient évidemment raison. Leur premier mouvement était le bon. Car de la capacité de la pensée libertaire à s’associer à Nietzsche (voir plus haut les compagnons de Deleuze) et à en faire un élément important de son propre mouvement de pensée, dépend sa vigueur ou sa débilité. Du temps de Louise Michel la vigueur pratique et théorique de l’anarchisme était telle que cette association-appropriation (voir échologie) ne posait aucun problème. Les problèmes sont venus après. Après un siècle de malheurs terribles mais aussi d’un véritable effondrement de l’anarchisme (au lendemain de la première guerre mondiale) : un effondrement de ses pratiques et de ses expérimentations émancipatrices, un effondrement concomitant de sa pensée qui l’a rendu craintif et de plus en plus conformiste. C’est seulement avec le renouveau libertaire de ces trente dernières année que la question du lien entre Nietzsche et l’anarchisme est redevenue une évidence. Et la façon dont cette question sera résolue constitue sans aucun doute le meilleur symptôme de la force ou de la déliquescence contemporaines du projet et de la pensée libertaire.
     Mais, force ou pas, comment ce lien ou plutôt cette association entre Nietzsche et l’anarchisme serait-elle possible une fois connu tout ce qui semble les séparer (dont la question de la justice sociale) ?
     Réponse : L’ontologie. L’anarchisme, comme la pensée de Nietzsche, n’est pas un "humanisme" avec tous les programmes, les prescriptions et utopies qui accompagnent ce mot. L’anarchisme c’est une ontologie, une conception de ce qui existe, de ce qui est possible et des conditions nécessaires à "l’émancipation", à la "vie". Cette ontologie anarchiste dispose de son concept, un concept évident, le concept d’anarchie, un concept à la fois théorique, éminemment théorique, et à la fois pratique. En Espagne, comme chaque fois que l’anarchisme s’est déployé de façon conséquente, dans la réalité, on ne criait pas "vive la liberté (des êtres humains)", "vive le communisme ou le socialisme(des êtres humains)", "vive l’égalité ou la fraternité (des êtres humains)", etc.. On criait "vive l’anarchie", l’anarchie dont on voit bien qu’elle échappe à toutes les vieilles conceptions humanistes de l’être humain et de ce qu’il peut. En effet quel sens aurait la formule, "l’anarchie des êtres humains" ? Aucun, sinon de faire une provocation inutile que disqualifient historiquement la naïveté et le manque de culture de ceux et celles qui criaient dans la rue "vive l’anarchie !" et dont on comprend mal pourquoi Proudhon, Bakounine, Elisée Reclus (entre autres) se sont entêtés à la reprendre à leur compte.
     C’est quoi l’anarchie ? Une question sans doute trop difficile. Et c’est pour cela que l’anarchisme, réduit à la seule idéologie et donc au bricolage humaniste de petits groupes squelettiques, coupés de tout mouvements conséquents, n’a pu que rejeter au loin la notion d’"anarchie", la traiter avec une grande méfiance, la laisser à quelques individualistes plus ou moins excentriques, et considérer avec émotion mais beaucoup de condescendance, la naïveté des grands mères espagnoles illettrées criant "viva anarchia !".

L’ŒUVRE de Nietzsche, parce qu’elle est cohérente avec elle-même, avec ses figures provocatrices et ses éclats contradictoires, autorise un grand nombre de lectures et d’interprétations : une lecture d’extrême droite par exemple, la plus grossière et la plus connue ; mais aussi, très tôt et de façon apparemment plus surprenante, une lecture et une interprétation ouvrière, anarchiste et révolutionnaire. Le Nietzsche des anarchistes a longtemps été interprété - aux côtés de Stirner - sur le modèle de l’individualisme contemporain. Comme si le moi anarchiste et stirnérien, vécu et pensé à partir d’une « singularité irréductible, toujours différent des autres et toujours renvoyé à lui-même dans son commerce (...) avec les autres » pouvait, ne serait-ce qu’un instant, être confondu avec les individus uniformes et sans qualités de la modernité, ces individus des stades, des jours d’élection, des grandes surfaces, des voyages aux Seychelles et des lotissements de banlieue, ces « boules de billard pathétiques » dont parle Gilles Châtelet, « que chaque effort pour se différencier enlise encore plus dans une grande équivalence ». Il est vrai que cette interprétation étroitement individualiste du Nietzsche des libertaires pouvait, pour la France tout au moins, au début du XXe siècle, se prévaloir d’un certain nombre de figures apparemment sans grand rapport avec la dimension collective et sociale de l’anarchisme et de l’histoire ouvrière : Libertad et son journal l’Anarchie, par exemple, avec leur violente dénonciation du syndicalisme, des grèves et des mouvements ouvriers, mais aussi le philosophe Georges Palante, ou plus largement encore tout un courant artiste, bohème et dandy que l’on aurait tort pourtant de réduire trop facilement aux manipulations et aux leurres dérisoires mais efficaces de l’individualisme moderne. A défaut de lire attentivement les textes ou de saisir la nature de cet étrange mélange esthétique et politique du Paris de la fin du XIXe siècle, l’interprétation malveillante de l’anarchisme nietzschéen, aurait pu tout au moins s’étonner de la façon dont les écrits de Nietzsche - sous leur double dimension amorale et barbare - traversaient également l’ensemble des pratiques et des mouvements ouvriers libertaires de l’époque, leur faisaient écho et étaient repris par eux. Elle aurait pu s’étonner de voir Louise Michel associer la figure du surhomme aux idées de justice sociale et de révolution, le socialiste allemaniste Charles Andler percevoir dans la classe ouvrière une « classe de maîtres », mais aussi Fernand Pelloutier, le secrétaire des Bourses du travail, se penser à la fois comme « révolutionnaire », « partisan de la suppression de la propriété individuelle », et comme « amant passionné de la culture de soi-même », ou encore, un peu partout dans le monde, un certain nombre de militants ouvriers, les plus engagés dans l’action collective, se reconnaître aussitôt dans les écrits de Nietzsche et, avec la force de l’évidence, exhorter les révolutionnaires à promouvoir l’apparition de « sur-hommes », d’ « hommes-dieux » capables de sortir le peuple de sa léthargie, de libérer les puissances révolutionnaires dont il est porteur.
     Mais cette rencontre effectivement surprenante entre révolte ouvrière et élitisme nietzschéen, désir de justice et refus de l’humanisme, haine de l’autorité et hiérarchisation des êtres, mouvements collectifs et mépris de la foule et de la masse, était sans doute trop improbable pour montrer qu’elle avait eu lieu. Comment, en effet, imaginer un seul instant que des anarchistes et des syndicalistes révolutionnaires puissent se reconnaître dans des textes qui n’hésitent pas à dénoncer violemment revendications sociales et grèves ouvrières, socialisme et anarchisme, et, à travers eux, tout mouvement collectif ou individuel prétendant lutter pour l’égalité et la justice sociale ? Comment supposer que des anarchistes et des syndicalistes puissent faire leurs des formulations où, contre les interprétations morales et populistes les plus convenues, Nietzsche prend sans cesse le parti des « forts » et des « maîtres » contre les « faibles » et les « esclaves », qui, selon lui et contre toute évidence, l’auraient (de tout temps ?) emporté sur les « maîtres » ? Comment, face au caractère aveuglant de ses imprécations politiques, ne pas réduire à un étroit individualisme la solitude de Nietzsche et sa vision aristocratique du monde ?
     Seul, sans doute, l’anarchisme d’alors aurait pu dire lui-même pourquoi autant d’ouvriers et de syndicalistes se sont reconnus aussitôt, et contre toute vraisemblance, dans les écrits et la personne de Nietzsche, en quoi celui-ci répétait à leurs yeux, autrement et avec une nouvelle intensité, l’Idée pratique et théorique inventée cinquante ans plus tôt par Proudhon et Bakounine, de quelle façon les uns et les autres - malgré de si nombreuses différences et incompatibilités apparentes - participaient d’un même mouvement de déconstruction des distinctions modernes - entre individu et collectif, théorie et pratique, dominants et dominés, etc. - au profit d’une nouvelle et commune perception de ce qui est. Ce ne fut pas le cas, pour trois principales raisons :
     1.- La première, la plus précoce, tient aux écrits de Nietzsche et à l’histoire de leur première réception. Connus très tôt, ils ont fait l’objet de nombreux commentaires, en liaison avec la redécouverte de Stirner. Mais cet accueil a été essentiellement d’ordre littéraire, esthétique et moral. Leur forme provocatrice et poétique se prêtait mal, dans un premier temps, à une lecture politique et philosophique. Et c’est seulement de façon relativement tardive, à partir de l’entre-deux guerres - au moment de l’effondrement des mouvements ouvriers libertaires, et avec les travaux de Jaspers, Löwith, Heidegger en Allemagne, par exemple, ou l’interprétation de Bataille en France - qu’une lecture philosophique devait voir le jour, une lecture capable de produire une interprétation plus large, et plus particulièrement de dépasser une approche strictement et immédiatement individualiste.
     2.- La seconde tient à l’histoire de l’anarchisme lui-même, à la façon dont il a pu exprimer son projet. Sans doute, rétrospectivement et comme le montre Claude Harmel, les principaux théoriciens, précurseurs ou fondateurs de l’anarchisme - Stirner, Proudhon, Dejacque, Cœurderoy, Bakounine - sont-ils infiniment plus proches de Nietzsche que de toute autre philosophie de leur temps. Mais, forcément, ils ignoraient tout d’une œuvre encore à naître. A l’inverse, les intellectuels anarchistes ultérieurs - Kropotkine, Reclus ou Guillaume, par exemple - ont eu la possibilité de lire Nietzsche, et une analyse plus fine de leurs écrits et de leurs centres d’intérêt ne manquerait pas, par ailleurs, de montrer la façon dont, implicitement, ils lui font écho et s’inscrivent eux aussi dans une démarche et une perception communes de l’homme, de la nature et du monde. Mais géographes, éthologues ou pédagogues, ils n’avaient ni le souci ni les moyens de percevoir la dimension politique et théorique d’une pensée qui, par sa nouveauté et l’originalité de sa forme, échappait également, au même moment, à une philosophie professionnelle la plus à même, normalement, d’en expliciter le sens. Quant à l’anarchisme militant, autodidacte et éclectique qui devait suivre, trop souvent marquée (pour la France) par les pauvretés réductrices de l’école républicaine de Jules Ferry - cette école où, suivant la formule du syndicaliste Pierre Monatte, « en apprenant à lire le peuple avait désappris à penser » -, il devait durablement, y compris dans sa dimension la plus individualiste, s’en tenir à une vision étroitement rationaliste et scientiste, aussi éloignée de Nietzsche qu’elle l’était de Stirner, de Bakounine et de Proudhon, ou bien sûr des multiples mouvements de révolte et d’émancipation qui se développaient alors un peu partout dans le monde. Dans ces cercles restreints, l’anarchisme s’était peu à peu limité, et pour longtemps, à un idéal utopique et humanitaire, une morale politique sèche et aride, un projet doctrinaire, abstrait et intemporel, qu’il s’agissait seulement d’appliquer à soi-même et aux autres, à la façon des antiques et persistantes prescriptions morales, religieuses ou civiques, en privilégiant sans cesse l’explication, l’éducation, l’adhésion, la conformité idéologique et comportementale, et, plus tard, l’organisation ; sur le modèle des sectes et des partis religieux ou marxistes.
     3.- A ces deux premières raisons de la difficulté de l’anarchisme à rendre compte de ses affinités de fait avec l’œuvre de Nietzsche, à dire ce qu’il était le seul à pouvoir dire, on peut joindre une troisième, plus tardive, qui tient cette fois aux massacres de masse du premier conflit mondial, à l’autodestruction physique et éthique qu’ils devaient produire, et, tout au long de l’entre-deux guerres, à la transformation en machines de mort (rouge et brune) des espérances émancipatrices. Incapables d’expliciter, théoriquement et politiquement, la façon dont ils avaient pu se reconnaître dans la violence nietzschéenne, dans le surhomme, les maîtres, les aristocrates, l’éternel retour, la volonté de puissance et, à travers eux, dans le jeu infini et émancipateur des compositions de forces et de volontés, les anarchistes se trouvaient de surcroît dépossédés des figures littéraires et esthétiques qui, dans leur nouveauté, avaient d’abord permis cette rencontre et cette reconnaissance. Transformées en slogans, en poses et en boursouflures de théâtre, rabattues sur la mise en scène et les trompettes des opéras de Wagner, rapportées à la multitude indifférenciée des tranchées, puis aux foules vociférantes et impuissantes des meetings et des manifestations de masse, les concepts et les personnages de Nietzsche n’étaient plus que des dépouilles mensongères, les drapeaux d’une logique de domination et d’autodestruction qui - fasciste ou national-socialiste - prétendait bien, contre le cynisme petit-bourgeois et non moins meurtrier du communisme russe, se substituer définitivement à la violence émancipatrice des mouvements ouvriers antérieurs, leur faire oublier comment et pourquoi cette violence émancipatrice avait été un jour possible.

C’est seulement beaucoup plus tard, avec le renouveau de la pensée libertaire de la fin du XXe siècle, qu’il est enfin devenu possible non seulement de libérer Nietzsche des détournements et des travestissement dont il avait été l’objet, mais surtout de comprendre la portée philosophique et émancipatrice de ses écrits et ainsi de saisir pourquoi, intuitivement, ils avaient pu aussitôt être compris par autant d’anarchistes et d’ouvriers révolutionnaires. Avec des auteurs comme Gilles Deleuze, Michel Foucault ou Sarah Kofman, par exemple, sur-homme, volonté de puissance ou éternel retour pouvaient de nouveau déployer leur force et répéter leur inspiration première, exprimer leur charge explosive et émancipatrice. Après les inventeurs de l’anarchisme et dans des termes très proches, il devenait enfin possible de comprendre comment la dimension individualiste de la pensée de Nietzsche ne prenait sens que dans une approche radicalement plurielle de la réalité, dans une appréhension des choses où, comme l’avait montré Proudhon, toute « personne est un groupe », un « composé de puissances », où tout groupe, tout collectif, aussi vaste ou éphémère qu’il puisse être, est également une « personne », un « moi », une subjectivité, une volonté. Là où, pour Nietzsche cette fois et comme l’explique Michel Haar, « toute force, toute énergie, quelle qu’elle soit, est volonté de puissance, dans le monde organique (pulsions, instincts, besoins), dans le monde psychique et moral (désirs, motivations, idéaux) et dans le monde inorganique lui-même dans la mesure où la vie n’est qu’un cas particulier de la volonté de puissance ». Avec le renouveau de la pensée libertaire, l’affinité entre Nietzsche et les mouvements ouvriers libertaires cessait de dépendre de la seule et supposée originalité de quelques militants autodidactes et révoltés, ou du malentendu de formules mal comprises. Il n’était plus interdit de percevoir comment, au-delà de la fugacité de leur rencontre, cette affinité étonnante tenait à la nature historique d’une pensée et de mouvements émancipateurs que les situations et les événements de la fin du XXe siècle permettaient enfin de percevoir, de répéter et donc de comprendre.

La pensée de Nietzsche et le mouvement ouvrier libertaire
     L’anarcho-syndicalisme et le syndicalisme révolutionnaire ont très peu théorisé leurs pratiques et, a fortiori, fait appel à des références philosophiques dont leurs militants étaient très éloignés. Mais malgré l’indifférence ou les incompréhensions qui les ont si longtemps accompagnés, ils ont laissé suffisamment de traces dans les archives officielles, ou sous la forme d’un grand nombre de paroles et de textes éclatés et circonstanciels (affiches, articles, brochures, proclamations, discours de meeting, motions de congrès), pour rendre perceptible ce que l’on ne voyait pas, pour entrer une nouvelle fois en résonance avec un Nietzsche redécouvert par ailleurs, pour faire écho, près d’un siècle plus tard, au sens que les événements présents donnaient à leur rencontre. « Il faut protéger les forts contre les faibles », dit Nietzsche. C’est sans doute avec cette formule paradoxale, et en raison même du scandale qu’elle constitue pour l’humanisme et la vision « sociale » du monde, mais aussi et surtout en raison du paradoxe de son renversement (les « forts » sont vulnérables, ils doivent être protégés !), que l’on peut le mieux saisir où se joue l’affinité entre Nietzsche et les mouvements ouvriers libertaires, là où justement la distance semble la plus grande, le divorce le plus évident. On perçoit mieux aujourd’hui, et non sans de récurrentes polémiques, comment, pour Nietzsche, maîtres et esclaves constituent à la fois des types et des modes d’être plus ou moins fugitifs, applicables à un grand nombre de situations, et exigeant chaque fois et à chaque instant une grande finesse d’évaluation et d’interprétation. Pour Nietzsche, maîtres et esclaves ne sont que rarement où l’on croit les trouver ; et leur être ne doit rien aux signes, aux places, aux rôles et aux représentations qui prétendent habituellement les fixer et les travestir. Leur perception exige une appréciation, un jugement et un sens pratique aigus et subtils, toujours en éveil, capables de saisir la réalité sans cesse changeante des relations, des alliances et des affrontements, des équilibres et des compositions de forces, des révoltes et des hiérarchies qui les produisent et les transforment, dans telle ou telle situation, à propos de tel ou tel problème. Il est vrai cependant que, pour Nietzsche, le peuple, la foule et les masses, qu’il associe à la démocratie et à l’égalitarisme des urnes, sont une expression particulièrement éclatante de la figure négative et moderne de l’esclave, de la force du nombre, réactive et envieuse, le plus souvent soumise à la haine et au ressentiment. Mais comme la connaissance même la plus superficielle des mouvements libertaires permet de le percevoir, ce jugement politique et polémique non seulement n’a rien qui puisse choquer les anarchistes, mais fait directement écho à leur propre vision du monde et à leur façon de concevoir et de mettre en œuvre les relations humaines qu’ils souhaitent faire advenir. Cette rencontre et cette communauté de points de vue, qu’il convient maintenant d’établir, pourraient se formuler ainsi. Contrairement aux apparences, si les masses de la modernité, indifférentes et passives, soumises aux politiciens et trop souvent fascinées par les chefs charismatiques (de Mussolini à Mao Tsé-toung), relèvent indiscutablement de ce que Nietzsche appelle les « esclaves », les mouvements ouvriers dits anarcho-syndicalistes, syndicalistes révolutionnaires ou « d’action directe », comme d’ailleurs ce que la sociologie et l’histoire montrent des valeurs et du genre de vie des classes ou des milieux professionnels qui les ont vu naître, relèvent tout aussi indiscutablement du type des « maîtres » et des « aristocrates » tels que les conçoit Nietzsche. Pour étayer cette thèse, on pourrait multiplier les points de convergence ; du côté du proudhonisme et de Proudhon, bien sûr, dans la façon dont ce dernier pense la force et les faiblesses du « peuple »; mais aussi à travers l’approche historique et sociologique d’un certain nombre de secteurs professionnels ouvriers du XIXe et du XXe siècles, des valeurs qu’ils développent, de leur rapport au monde et aux autres ; ou encore, à propos des mouvements ouvriers dits anarcho-syndicalistes, des « minorités agissantes » si décriées, du mélange d’individualisme et d’action collective qui les caractérise, en passant par leur conception tout aussi mal comprise de la « grève » comme affirmation de la force et de la volonté ouvrières. Sans prétendre développer une analyse exhaustive, nous pouvons souligner ici trois grands points de convergence entre la pensée de Nietzsche et les mouvements ouvriers libertaires.

Le séparatisme et la lutte des classes
     Rappelons rapidement un point important des positions nietzschéennes. Lorsque Nietzsche distingue les maîtres et les esclaves, c’est aussi une manière de s’opposer à Hegel, à sa façon d’unir dialectiquement les deux termes. Pour Nietzsche, l’antagonisme entre maîtres et esclaves n’est que l’effet second d’une différenciation première, ou (sinon) un simple point de vue d’esclave. Leurs relations n’ont rien de dialectique, dans un rapport où le principe actif serait du côté de la négation, de celui qui nie pour s’affirmer. Comment une affirmation pourrait-elle naître d’une négation, du néant ? Pour Nietzsche, il s’agit bien là d’une pensée d’esclave. Pour lui, il convient à l’inverse d’adopter le point de vue des maîtres (au sens qu’il donne à ce mot), de saisir comment ce qui les distingue des esclaves est justement une séparation, une différenciation. L’antagonisme entre les maîtres et les esclaves suppose d’abord un rapport de différenciation des maîtres, non comme une lutte qui relie et rattache, mais comme une séparation qui détache et distingue. Mais c’est justement ici, et de ce point de vue, que l’on peut comprendre pourquoi les mouvements ouvriers libertaires ont toujours été aussi radicalement étrangers au marxisme (une variante de l’hégélianisme) et de sa conception de la lutte des classes, dans la mesure même où ils obéissent au mouvement de différenciation des forts et des maîtres.
     En effet, dans la conception anarcho-syndicaliste ou syndicaliste révolutionnaire, et contrairement à ce que l’on affirme souvent, la classe ouvrière, considérée du point de vue de son émancipation, n’est pas d’abord ou principalement définie par la lutte des classes, par l’exploitation, l’oppression et la misère physique et morale que celles-ci ne manquent pas de provoquer ; avec tout leur cortège répugnant d’humanisme, de misérabilisme et de philanthropie intéressée. Sa puissance émancipatrice dépend essentiellement de sa capacité, historiquement et localement produite, à se constituer en force autonome, indépendante et affirmative, fondée sur la fierté et la dignité, et disposant de tous les services, de toutes les valeurs, de toutes les raisons et de toutes les institutions nécessaires à son indépendance, qui ne dépendent que d’elle et de ce qu’elle devient ainsi, de sa capacité à faire naître un autre monde. Cette conception n’est pas d’abord d’ordre théorique. Elle est l’expression d’un grand nombre d’attitudes et de pratiques effectives, prenant sens de leur convergence, de l’immédiateté et de l’évidence de ce qui les produit, comme le montre par exemple, pour la France, l’étude de la moindre Bourse du travail un peu conséquente. Pour l’anarcho-syndicalisme et le syndicalisme révolutionnaire, la classe ouvrière doit d’abord faire sécession de façon radicale, ne plus rien avoir en commun avec le reste de la société, y compris et surtout avec tous ceux qui, « socialistes », « humanitaires » et « philanthropes », se penchent sur son sort et prétendent défendre et représenter ses intérêts. Dans le discours propre à cette composante libertaire du mouvement ouvrier, mais qui déborde largement des frontières idéologiques souvent incertaines, ce mouvement de différenciation porte le nom tout à fait limpide, d’un point de vue nietzschéen, de « séparatisme ouvrier ». Le mouvement ouvrier doit se « séparer » du reste de la société. Ce que Proudhon explique ainsi : « La séparation que je recommande est la condition même de la vie. Se distinguer, se définir, c’est être ; de même que se confondre et s’absorber, c’est se perdre. Faire scission, une scission légitime, est le seul moyen que nous ayons d’affirmer notre droit (...). Que la classe ouvrière, si elle se prend au sérieux, si elle poursuit autre chose qu’une fantaisie, se le tienne pour dit : il faut avant tout qu’elle sorte de tutelle, et (...) qu’elle agisse désormais et exclusivement par elle-même et pour elle-même ».
     Dans cette manière de voir, la lutte des classes n’est évidemment pas absente, mais elle n’a plus rien de dialectique, dans un rapport où « la société mourante » risque sans cesse d’entraîner les mouvements ouvriers dans une étreinte mortelle et anesthésiante, en les obligeant à accepter des règles communes de combat, à adopter des formes de luttes et de négociations appartenant à l’ordre qu’ils prétendent abolir. Pour les syndicalistes révolutionnaires et les anarcho-syndicalistes, la grève, expression privilégiée de la lutte des classes, est d’abord un acte fondateur intempestif et sans cesse répété, un « conflit » toujours singulier et circonstanciel, une déchirure du temps, une rupture des liens et des entraves antérieurs qui, à travers la multitude des conflits partiels et son mouvement même, contribue de façon décisive à transformer l’être de l’ouvrier. Elle est la façon dont les ouvriers « s’éduquent », « s’aguerrissent » et se préparent à des « mouvements » de plus en plus « généraux », jusqu’à l’explosion finale de la grève générale. Dans cette répétition incessante de la grève, les organisations ouvrières ne manquent pas de se donner des objectifs immédiats, de passer des accords. Mais ces objectifs sont toujours secondaires et ces accords toujours provisoires. Pour ce qui les constitue comme forces révolutionnaires, les mouvements ouvriers ne visent à aucun compromis raisonnable parce que défini par le cadre où il est passé, à aucune « satisfaction » qui viendrait de l’ordre économique et social dont ils l’obtiennent, qui dépendrait de ce qu’il peut lui-même. Même et surtout lorsqu’ils signent des conventions, les ouvriers ne sont pas en situation de demande. Ils se contentent d’obtenir une partie de leur « droit », provisoirement, en attendant de l’obtenir tout entier, librement, sans autres « répondants » qu’eux-mêmes. Si les ouvriers ne demandent rien, c’est parce qu’ils n’éprouvent aucune envie pour le vieux monde qu’ils méprisent et qu’ils ignorent. Leur révolte est une pure affirmation des forces et du mouvement qui les constituent, et c’est seulement de façon dérivée qu’ils sont contraints de combattre les forces réactives et réactionnaires qui s’opposent à cette affirmation. Ils ne demandent rien à personne, mais tout à eux-mêmes, à leur capacité à exprimer et à développer la puissance dont ils sont porteurs. Leur rapport avec le monde extérieur est un triple rapport, de sélection, de prétention (au sens premier et physique du terme) et de recomposition de ce qui est :
     1.- Une sélection, dans l’ordre existant, à partir de ce qui le constitue, des moyens nécessaires à l’affirmation de cette puissance nouvelle ;
     2.- La prétention d’occuper un jour la totalité de l’espace social, à travers une transformation radicale de l’ordre bourgeois comme valeurs, morale, système économique et politique ;
     3.- Une recomposition nouvelle de la totalité de ce qui est.
     Ce triple mouvement de sélection, de prétention et de recomposition, Victor Griffuelhes, secrétaire de la CGT française de 1901 à 1910, le formule ainsi : « La classe ouvrière ne devant rien attendre de ses dirigeants et de ses maîtres, niant leur droit de gouverner, poursuivant la fin de leur règne et de leur domination, s’organise, se groupe, se donne des associations, fixe les conditions de leur développement et, par elles, étudie, réfléchit, travaille à préparer et à établir la somme des garanties et des droits à conquérir, puis arrête les moyens d’assurer cette conquête en les empruntant au milieu social, en utilisant les modes d’activité que ce milieu social porte en lui, en rejetant tout ce qui tend à faire du travailleur un asservi et un gouverné, en restant toujours le maître de ses actes et de ses actions et l’arbitre de ses destinées. »
     D’une autre façon, on retrouve ainsi, dans cette volonté de sécession et de recomposition de ce qui est, la démarche de Nietzsche, perceptible dès Zarathoustra et plus tard dans sa volonté de renverser les valeurs (non au sens de les retourner en leur contraire mais au sens d’une destruction des tables de la loi), de couper l’histoire en deux et d’instaurer un monde entièrement nouveau. Comme chez Nietzsche, le projet libertaire, affirmatif et différentiel, s’inscrit dans une démarche de type messianique que l’on retrouve un peu partout dans les sociétés en voie d’industrialisation, de l’anarchisme espagnol au messianisme libertaire de la pensée juive d’Europe centrale que décrit Michael Löwy. Le thème de la grève générale, ou de son expression populaire du « Grand Soir », illustre bien cette conception radicale de la lutte révolutionnaire du mouvement ouvrier libertaire. Avec la grève « générale » qui donne son sens à la répétition des grèves « partielles », la classe ouvrière arrête tout, en se croisant les bras. Comme les trompettes de Jéricho, c’est sa façon à elle de faire tomber les murailles de l’ordre existant, en montrant la force immense des travailleurs. Dans cette conception de la Révolution, la classe ouvrière n’a effectivement rien à demander, rien à dire à qui que ce soit d’autre puisqu’elle prétend être tout et, surtout, quelque chose d’entièrement nouveau que personne ne peut lui donner puisque c’est elle qui l’apporte.

Le fédéralisme
     Autre point de rencontre entre Nietzsche et le mouvement ouvrier libertaire : le fédéralisme. Affirmative, la démarche de Nietzsche est forcément « multiple », car « il appartient essentiellement à l’affirmation d’être elle-même multiple, pluraliste, et à la négation d’être une, ou lourdement moniste ». La « volonté de puissance » nietzschéenne ne désigne pas une force unifiée, ni un principe central d’où tout émanerait. Comme le montre Michel Haar, elle renvoie « à une pluralité latente de pulsions, ou à des complexes de forces en train de s’unir ou de se repousser, de s’associer ou de se dissocier ». En se déterminant, la volonté de puissance tend à unir et hiérarchiser les multiples forces du chaos. Elle ne les détruit pas, ne les réduit pas, ne résout pas leur différence ou leurs antagonismes à la façon de la dialectique hégélienne. « Affirmative et forte, la volonté de puissance assumera la variété, la différence et la pluralité. » Cette conception de la volonté de puissance est particulièrement éclairante pour comprendre les formes qu’ont revêtues les mouvements ouvriers de type anarcho-syndicaliste ou syndicaliste révolutionnaire.
     En effet, ce serait commettre un grossier contresens que d’interpréter sur le registre anachronique d’une conception totalitaire la prétention du syndicalisme révolutionnaire à « se suffire à lui-même », à n’attendre de personne d’autre le soin d’assurer l’avènement d’un monde nouveau dont il estime être seul porteur. Cette prétention est étroitement liée au fédéralisme social et ouvrier. Si le syndicalisme prétend être tout, c’est parce qu’il est multiple, infiniment multiple et différent dans ses composantes. « L’autre », il le porte en lui-même, et la « différence », aussi radicale qu’elle puisse être, il l’expérimente dans le mouvement même qui le conduit à prétendre occuper toute la réalité sociale. C’est en ce sens, entre autres, que le syndicalisme révolutionnaire et l’anarcho-syndicalisme sont proudhoniens. Proudhon n’est pas seulement le théoricien socialiste qui insiste le plus sur la nécessité pour les différentes composantes de la classe ouvrière de s’autonomiser radicalement du reste de la société (séparatisme). Il est sans doute le seul à penser la pluralité des forces qui composent la classe ouvrière, à concevoir celle-ci comme une réalité multiple. Contrairement à Marx, Proudhon parle le plus souvent « des » classes ouvrières et non de « la » classe ouvrière ou « du » prolétariat. Alors que, pour Marx, la classe ouvrière n’est que le moment abstrait, parce qu’instrumentalisé, d’une raison à l’œuvre dans l’histoire, pour Proudhon, les forces ouvrières sont toujours des forces concrètes et vivantes, différentes et en devenir, qui peuvent toujours disparaître et resurgir sous d’autres formes, changer de nature, se faire absorber, dominer d’autres forces ou être dominées par elles, dans un mouvement incessant de transformation où rien n’est jamais définitif. Dans la conception du syndicalisme révolutionnaire et de l’anarcho-syndicalisme, la « classe ouvrière organisée » est un effet de composition, une « résultante » disait Proudhon, une composition instable de forces multiples, diverses et autonomes, voire contradictoires, qui se reconnaissent comme nécessaires les unes aux autres pour donner naissance à un monde nouveau.
     On a souvent mal compris pourquoi le syndicalisme révolutionnaire tenait tant, dans les votes, à ce que chaque syndicat ait la même représentation, quelle que soit le nombre de ses adhérents. La tactique procédurière et subalterne, au sein des congrès, n’était sans doute pas absente de cette exigence. Mais cette dernière renvoyait surtout à une conception révolutionnaire plus fondamentale, une conception qualitative et non quantitative, différentielle et non abstraite ou générale de la réalité. Extrêmement divers, suivant les régions et les pays, le développement et le fonctionnement des mouvements ouvriers dits d’action directe correspondent tout à fait aux analyses de Proudhon et de Nietzsche sur les modalités d’affirmation de la « puissance » (Proudhon) ou de la « volonté de puissance » (Nietzsche). En effet, et pour ne s’en tenir qu’aux expériences singulières du mouvement ouvrier français (en particulier dans le cadre des Bourses du travail), le fédéralisme ouvrier se caractérise toujours par l’union conflictuelle de forces extrêmement diverses, trop précieuses dans leur singularité pour que le point de vue d’une seule d’entre elles soit écrasé par la loi du nombre, par la fausse évaluation de la quantité et de la mesure. Associations de mineurs, de musiciens, d’ébénistes, de typographes, de charpentiers, « d’hommes de peine », de plombiers-zingueurs, etc., autant de types de groupements ouvriers porteurs d’un mode d’être singulier, autant de forces spécifiques luttant pour s’unir et s’affirmer dans une force plus vaste qui tire elle-même toute sa puissance de ce qui la constitue ainsi comme combinaison de forces distinctes.
     Diverses, les formes syndicales ne le sont pas seulement les unes par rapport aux autres, entre branches d’activité et fédérations de métiers ou d’industrie, par exemple (mines, métallurgie, musique, services postaux, etc.), ou à l’intérieur d’une branche industrielle donnée. Chaque force constitutive du mouvement ouvrier comme puissance plus grande est elle-même une composition de forces tout aussi multiples et singulières : géographie des lieux où elle se déploie, modalités d’organisation, types de militants, nombre d’adhérents, rythmes et modalités de fonctionnement, liens avec le reste de la profession, part relative des syndiqués, nature des savoir-faire professionnels, types d’outillage, types d’entreprise, d’organisation du travail, origines de la main-d’œuvre, etc. Chaque organisation de base d’une fédération locale ou d’une Bourse du travail (qui n’en admet qu’une seule par type) n’est pas seulement une force spécifique, différente de toutes les autres. Elle est elle-même la « résultante » toujours en déséquilibre, d’une part, d’une composition et d’une sélection de forces tout aussi autonomes, qui peuvent, à des degrés divers, dans le jeu des relations au sein de la Bourse du travail, se composer (ou s’opposer) directement avec d’autres composantes ou composés de composantes de cette Bourse ; d’autre part, de forces à la fois sociales et techniques, humaines et non humaines, symboliques et matérielles, qu’avec Bruno Latour on pourrait qualifier d’ « hybrides », et qui brouillent sans cesse la fausse opposition entre nature et culture, monde et société, dans un rapport au monde où le moindre regroupement, parce qu’il fait chaque fois appel pour exister à la totalité du réel, est constitutif, comme le dit Proudhon, d’une « société particulière », là où, suivant la formule de Nietzsche, « le moindre détail implique le tout ».
     Au plus près de Nietzsche et de Leibniz, en effet, une des caractéristiques essentielles des mouvements libertaires réside ainsi dans leur capacité à permettre à toutes les forces qui les constituent de prétendre elles aussi se suffire à elles-mêmes, posséder, sous un certain point de vue, la totalité de ce qui est et fonder ainsi leur droit absolu à l’autonomie. C’est à cette condition (ontologique) que toutes les forces constitutives des mouvements ouvriers (individus, sections techniques, syndicats, unions locales, etc.) sont en droit de s’exprimer, de s’affirmer et - de façon radicalement égalitaire, quels que soient leur nature et leur poids - de chercher sans cesse à évaluer le sens de leur association, d’expérimenter et de lutter entre elles pour déterminer la hiérarchie des valeurs dont leur composition est porteuse. D’où, négativement, c’est-à-dire de l’extérieur, ce sentiment de chaos, de conflits, et de volte-face continuelles que provoque l’examen des archives policières et des traces laissées par la moindre association ouvrière un peu conséquente. Dans une Bourse du travail comme celle de la ville de Saint-Etienne, par exemple, tout est objet de discussions, de conflits, de paradoxes, de scissions et de réconciliations, d’affirmations différentielles. A propos des problèmes les plus graves, la question de la guerre et de l’Union sacrée en 1915 par exemple. Mais aussi des problèmes apparemment les plus futiles, comme en 1902, lorsque le conseil d’administration discute longuement, et de façon très disputée, du droit d’un des secrétaires de la Bourse - surpris en train d’embrasser la concierge - à se livrer ou non à ses penchants amoureux. D’où également, pour les associations ouvrières à caractère libertaire, cette impression de chaos, d’agitation, de tensions et de conflits, de renversements imprévus et continuels des points de vue exprimés, ou encore, sur le terrain du droit, la grande difficulté des accords, des pactes et des règlements à fixer ou à réguler, la multiplicité et le changement incessant des rapports qui les constituent à un moment donné, en obligeant, par exemple, aux lendemains de la Première Guerre mondiale, la Bourse du travail de Saint-Etienne, à repousser de semaine en semaine, pendant plus de deux ans, l’impression de son nouveau règlement intérieur, récusé et modifié avant même qu’une version n’ait eu le temps d’arriver à l’imprimerie.

L’action directe
     Pour l’anarcho-syndicalisme et le syndicalisme révolutionnaire, les forces ouvrières doivent toujours agir directement, sans intermédiaires, sans « représentants » et sans « représentation ». La notion de représentation doit être entendue ici en son sens le plus large. En effet, du point de vue libertaire, il ne s’agit pas seulement de refuser la représentation politique, mais toute forme de représentation -sociale, symbolique ou scientifique - perçue comme forcément abstraite et manipulatrice, distincte des forces au nom de qui elle parle, qu’elle ordonne et hiérarchise, qu’elle s’approprie et coupe de ce qu’elles peuvent. C’est ainsi que l’on peut comprendre une autre dimension des mouvements ouvriers libertaires, souvent déroutante parce que, apparemment, contradictoire : leur anti-intellectua-lisme. Férus de culture, de lectures, de sciences et de savoirs, les militants anarcho-syndicalistes et syndicalistes révolutionnaires, parce qu’ils estiment (avec Proudhon) que « l’idée naît de l’action et non l’action de la réflexion », tendent sans cesse à refuser toute mise en forme théorique ou scientifique qui, de l’extérieur, à partir de ses propres raisons d’être et de façon logique et unifiée, prétendrait dire (ou redire à leur place) ce qu’ils sont et ce qu’ils veulent. Comme le montre le moindre catalogue des bibliothèques ouvrières ou encore les suppléments littéraires publiés, au tournant du XIXe et du XXe siècle, par une revue comme les Temps Nouveaux, le caractère éclaté des ouvrages réunis ou utilisés, l’absence de préjugés sur l’origine des auteurs et des courants de pensée dont ils sont issus, l’hétérogénéité des domaines abordés (technique, littérature, philosophie, politique) ne renvoient pas seulement à l’éclectisme autodidacte et confus dont on crédite trop souvent la culture des militants anarcho-syndicalistes et syndicalistes révolutionnaires. Analogue à la diversité des identités professionnelles et des formes qu’elles peuvent prendre à l’intérieur des différents mouvements ouvriers existant à tel ou tel moment, dans tel ou tel lieu et dans telle ou telle situation, le caractère hétérogène et éclaté de la culture militante ouvrière, comme la diversité interne et externe des mouvements où elle prend sens, ne manque jamais, sous l’à-peu-près apparent de ses tâtonnements et de ses expérimentations, d’opérer une sélection exigeante que l’on ne peut réduire aux seules et grossières références au camp républicain, aux apprentissages de l’école primaire ou aux thèmes les plus visibles de la pensée libertaire. Et c’est bien en ce sens que modalités de la culture ouvrière révolutionnaire et modalités du déploiement des mouvements ouvriers peuvent non seulement - en abîme, du plus grand au plus petit - se répondre et se répéter, mais aussi se reconnaître, autrement mais avec la même évidence, dans la forme et le contenu de l’œuvre de Proudhon ou de Nietzsche, par exemple, qui chacune à sa façon ne manque pas d’être également taxée d’hétérogénéité, de palinodies et de contradictions insurmontables, propres à décourager toute volonté de mise en ordre univoque et logique.
     En effet, dans la façon dont les pratiques ouvrières refusent toute extériorité formalisée ou symbolique, tout représentant (politique, langagier ou scientifique) prétendant dire et ordonner ce qu’elles sont et ce qu’elles font, dans leur volonté de traiter de la même manière formes et contenus, luttes et organisations, pensée et action, récits et événements, littératures et passages à l’acte, ces pratiques sont homologues, non seulement avec la forme des écrits de Nietzsche, mais aussi avec ce qu’ils disent, avec la pensée que cette forme exprime, et plus particulièrement, pour ce qui nous occupe ici, avec la critique nietzschéenne de l’Etat, de l’Eglise ou de la Connaissance. A travers Nietzsche, les pratiques des mouvements ouvriers libertaires peuvent mettre à jour une nouvelle fois le caractère « réactif » de la science, de la religion et du politique, leur capacité à « séparer les forces actives de ce qu’elles peuvent », à les rendre impuissantes, à les nier en tant que telles en les asservissant à d’autres fins. C’est vrai de la science ou de la connaissance qui, de « simple moyen subordonné à la vie (...) s’est érigée en fin, en juge, en instance suprême ». Mais c’est également vrai de la politique et de la religion, des Etats et des Eglises, ces autres façons de fixer et de représenter les forces actives pour mieux les asservir à un agencement réactif mensonger. « Etat, de tous les monstres froids ainsi se nomme le plus froid et c’est avec froideur aussi qu’il ment et suinte de sa bouche ce mensonge : “Moi l’Etat, je suis le peuple”. » « L’Etat (...) est un chien hypocrite (...) il aime discourir - pour faire croire que sort sa voix (...) du ventre des choses. » Quant à l’Eglise, « c’est une espèce d’Etat et c’est la plus mensongère ». Science, Eglise, Etat, il s’agit toujours d’asservir le réel au mensonge des signes et de la représentation, le « mouvement » à la « substance », les forces actives aux forces réactives. Comme le dit Deleuze à propos du caractère hégélien et utilitariste des sciences de l’homme : « (...) dans ce rapport abstrait quel qu’il soit, on est toujours amené à remplacer les activités réelles (créer, parler, aimer, etc.), par le point de vue d’un tiers sur ces activités : on confond l’essence de l’activité avec le bénéfice d’un tiers, dont on prétend qu’il doit en tirer profit ou qu’il a le droit d’en recueillir les effets (Dieu, l’esprit objectif, l’humanité, la culture, ou même le prolétariat) ». Allusive chez Deleuze, mais virulente chez Nietzsche lui-même (dans sa critique du socialisme et de l’anarchisme), cette référence au caractère mystificateur du « prolétariat » ou de la « classe ouvrière » n’a rien (de ce point de vue tout du moins) qui puisse surprendre un lecteur de Proudhon et, avec lui, les nombreux militants qui, dans le feu de l’action, ont essayé de penser l’anarcho-syndicalisme et le syndicalisme révolutionnaire. Au contraire, pourrait-on dire, car d’une certaine façon et pour peu que l’on s’attache de manière moyennement attentive à ce que disent les uns et les autres, elle fournit justement, contre toute évidence apparente, une ultime indication de ce qui a pu les rapprocher.
      Pour le Nietzsche de Deleuze, la « culture » est une « activité générique », une « préhistoire » de l’homme qui lui permet de « parler » et non plus de « répondre », d’être son propre « maître », son propre « droit », mais qui, historiquement, a été « capturée par des forces étrangères d’une toute autre nature ». « A la place de l’activité générique, l’histoire nous présente des races, des peuples, des classes, des Eglises et des Etats. Sur l’activité générique se greffent des organisations sociales, des associations, des communautés de caractère réactif, parasites qui viennent la recouvrir et l’absorber. » Cette « activité générique », cette « activité de l’homme comme être générique » que races, peuples, classes, Eglises, Etats et autres formes individuantes et identitaires parviennent si bien à recouvrir et à absorber, Deleuze la rapporte ailleurs, de façon plus large et surtout beaucoup plus offensive, à ce qu’il appelle « l’être univoque ». « Puissance » irréductible aux formes sociales et aux individus qu’elle contribue à produire, « l’être univoque » « agit en eux comme principe transcendantal, comme principe plastique, anarchique et nomade, contemporain du processus d’individuation et qui n’est pas moins capable de dissoudre et de détruire les individus que de les constituer temporairement ». Deleuze a raison de souligner la dimension « anarchique » de cette conception de l’être comme puissance, de penser « l’être univoque » sous le signe « plastique » d’une « anarchie des êtres », et, à la suite d’Artaud, d’une « anarchie couronnée », là où dans l’affirmation de son existence chaque être singulier est « l’égal » de tous, parce que « immédiatement présent à toutes choses, sans intermédiaire ni médiation ». En effet, chez Proudhon, c’est presque dans des termes identiques que l’on retrouve cette distinction. D’un côté, il y a « l’action », origine de toute « idée » et de toute « réflexion » et qui revêt le double visage de la guerre et du travail : 1) la « guerre », sans qui l’homme « aurait perdu (...) sa faculté révolutionnaire » et réduit sa vie à une « communauté pure », à une « civilisation d’étable »; 2) le « travail », « force plastique de la société », « un et identique dans son plan » et « infini dans ses applications, comme la création elle-même ». D’un autre côté, il y a l’appropriation des forces collectives et de la puissance d’action des êtres humains par une succession de formes d’individuations sociales se posant comme « absolu », une appropriation que Proudhon décrit ainsi : « Incarné dans la personne, l’absolu, avec une autocratie croissante, va se développer dans la race, dans la cité, la corporation, l’Etat, l’Eglise ; il s’établit roi de la collectivité humanitaire et de l’université des créatures. Parvenu à cette hauteur, l’absolu devient Dieu. »
     Mais cette opposition entre l’action, « force plastique » « infinie dans ses applications », et les multiples formes d’absolu qui cherchent à la fixer et à l’asservir, n’est propre ni à Nietzsche ni à Proudhon. On la retrouve de façon tout aussi tranchée sous la plume des leaders du syndicalisme révolutionnaire, dans des textes écrits pourtant à la va-vite et pour le plus grand nombre, et dans un contexte où toutes les raisons étaient apparemment réunies pour qu’ils magnifient et absolutisent la « classe ouvrière », le « prolétariat », le « syndicalisme ». Ecoutons Victor Griffuelhes, lorsqu’il s’essaie à un exercice périlleux (du point de vue de Nietzsche et de Proudhon) : définir le « syndicalisme ». Que dit Griffuelhes ? « Le syndicalisme est le mouvement de la classe ouvrière qui veut parvenir à la pleine possession de ses droits sur l’usine et sur l’atelier ; il affirme que cette conquête en vue de réaliser l’émancipation du travail sera le produit de l’effort personnel et direct exercé par le travailleur. » Phrase étonnante sous l’usure des mots et du regard, qui, en deux propositions, parvient à condenser un grand nombre de caractéristiques du syndicalisme révolutionnaire et de l’anarcho-syndicalisme sans jamais les asservir à une identité, une représentation ou une organisation. « Effort personnel et direct », « conquête », « émancipation », « affirmation », tension vers « la pleine possession de ses droits » : « l’activité générique » dont parlait Deleuze à propos de Nietzsche trouve ici un contenu et une formulation qui déterminent aussitôt la définition du syndicalisme. Pour Griffuelhes le syndicalisme n’est ni une chose, ni, a fortiori, un représentant ou une organisation (de la classe ouvrière en l’occurrence). Le syndicalisme, c’est un « mouvement », le « mouvement » de la classe ouvrière.
     Sous la plume de Griffuelhes, cette formulation n’a rien de convenu, ni de machinal, comme le montre la suite immédiate du texte. De façon très proudhonienne (et toujours aussi étonnante), Griffuelhes enchaîne aussitôt, non sur le capitalisme, les patrons ou les bourgeois, contrepoint dialectique apparemment obligé des objectifs que se donne le syndicalisme, mais sur la question de « Dieu » et du « Pouvoir ». « A la confiance dans le Dieu du prêtre, à la confiance dans le Pouvoir des politiciens inculquées au prolétaire moderne, le syndicalisme substitue la confiance en soi, à l’action étiquetée tutélaire de Dieu et du Pouvoir, il substitue l’action directe (...). ». Le mouvement de la classe ouvrière c’est d’abord, en préalable et en écho à ce que nous avons déjà dit sur le séparatisme ouvrier, la force qui permet de se mettre en mouvement, la « confiance en soi » opposée à la confiance envers une force autre, celle du Dieu des prêtres et du Pouvoir des politiciens. Mais le mouvement de la classe ouvrière c’est aussi « l’action directe » que Griffuelhes, de façon un peu obscure, oppose à un autre type d’action, une action « étiquetée tutélaire de Dieu et du Pouvoir », ou (autre signification possible) « étiquetée » parce que « tutélaire de Dieu et du Pouvoir », parce que soumise à leur ombre et à leur domination.
     La suite est tout aussi intéressante. Pendant quatre paragraphes, Griffuelhes continue de dénoncer Dieu et l’Eglise, le Pouvoir et l’Etat. Et puis, brusquement, il s’interrompt, confronté à une difficulté apparemment mineure parce que concrète et pratique. Quelle doit être l’attitude du syndicalisme face aux « travailleurs imbus d’idées religieuses ou confiant dans la valeur réformatrice des dirigeants ? » En d’autres termes, que faire des travailleurs étiquetés chrétiens ou réformistes ? Là encore une réponse évidente semble s’imposer, celle que popularisera l’hymne célèbre du Komintern : « Tu est un ouvrier, oui ? Viens avec nous n’aie pas peur ! ». A l’identité et l’étiquette chrétiennes il faut opposer une autre identité et une autre étiquette, l’identité et l’étiquette ouvrière. Il faut faire valoir l’antériorité et la supériorité (du point de vue de l’histoire et des déterminations économiques) de la condition d’ouvrier. Pourtant Griffuelhes ne choisit pas cette réponse, évidente et rassurante,mais dansl’ordrepassifdes choses, des identités et des représentations. Mieux ou pire, il la refuse résolument comme contraire au but cherché et surtout à ce que peut le syndicalisme révolutionnaire. Si le syndicalisme n’a pas à repousser les ouvriers chrétiens et réformistes, ce n’est pas d’abord parce qu’ils sont « ouvriers », mais, au contraire ou de façon différente, parce qu’il convient de soigneusement distinguer entre « mouvement, action d’une part, classe ouvrière d’autre part ». L’appartenance à la classe ouvrière ne garantit rien puisque, justement, des ouvriers peuvent être « chrétiens, ou « socialistes », puisque identités et étiquettes peuvent se superposer en cherchant seulement à imposer leur préséance, leur plus grande profondeur ou essentialité. La différence se joue ailleurs et autrement. Elle porte sur « l’action » et le « mouvement », seuls capables d’agir sur les choses et les étiquettes, de brouiller leurs repères et leurs limites, d’entraîner « ouvriers », « chrétiens », « socialistes », « anarchistes », mais aussi « maçons », « fondeurs » et « pâtissiers », ou encore « grecs », « allemands » et « espagnols », mais aussi « ouvriers », « employés », « intellectuels » ou « policiers » dans un processus qui se donne des objectifs autrement difficiles puisqu’il prétend transformer l’atelier, l’usine, les bureaux, les commissariats et la société tout entière. Et comme s’il fallait marteler cette idée essentielle - non seulement la supériorité du mouvement et de l’action propres au syndicalisme sur l’identité ouvrière et ses représentations, mais leur différence de nature -, Griffuelhes revient aussitôt à la charge : « Le syndicalisme, répétons-le, est le mouvement, l’action de la classe ouvrière ; il n’est pas la classe ouvrière elle-même. » Griffuelhes, dans ce texte, ne définit pas ce qu’il entend par « action directe », ce « mouvement » et cette « action » qui diffèrent si nettement de toutes les identités, qu’elles soient de classe, de métier, de nationalité ou de conviction religieuse. Mais un autre leader de la CGT, Emile Pouget, en donne une définition qui confirme en tout point l’affinité qui la lie à la « force plastique » de Proudhon et de Deleuze, à « l’être univoque » de Deleuze, à « l’activité générique » de Nietzsche. Qu’est-ce que l’action directe pour Pouget ? « L’action directe, manifestation de la force et de la volonté ouvrière, se matérialise, suivant les circonstances et le milieu, par des actes qui peuvent être très anodins, comme aussi ils peuvent être très violents. (...) Il n’y a (...) pas de forme spécifique à l’action directe. » « Manifestation de la force et de la volonté ouvrière », l’action directe n’a pas de « forme spécifique ». Sa seule « matérialité » ce sont des « actes », aussi changeants que les « circonstances et le milieu ». A proprement parler, et comme « l’être univoque » de Deleuze ou « l’activité générique » de Nietzsche, elle est inassignable, doublement inassignable : spatialement, dans telle ou telle pratique, telle ou telle forme organisationnelle, tel ou tel groupe s’en réclamant ; mais du point de vue du temps également, en échappant à l’ordre et aux limites des horloges et des calendriers, des stratégies et des actions planifiées, des distinctions entre présent et avenir, entre ce qui est possible et ce qui ne l’est pas. Comme l’écrit encore Pouget : « La supériorité tactique de l’action directe est justement son incomparable plasticité ; les organisations que vivifie sa pratique n’ont garde de se confiner dans l’attente, en pose hiératique, de la transformation sociale. Elles vivifient l’heure qui passe avec toute la combativité possible, ne sacrifiant ni le présent à l’avenir, ni l’avenir au présent. »
     La mise en évidence d’une grande proximité entre Nietzsche et l’anarchisme n’est pas nouvelle. Dès 1906, Franz Overbeck, un ami intime de Nietzsche, pouvait expliquer comment ce dernier avait lu Stirner, et comment il en avait tiré une impression « forte et tout à fait singulière », confirmant ainsi la rencontre entre Nietzsche et la dimension la plus individualiste de l’anarchisme. Mais il pouvait également, de façon apparemment plus étonnante, souligner « la grande affinité » existant entre Nietzsche et Proudhon, dans la mesure même où « l’aristocratisme et l’antisocialisme » très particuliers du premier n’étaient en rien un « signe de divergence » avec le second dont « le démocratisme et le socialisme étaient eux-mêmes très particuliers ». Sans doute aura-t-il fallu attendre la fin du XXe siècle pour que cette rencontre acquière sa véritable signification. Il aura fallu attendre que le nietzschéisme de Foucault ou de Deleuze, la relecture de Spinoza ou de Leibniz qu’il autorise, mais aussi la redécouverte de Tarde, de Simondon ou encore de Whitehead, mettent enfin à jour la signification et l’ampleur d’un projet politique et philosophique longtemps ignoré et méprisé, et qui, par ses implications pratiques et philosophiques, débordent largement les limites historiques de l’anarchisme proprement dit.

Comme Nietzsche et avec Bourdieu, l'anarchisme prétend aller aux racines de la domination et mettre au jour les mécanismes de la représentation langagière et symbolique. Là où Dieu, la science et les discours mensongers viennent se confondre avec l'Etat, ce "chien hypocrite, que dénonce Nietzsche, qui aime discourir pour faire croire que sa voix sort du ventre des choses ".


     

  Anarchisme individualiste  

Palante - Joyeux - Baillargeon

  Georges PALANTE : Les mots anarchisme et individualisme sont fréquemment employés comme synonymes. Des penseurs, fort différents d'ailleurs les uns des autres, sont qualifiés un peu au hasard tantôt d'anarchistes, tantôt d'individualistes. C'est ainsi que l'on parle indifféremment de l'anarchisme ou de l'individualisme stirnérien, de l'anarchisme ou de l'individualisme nietzschéen, de l'anarchisme ou de l'individualisme barrésien, etc. Dans d'autres cas, pourtant, cette identification des deux termes n'est pas regardée comme possible. On dit couramment: l'anarchisme proudhonien, l'anarchisme marxiste, l'anarchisme syndicaliste ; mais on ne dira pas : l'individualisme proudhonien, marxiste, syndicaliste. On parlera bien d'un anarchisme chrétien ou tolstoïen, mais non d'un individualisme chrétien ou tolstoïen.
     D'autres fois, on a fondu les deux termes en une seule appellation: l'Individualisme anarchiste. Sous cette rubrique, M. Basch désigne une philosophie sociale qu'il distingue de l'anarchisme proprement dit, et dont les grands représentants sont, d'après lui, un Goethe, un Byron, un Humboldt, un Schleiermacher, un Carlyle, un Emerson, un Kierkegaard, un Renan, un Ibsen, un Stirner, un Nietzsche. Cette philosophie se résume dans le culte des grands hommes et l'apothéose du génie. - Pour désigner une telle doctrine, l'expression d'individualisme anarchiste nous semble contestable. La qualification d'anarchiste, prise au sens étymologique, semble s'appliquer difficilement à des penseurs de la race de Goethe, des Carlyle, des Nietzsche, dont la philosophie semble au contraire dominée par des idées d'organisation hiérarchique et de sériation harmonieuse des valeurs. D'autre part, l'épithète d'individualiste ne s'applique peut-être pas avec une égale justesse à tous les penseurs qu'on vient de nommer. Si elle convient bien pour désigner la révolte égotiste, nihiliste et anti-idéaliste d'un Stirner, elle s'appliquera difficilement à la philosophie hégélienne, optimiste et idéaliste d'un Carlyle qui subordonne nettement l'individu à l'Idée.
     Il règne donc une certaine confusion sur l'emploi des deux termes : anarchisme et individualisme, ainsi que sur les systèmes d'idées et de sentiments que ces termes désignent. Nous voudrions ici essayer de préciser la notion de l'individualisme et en déterminer le contenu psychologique et sociologique en le distinguant de l'anarchisme.

Partons d'une distinction nette : celle qu'il convient d'établir entre un système social et une simple attitude intellectuelle ou sentimentale. Là réside, selon nous, la différence initiale qui doit être établie entre anarchisme et individualisme. L'anarchisme, quelle qu'en soit la formule particulière, est essentiellement un système social, une doctrine économique, politique et sociale, qui cherche à faire passer dans les faits un certain idéal. Même l'amorphisme de Bakounine, qui se définit par l'absence de toute forme sociale définie, est encore, après tout, un certain système social. - Par contre, l'individualisme nous semble être un état d'âme, une sensation de vie, une certaine attitude intellectuelle et sentimentale de l'individu devant la société.
     Nous n'ignorons pas qu'il existe dans la terminologie sociologique un certain individualisme qu'on appelle Individualisme du droit. C'est l'individualisme qui proclame l'identité foncière des individualités humaines et par suite leur égalité au point de vue du droit. Il y a là une doctrine juridique et politique bien définie et non une simple attitude de pensée. Mais il est trop clair que cette doctrine n'a d'individualiste que le nom. En effet, elle insiste exclusivement sur ce qu'il y a de commun chez les individus humains ; elle néglige de parti pris ce qu'il y a en eux de divers, de singulier, de proprement individuel ; bien plus, elle voit dans ce dernier élément une source de désordre et de mal. On le voit, cette doctrine est plutôt une forme de l'humanisme ou du socialisme qu'un véritable individualisme.
     Qu'est-ce donc que l'individualisme ? Entendu dans le sens subjectif et psychologique que nous venons de dire, l'individualisme est un esprit de révolte antisociale. C'est, chez l'individu, le sentiment d'une compression plus ou moins douloureuse résultant de la vie en société ; c'est en même temps une volonté de s'insurger contre le déterminisme social ambiant et d'en dégager sa personnalité.
     Qu'il y ait lutte entre l'individu et son milieu social, c'est ce qu'il n'est guère possible de contester. Une vérité élémentaire de sociologie, c'est qu'une société est autre chose qu'une somme d'unités. Par le fait du rapprochement de ces unités, les parties communes et semblables tendent à se fortifier et à écraser les parties non communes. Une certaine notion d'un ordre social extérieur et supérieur aux individus se forme et s'impose. Elle s'incarne dans des règles, des usages, des disciplines et des lois, dans toute une organisation sociale qui exerce une action incessante sur l'individu. D'autre part, dans tout individu (à des degrés divers, il est vrai, suivant les individualités) se font jour des différences de sensibilité, d'intelligence et de volonté qui répugnent au nivellement inséparable de toute vie en société et par suite aussi se font jour des instincts d'indépendance, de jouissance et de puissance qui veulent s'épanouir et qui rencontrent les normes sociales comme autant d'obstacles. Les sociologues et les moralistes qui se placent au point de vue des intérêts de la société ont beau qualifier ces tendances de "vagabondes", d'inconséquentes, d'irrationnelles, de dangereuses ; elles n'en ont pas moins leur droit à l'existence. C'est en vain que la société veut les mater brutalement ou hypocritement ; c'est en vain qu'elle multiplie, contre l'indépendant et le rebelle, les procédés d'intimidation, de vexation et d'élimination ; c'est en vain qu'elle s'efforce, par l'organe de ses moralistes, de convaincre l'individu de sa propre débilité et de son propre néant ; le sentiment du moi - du moi socialement haïssable - reste indestructible en certaines âmes et y provoque invinciblement la révolte individualiste.

Deux moments peuvent être distingués dans l'évolution du sentiment individualiste. Au premier moment, l'individu a conscience du déterminisme social qui pèse sur lui. Mais, en même temps, il a le sentiment d'être lui-même une force au sein de ce déterminisme. Force très faible, si l'on veut, mais enfin force capable, malgré tout, de lutter et peut-être de vaincre. En tout cas, il ne veut pas céder sans essayer ses forces contre la société, et il engage la lutte avec elle, comptant sur son énergie, sa souplesse et au besoin son manque de scrupules. C'est l'histoire des grands ambitieux, des lutteurs sans merci pour la puissance. Un Julien Sorel représente ce type dans l'ordre littéraire. Un cardinal de Retz, un Napoléon, un Benjamin Constant le représentent dans l'ordre des faits, à des degrés très inégaux d'énergie, d'absence de scrupules et aussi de succès.
     Quelles que soient les qualités déployées par l'individualité forte dans sa lutte pour l'indépendance et la puissance, il est rare qu'elle demeure victorieuse dans cette lutte inégale. La société est trop forte ; elle nous enveloppe d'un réseau trop solide de fatalités pour que nous puissions longtemps triompher d'elle. Le thème romantique de la lutte titanesque de l'individualité forte contre la société ne va jamais sans un leitmotiv de découragement et de désespoir ; il aboutit invariablement à un aveu de défaite. "Dieu a jeté, dit Vigny, la terre au milieu de l'air, et de même l'homme au milieu de la destinée. La destinée l'enveloppe et l' emporte vers le but toujours voilé. - Le vulgaire est entraîné ; les grands caractères sont ceux qui luttent. - Il y en a peu qui aient combattu toute leur vie ; lorsqu'ils se sont laissés emporter par le courant, ces nageurs ont été noyés. - Ainsi Bonaparte s'affaiblissait en Russie, il était malade et ne luttait plus : la destinée l'a submergé. - Caton fut son maître jusqu'à la fin." Un sentiment de révolte impuissante contre les conditions sociales où le sort l'a jeté remplit les imprécations romantiques de M. de Couaen. Le testament de M. de Camors exhale le découragement d'un vaincu. Les "Fils de Roi", de M. de Gobineau, dans le roman des Pléiades,déclarent la guerre à la société ; mais ils sentent eux-mêmes qu'ils ont affaire à trop forte partie et que le nombre imbécile les écrasera. Vigny dit encore : "Le désert, hélas ! c'est toi, démocratie égalitaire, c'est toi, qui a tout enseveli et pâli sous tes petits grains de sable amoncelés. Ton ennuyeux niveau a tout enseveli et tout rasé. Éternellement la vallée et la colline se déplacent, et seulement on voit, de temps à autre, un homme courageux ; il s'élève comme la trombe et fait dix pas vers le soleil, puis il retombe en poudre, et l'on n'aperçoit plus au loin que le sinistre niveau de sable." Benjamin Constant reconnaît l'omnipotence tyrannique de la société sur l'individu, dans l'ordre du sentiment comme dans l'ordre de l'action. "Le sentiment le plus passionné ne saurait lutter contre l'ordre des choses. La société est trop puissante, elle se reproduit sous trop de formes, elle mêle trop d'amertume à l'amour qu'elle n'a pas sanctionné..."
     Le sentiment auquel aboutissent les fortes individualités est celui d'une disproportion irrémédiable entre leurs aspirations et leur destinée. Pris entre des fatalités contraires, ils se débattent impuissants et exaspérés. Les aveux de ce genre abondent dans Vigny. "Il n'y a dans le monde, à vrai dire, que deux sortes d'hommes : ceux qui ont et ceux qui gagnent... Pour moi, né dans la première de ces deux classes, il m'a fallu vivre comme la seconde, et le sentiment de cette destinée qui ne devait pas être la mienne me révoltait intérieurement." Un Heine présente le même spectacle d'inadaptation douloureuse, ce flottement et ce déchirement d'une individualité supérieure tiraillée entre les influences sociables existantes, entre les idéaux et les partis antagonistes et ne voulant se fixer nulle part. "Ce que le monde poursuit et espère maintenant, écrit Heine en 1848, est devenu complètement étranger à mon cœur ; je m'incline devant le destin, parce que je suis trop faible pour lui tenir tête."
     A côté de ces révoltés de grand style, il en est d'autres de moindre envergure. Ce sont les mécontents ordinaires qui, incapables de se dresser seuls contre une société qu'ils jugent oppressive, unissent leurs forces à celles d'autres individus qui se sentent également lésés. Ces mécontents forment une petite société en lutte avec la grande. C'est l'histoire de toutes les sectes révolutionnaires. Petites à l'origine, elles tendent à s'élargir et à transformer la société à leur image. Ainsi entendu, l'esprit de révolte est bien un dissolvant social ; mais il est en même temps un germe de société nouvelle. Il joue un grand rôle dans l'histoire, où il représente l'esprit de changement et de progrès.
     Mais, ici encore, l'effort fait par les individus pour secouer les servitudes existantes aboutit à une déception. Une tyrannie abattue est remplacée par une autre. La minorité victorieuse se transforme en majorité tyrannique. C'est là le cercle vicieux de toute politique. Le progrès, dans le sens de l'affranchissement de l'individu, n'est jamais qu'un trompe l'œil. Il n'y a eu, en réalité, qu'un déplacement d'influences et de servitudes. Sous la poussée de la minorité révolutionnaire, les idées et les sentiments collectifs se sont attachés à d'autres objets, se sont incarnés en un nouvel idéal. Mais, en tant que collectifs et partagés par une grande masse d'hommes, ces idées et ces sentiments tendent aussitôt à devenir impératifs. Cristallisés en dogmes et en normes, ils sont désormais une autorité qui n'admet pas plus la contradiction que l'ancienne autorité détruite. La conclusion logique de ce cercle vicieux de l'histoire semble être celle qu'indique Vigny : l'indifférence en matière politique. "Peu nous importe quelle troupe fait son entrée sur le théâtre du pouvoir."

Nous arrivons ainsi au second moment de l'individualisme. Le premier moment était la révolte courageuse et confiante de l'individu qui se flattait de dominer la société et de la façonner suivant son rêve. Le second est le sentiment de l'inutilité de l'effort. C'est, en face des contraintes et des fatalités sociales, une résignation forcée, mêlée malgré tout d'une hostilité, irréductible. L'individualisme est l'éternel vaincu, jamais dompté. C'est l'Esprit de Révolte si admirablement symbolisé par Leconte de Lisle dans son Caïn et dans son Satan.
     Ramené à des termes terrestres, l'individualisme est le sentiment d'une antinomie profonde, irréductible, entre l'individu et la société. L'individualiste est celui qui, par vertu de tempérament était prédisposé à ressentir d'une manière particulièrement vive les désharmonies inéluctables entre son être intime et son milieu social. C'est en même temps l'homme à qui la vie a réservé quelque occasion décisive de constater cette désharmonie. En lui, soit par la brutalité, soit par la continuité de ses expériences, s'est avéré ce fait que la société est pour l'individu une perpétuelle génératrice de contraintes, d'humiliations et de misères, une sorte de création continuée de la douleur humaine. Au nom de sa propre expérience et de sa personnelle sensation de vie, l'individualiste se croit en droit de reléguer au rang des utopies tout idéal de société future où s'établirait l'harmonie souhaitée entre l'individu et la société. Loin que le développement de la civilisation diminue le mal, il ne fait que l'intensifier en rendant la vie de l'individu plus compliquée, plus laborieuse et plus dure au milieu des mille rouages d'un mécanisme social de plus en plus tyrannique. La science elle-même, en intensifiant dans l'individu la conscience des conditions vitales qui lui sont faites par la société, n'aboutit qu'à assombrir ses horizons intellectuels et moraux. Qui auget scientiam augel et dolorem.
     On voit que l'individualisme est essentiellement un pessimisme social. Sous sa forme la plus modérée, il admet que, si la vie en société n'est pas un mal absolu et complètement destructif de l'individualité, elle est du moins pour l'individu une condition restrictive et oppressive, une sorte de carte forcée, un mal nécessaire et un pis-aller.

Est-il besoin de montrer combien cette attitude diffère de l'anarchisme ?
     Sans doute, en un sens, l'anarchisme procède de l'individualisme. Il est en effet la révolte antisociale d'une minorité qui se sent opprimée ou désavantagée par l'ordre de choses actuel. Mais l'anarchisme ne représente que le premier moment de l'individualisme : le moment de la foi et de l'espérance, de l'action courageuse et confiante dans le succès. L'individualisme à son second moment se convertit, comme nous l'avons vu, en pessimisme social.
     Le passage de la confiance à la désespérance, de l'optimisme au pessimisme est ici, en grande partie, affaire de tempérament psychologique. Il est des âmes délicates vite froissées au contact des réalités sociales et par suite promptes à la désillusion, un Vigny ou un Heine par exemple. On peut dire que ces âmes appartiennent au type psychologique qu'on a appelé sensitif. En elles le sentiment du déterminisme social, dans ce qu'il a de compressif pour l'individu, se fait particulièrement obsédant et écrasant. Mais il est d'autres âmes qui résistent aux échecs multipliés, qui méconnaissent même les leçons les plus dures de l'expérience et qui restent inébranlables dans leur foi. Ces âmes appartiennent au type actif. Telles ces âmes d'apôtres anarchistes : un Bakounine, un Kropotkine, un Reclus. Peut-être leur confiance imperturbable dans leur idéal tient-elle à une moindre acuité intellectuelle et émotionnelle. Les raisons de doute et de découragement ne les frappent pas assez vivement pour ternir l'idéal abstrait qu'ils se sont forgés et pour les conduire jusqu'à l'étape finale et logique de l'individualisme : le pessimisme social.
     Quoi qu'il en soit, l'optimisme de la philosophie anarchiste n'est pas douteux. Cet optimisme s'étale, souvent simpliste et naïf, dans ces volumes à couverture rouge-sang de bœuf qui forment la lecture familière des propagandistes par le fait ! L'ombre de l'optimiste Rousseau plane sur toute cette littérature. L'optimisme anarchiste consiste à croire que les désharmonies sociales, que les antinomies que l'état de choses actuel présente entre l'individu et la société ne sont pas essentielles, mais accidentelles et provisoires, qu'elles se résoudront un jour et feront place à une ère d'harmonie.
     L'anarchisme repose sur deux principes qui semblent se compléter, mais qui au fond se contredisent. L'un est le principe proprement individualiste ou libertaire formulé par Guillaume de Humboldt et choisi par Stuart Mill comme épigraphe de son Essai sur la Liberté: "Le grand principe est l'importance essentielle et absolue du développement humain dans sa plus riche diversité" L'autre est le principe humaniste ou altruiste qui se traduit sur le terrain économique par le communisme anarchiste. - Que le principe individualiste et le principe humaniste se nient l'un l'autre, c'est ce que prouvent à l'évidence la logique et les faits. Ou le principe individualiste ne signifie rien, ou il est une revendication en faveur de ce qu'il peut y avoir de divers et d'inégal chez les individus, en faveur des traits qui les différencient, les séparent et au besoin les opposent. L'humanisme au contraire, vise à l'assimilation de l'espèce humaine. Son idéal est, suivant l'expression de M. Gide, de faire de cette expression: "nos semblables" une réalité. En fait, nous voyons à l'heure actuelle l'antagonisme des deux principes s'affirmer chez les théoriciens les plus pénétrants de l'anarchisme, et cet antagonisme logique et nécessaire ne peut manquer d'amener la désagrégation de l'anarchisme comme doctrine politique et sociale .
     Quoi qu'il en soit et quelques difficultés que puisse rencontrer celui qui voudrait concilier le principe individualiste et le principe humaniste, ces deux principes rivaux et ennemis se rencontrent du moins sur ce point qu'ils sont tous deux nettement optimistes. - Optimiste, le principe de Humboldt l'est en ce qu'il affirme implicitement la bonté originelle de la nature humaine et la légitimité de son libre épanouissement. Il s'oppose à la condamnation chrétienne de nos instincts naturels, et on conçoit les réserves que M. Dupont-White, le traducteur de l'Essai sur la Liberté, a cru devoir faire du point de vue spiritualiste et chrétien (condamnation de la chair) en ce qui concerne ce principe. Non moins optimiste est le principe humaniste. L'humanisme, en effet, n'est rien autre chose que la divination de l'homme dans ce qu'il a de général, de l'espèce humaine et par conséquent de la société humaine. On le voit, l'anarchisme, optimiste en ce qui concerne l'individu, l'est davantage encore en ce qui concerne la société. L'anarchisme suppose que les libertés individuelles livrées à elles-mêmes s'harmoniseraient naturellement et réaliseraient spontanément l'idéal anarchiste de la société libre.

Quelle est, en regard des deux points de vue opposés, le point de vue chrétien et le point de vue anarchiste, l'attitude de l'individualisme ?
     L'individualisme, philosophie réaliste, toute de vie vécue et de sensation immédiate, répugne également à ces deux métaphysiques : l'une, la métaphysique chrétienne, qui affirme a priori la perversité originelle ; l'autre, la métaphysique rationaliste et rousseauiste, qui affirme non moins a priori la bonté originelle et essentielle de notre nature. - L'individualisme se place devant les faits. Or ceux-ci lui font voir dans l'être humain un faisceau d'instincts en lutte les uns avec les autres et dans la société humaine un groupement d'individus nécessairement aussi en lutte les uns avec les autres. Par le fait de ses conditions d'existence, l'être humain est soumis à la loi de la lutte : lutte intérieure entre ses propres instincts, lutte extérieure avec ses semblables. Si reconnaître le caractère permanent et universel de l'égoïsme et de la lutte dans l'existence humaine, c'est être pessimiste, il faudra donc dire que l'individualisme est pessimiste. Mais il faut ajouter aussitôt que le pessimisme de l'individualisme, pessimisme de fait, pessimisme expérimental en quelque sorte, pessimisme a posteriori, est totalement différent du pessimisme théologique qui prononce a priori, au nom du Dogme, la condamnation de la nature humaine.
     D'autre part, l'individualisme ne se sépare pas moins nettement de l'anarchisme. Si, avec l'anarchisme, il admet le principe de Humboldt comme une expression de la tendance normale et nécessaire de notre nature à son plein épanouissement, il reconnaît en même temps que cette tendance est condamnée à ne jamais se satisfaire, à cause des désharmonies intérieures et extérieures de notre nature. En d'autres termes, il considère le développement harmonique de l'individu et de la société comme une utopie. - Pessimiste en ce qui concerne l'individu, l'individualisme l'est davantage encore en ce qui concerne la société : L'homme est par nature un être désharmonique, en raison de la lutte intérieure de ses instincts. Mais cette désharmonie est accrue par l'état de société qui, par un douloureux paradoxe, comprime nos instincts en même temps qu'il les exaspère. En effet, du rapprochement des vouloir-vivre individuels se forme un vouloir-vivre collectif qui devient immédiatement oppressif pour les vouloir-vivre individuels et qui s'oppose de toutes ses forces à leur épanouissement. L'état de société pousse ainsi à bout les désharmonies de notre nature ; il les exaspère et les met dans la plus désolante lumière. La société représente ainsi vraiment, suivant la pensée de Schopenhauer, le vouloir-vivre humain à son maximum de désir, de lutte, d'inassouvissement et de souffrance.

De cette opposition entre l'anarchisme et l'individualisme en découlent d'autres.
     L'anarchisme croit au Progrès. L'Individualisme est une attitude de pensée qu'on pourrait appeler non historique. Il nie le devenir, le progrès. Il voit le vouloir-vivre humain dans un éternel présent. Comme Schopenhauer, avec qui il offre plus d'une analogie, Stirner est un esprit non historique. Il croit lui aussi que c'est chimère d'attendre de demain quelque chose de neuf et de grand. Toute forme sociale, par le fait qu'elle se cristallise, écrase l'individu. Pour Stirner, pas de lendemain utopique, pas de "Paradis à la fin de nos jours" ; il n'y a que l'aujourd'hui égoïste.
     L'attitude de Stirner en face de la société est la même que celle de Schopenhauer devant la nature et la vie. Chez Schopenhauer, la négation de la vie reste toute métaphysique et, si l'on peut dire, toute spirituelle. (On se rappelle que Schopenhauer condamne le suicide, qui en serait la négation matérielle et tangible.) De même la rébellion de Stirner contre la société est une rébellion toute spirituelle, toute intérieure, toute d'intention et de volonté intime. Elle n'est pas, comme chez un Bakounine, un appel à la pandestruction. Elle est, à l'égard de la société, un simple acte de défiance et d'hostilité passive, un mélange d'indifférence et de résignation méprisante. Il ne s'agit pas pour l'individu de lutter contre la société ; car la société sera toujours la plus forte. Il faut donc lui obéir, - lui obéir comme un chien. Mais Stirner, tout en lui obéissant, garde pour elle, en guise de consolation, un immense mépris intellectuel. C'est à peu près l'attitude de Vigny vis-à-vis de la nature et de la société. "Un désespoir paisible, sans convulsions de colère et sans reproches au ciel, est la sagesse même." Et encore : "Le silence sera la meilleure critique de la vie."
     L'anarchisme est un idéalisme exaspéré et fou. L'individualisme se résume en un trait commun à Schopenhauer et à Stirner : un impitoyable réalisme. Il aboutit à ce qu'un écrivain allemand appelle une "désidéalisation" (Entidealisierung) foncière de la vie et de la société. "Un idéal n'est qu'un pion", dit Stirner. - A ce point de vue, Stirner est le représentant le plus authentique de l'individualisme. Son verbe glacé saisit les âmes d'un tout autre frisson que le verbe enflammé et radieux d'un Nietzsche. Nietzsche reste un idéaliste impénitent, impérieux, violent. Il idéalise l'humanité supérieure. Stirner représente la plus complète désidéalisation de la nature et de la vie, la plus radicale philosophie du désabusement qui ait paru depuis l'Ecclésiaste.
     Pessimiste sans mesure ni réserve, l'individualisme est absolument antisocial, à la différence de l'anarchisme, qui ne l'est que relativement (par rapport à la société actuelle).
     L'anarchisme admet bien une antinomie entre l'individu et l'État, antinomie qu'il résout par la suppression de l'État ; mais il ne voit aucune antinomie foncière, irréductible, entre l'individu et la société. L'anarchisme, s'il anathémise l'État, absout et divinise presque la société. C'est que la société représente à ses yeux une croissance spontanée (Spencer), tandis que l'État est une organisation artificielle et autoritaire. Aux yeux de l'individualiste, la société est tout aussi tyrannique, sinon davantage, que l'État. La société, en effet, n'est autre chose que l'ensemble des liens sociaux de tout genre (opinion, mœurs, usages, convenances, surveillance mutuelle, espionnage plus ou moins discret de la conduite des autres, approbations et désapprobations morales, etc). La société ainsi entendue constitue un tissu serré de tyrannies petites et grandes, exigeantes, inévitables, incessantes, harcelantes et impitoyables, qui pénètrent dans les détails de la vie individuelle bien plus profondément et plus continûment que ne peut le faire la contrainte étatiste. D'ailleurs, si l'on y regarde de près, la tyrannie étatiste et la tyrannie des mœurs procèdent d'une même racine : l'intérêt collectif d'une caste ou d'une classe qui désire établir ou garder sa domination et son prestige. L'opinion et les mœurs sont en partie le résidu d'anciennes disciplines de caste en voie de disparaître, en partie le germe de nouvelles disciplines sociales qu'apporte avec elle la nouvelle classe dirigeante en voie de formation. C'est pourquoi, entre la contrainte de l'État et celle de l'opinion et des mœurs, il n'y a qu'une différence de degré. Elles ont au fond même but : le maintien d'un certain conformisme moral utile au groupe et mêmes procédés : vexation et élimination des indépendants et des réfractaires. La seule différence est que les sanctions diffuses (opinion et mœurs) sont plus hypocrites que les autres.

Proudhon a raison de dire que l'État n'est que le miroir de la société. Il n'est tyrannique que parce que la société est tyrannique. Le gouvernement, suivant la remarque de Tolstoï, est une réunion d'hommes qui exploitent les autres et qui favorisent surtout les méchants et les fourbes. Si telle est la pratique du gouvernement, c'est que telle est aussi celle de la société. Il y a adéquation entre ces deux termes : État et société. L'un vaut ce que vaut l'autre. L'esprit grégaire ou esprit de société n'est pas moins oppressif pour l'individu que l'esprit étatiste ou l'esprit prêtre, qui ne se maintiennent que grâce à lui et par lui. Chose étrange ! Stirner lui-même semble partager, sur les rapports de la société et de l'État, l'erreur d'un Spencer et d'un Bakounine. Il proteste contre l'intervention de l'État dans les actes de l'individu, mais non contre celle de la société. "Devant l'individu, l'État se ceint d'une auréole de sainteté ; il fait par exemple une loi sur le duel. Deux hommes qui conviennent de risquer leur vie afin de régler une affaire (quelle qu'elle soit) ne peuvent exécuter leur convention parce que l'État ne le veut pas ; ils s'exposeraient à des poursuites judiciaires et à un châtiment. Que devient la liberté de l'arbitre ?
     Il en est tout autrement là où, comme dans l'Amérique du Nord, la société décide de faire subir aux duellistes certaines conséquences désagréables de leur acte et leur retire, par exemple, le crédit dont ils avaient joui antérieurement. Refuser son crédit est l'affaire de chacun, et s'il plaît à une société de le retirer à quelqu'un pour l'une ou l'autre raison, celui qu'elle frappe ne peut pas se plaindre d'une atteinte à sa liberté : la société n'a fait qu'user de la sienne. La société dont nous parlions laisse l'individu parfaitement libre de s'exposer aux suites funestes ou désagréables qu'entraînera sa manière d'agir et laisse pleine et entière sa liberté de vouloir. L'État fait précisément le contraire : il dénie toute légitimité à la volonté de l'individu et ne reconnaît comme légitime que sa propre volonté, la loi de l'État." - Étrange raisonnement. La loi ne me frappe pas. - En quoi suis-je plus libre si la société me boycotte ? De tels raisonnements légitimeraient tous les attentats d'une opinion publique infectée de bigoterie morale contre l'individu. C'est sur de tels raisonnements qu'est bâtie la légende de la liberté individuelle dans les pays anglo-saxons. Stirner sent bien lui-même le vice de son raisonnement, et il en arrive un peu plus loin à sa célèbre distinction entre société et association. Dans l'une (la société), l'individu est pris comme moyen ; dans l'autre (l'association), il se prend lui-même comme fin et traite l'association comme un moyen de puissance et de jouissance personnelle : "Tu apportes dans l'association toute ta puissance, toute ta richesse, et tu t'y fais valoir. Dans la société, toi et ton activité êtes utilisés. Dans la première, tu vis en égoïste ; dans la seconde, tu vis en homme, c'est-à--dire religieusement : tu y travailles à la vigne du Seigneur. Tu dois à la société tout ce que tu as, tu es son obligé et tu es obsédé de devoirs sociaux ; à l'association, tu ne dois rien ; elle te sert, et tu la quittes sans scrupule dès que tu n'as plus d'avantages à en tirer..." "Si la société est plus que toi, tu la feras passer avant toi, et tu t'en feras le serviteur ; l'association est ton outil, ton arme, elle aiguise et multiplie ta force naturelle. L'association n'existe que pour toi, et par toi, la société au contraire te réclame comme son bien et elle peut exister sans toi. Bref, la société est sacrée et l'association est ta propriété,la société se sert de toi et te sers de l'association."
     Distinction vaine, s'il en fut ! Où fixer la limite entre société et association ? L'association ne tend-elle pas, de l'aveu de Stirner, à se cristalliser aussitôt en société ?
     De quelque façon qu'il s'y prenne, l'anarchisme est dans l'impossibilité de concilier les deux termes antinomiques : société, liberté individuelle. La société libre rêvée par lui est une contradiction dans les termes. C'est du fer en bois, c'est un bâton sans bout. Parlant des anarchistes, Nietzsche écrit : "On peut déjà lire sur tous les murs et sur toutes les tables leur mot de l'avenir : société libre.- Société libre ! Parfaitement ! Mais je pense que vous savez, messieurs, avec quoi on la construit ? - Avec du bois en fer..." L'individualisme est plus net et plus franc que l'anarchisme. Il met État et société et association sur le même plan ; il les renvoie dos à dos et les jette autant que possible par-dessus bord. "Toutes les associations ont les défauts des couvents", dit Vigny.
     Antisocial, l'individualisme est volontiers immoraliste. Ceci n'est pas vrai d'une façon absolue. Chez un Vigny, l'individualisme pessimiste se concilie avec un stoïcisme moral hautain, sévère et pur. Toutefois, même chez Vigny, un élément immoraliste subsiste : une tendance à désidéaliser la société, à disjoindre et à opposer les deux termes : société et moralité, et à regarder la société comme une génératrice fatale de lâcheté, d'inintelligence et d'hypocrisie. "Cinq-Mars Stello, Servitude et Grandeur militaires sont les chants d'une sorte de poème épique sur la désillusion ; mais ce ne sera que des choses sociales et fausses que je ferai perdre et que je foulerai aux pieds les illusions; j'élèverai sur ces débris, sur cette poussière, la sainte beauté de l'enthousiasme, de l'amour, de l'honneur..." Il va sans dire que chez un Stirner, un Stendhal, l'individualisme est immoraliste sans scrupule ni réserve. - L'anarchisme est imbu d'un moralisme assez grossier. La morale anarchiste, pour être sans obligation ni sanction, n'en est pas moins une morale. C'est au fond la morale chrétienne, abstraction faite de l'élément pessimiste que renferme cette dernière. L'anarchiste suppose que les vertus nécessaires à l'harmonie sociale fleuriront d'elles-mêmes. Ennemie de la coercition, la doctrine accorde la faculté de puiser dans les magasins généraux aux paresseux eux-mêmes. Mais l'anarchiste est persuadé que, dans la cité future, des paresseux seront très rares ou même qu'il n'y en aura pas.

  Maurice JOYEUX : L'individualisme anarchiste est mal connu, même de ceux qui se réclament de l'anarchie. Cela tient à ce que l'individualisme anarchiste est un paroxysme, celui de la religion de l'homme, unité, totalité, intangibilité du " moi ". Comme tous les paroxysmes, celui-ci est riche en formules qui, isolées de leur contexte, apparaissent alors comme des paradoxes dans le meilleur des cas, comme des provocations lorsqu'elles sont maniées par des adversaires. Mais ce sont justement ces formules qui vont pénétrer profondément dans l'inconscient de la jeunesse en révolte. Aucune cependant n'aura autant d'impact que la liberté sexuelle. Armand avait défini une attitude qui reflétera un sentiment profond de la jeunesse : " Tout milieu constitue une force d'inertie, de conservation, une réserve de stagnation qui s'oppose, instinctivement pour ainsi dire, à n'importe quelle tentative de négation. " Et c'est ce milieu que la jeunesse de mai va se mettre en devoir de briser. Mais c'est en particulier dans les rapports entre les couples que ces théories vont franchir le cercle des initiés pour se répandre avec une rapidité foudroyante. " L'amour libre, écrira-t-il, sous quelque forme qu'il se présente, repose sur un choix conscient, raisonné, bien qu'il n'exclue ni l'impulsivité sentimentale ni la recherche émotionnelle. " Et il ajoutera que l'amour libre comprend une foule de variétés qu'il va d'ailleurs énumérer avec complaisance.
     Le problème sexuel avait été posé par Breton et les surréalistes, par Bataille et quelques autres, mais Armand le ramenait à une simplicité biblique qui justement correspondait aux instincts d'êtres non encore entravés par les servitudes de la civilisation. Armand était pour la suppression de tous les interdits et il va jusqu'à mettre en doute la légitimité du refus. Pour lui, " une association de camaraderie amoureuse est une coopérative de consommation amoureuse ".
     Et c'est plus vers la " simplification " de l'acte sexuel proposée par Armand que par l'érotisme, dérivé de Sade et décrit par Bataille, que la jeunesse libre s'orientera.

  Normand BAILLARGEON : A d’abord été présenté et défendu par Max Stirner. Hormis aux États-Unis, où sa descendance fut nombreuse et variée, cette tendance n’a pas eu l’importance historique de l’anarchisme social. Il faut néanmoins dire, en toute justice, que sa contribution à cet archipel d’idées qu’est l’anarchisme a été significative. (OMP-2004)



     

  Postanarchisme  

  Michel ONFRAY : Je découvre la chose, et tombe des nues : de fait, comme Monsieur Jourdain faisait de la prose sans le savoir, j'étais post-anarchiste en l'ignorant !
     Le mot et la chose existent clairement aux États-Unis avec des auteurs non traduits de ce côté-ci de l'Atlan­tique et caractérisent un courant qui revendique le droit d'inventaire dans l'histoire de la pensée libertaire et s'inscrit dans ce courant même pour le dépasser tout en le conservant par son actualisation. Autrement dit : une pensée critique, dialectique, vivante, qui récuse les catéchismes anarchistes, les bréviaires libertaires, les lieux communs de la secte et les religions du drapeau noir. Des gens qui pensent qu'il faut être anarchiste en tout, y compris et surtout avec la pensée anarchiste — pour lui donner une chance de durer et lui assurer une longue vie.
     D'abord, donc, examiner ce qui, de Proudhon à Kropotkine en passant par Stirner, Bakounine et quel­ques autres, tient encore et ne tient plus. Ce qui résiste et ce qui a vieilli, vécu, et ne signifie plus rien aujourd'hui. Ce qui a vieilli ? le millénarisme, le schéma judéo-chrétien : le péché originel de la propriété privée, la rédemption par la révolution, le salut par l'obéissance au messie insurgé, la réalisation d'un paradis sur terre, la parousie d'un grand soir, la suppression de toute négativité (plus de guerres, plus de prisons, plus d'ex­ploitation, plus de misère, plus de mal, plus de neige en hiver, etc.).
     Ensuite, garder ce qui fait le fond de la pensée anar­chiste : le refus de commander et de guider, le mépris du pouvoir et des gens de pouvoir, l'engagement aux côtés des victimes du capitalisme libéral, la construc­tion de l'ordre par le contrat, la défense de l'illégalité si, et seulement si, elle produit à coup sûr l'amélioration de la vie des gens qui souffrent, l'édification de com­munautés jubilatoires indexées sur la pulsion de vie, etc.
     Enfin, prendre en considération la pensée des phi­losophes critiques du dernier demi-siècle pour fortifier le corpus anarchiste : la réflexion sur l'enfermement, la discipline, la prison de Foucault; l'avènement de la micropolitique et des microrésistances chez Deleuze et Guattari ; l'écosophie chez ce dernier ; la fin des grands récits qui avaient réponse à tout — christianisme, marxisme, structuralisme, psychanalyse — et, désor­mais, le règne des petits récits chez Lyotard, avec un intérêt particulier pour les avant-gardes esthétiques ; les considérations de Derrida sur l'amitié, le droit à la phi­losophie, la nécessaire politique d'hospitalité, les États-voyous, une éthique, enfin, à l'endroit des animaux ; le démontage effectué par Bourdieu des mécanismes de reproduction de la société — grandes écoles, université, journalisme, télévision —, la domination masculine, la fabrication d'un intellectuel collectif à même de tra­vailler à une plateforme antilibérale. (PF3-2010)

  Irène PEREIRA : Où se situe l'anarchisme par rapport aux positions philosophiques issues de la modernité et celles issues de la postmodernité ?

Il nous semble important d'expliciter exactement comment nous comprenons cette problématique. Les notions de modernité et de postmodernité ne renvoient pas tant à des catégories temporelles qu'à des positions philosophiques. La notion de modernité s'appuie sur des positions philosophiques associées à la philosophie dite des Lumières. Ces positions recouvrent les thèses suivantes :
     1) Une ontologie essentialiste : la nature est un ordre immuable et fixe, déterminé, dont il est possible de tirer des principes d'organisation politique.
     2) Une anthropologie essentialiste : il existe une nature humaine qui serait fondamentalement bonne
     3) L'histoire est orientée selon un principe de progrès qui dérive du progrès des sciences et des techniques
     4) Le pouvoir serait une substance qui serait concentré dans l'Etat, le Capital ou l'Église.

Par postmodernité, il faut entendre une position philosophique qui trouverait son paradigme dans le nietzschéisme de gauche de certains auteurs comme Foucault ou plus encore Deleuze. Cette position peut aussi être appelée poststructuraliste ou "French Theory". Les thèses qui caractérisent cette position sont les suivants :
     1) Une ontologie anti-essentialiste : la réalité est un flux, en constant changement, sans ordre et livré au hasard
     2) Une anthropologie anti-essentialiste : le " je " est un composé de forces multiples et en constant changement, il est le produit d'un processus
     3) Il n'y pas de principe de progrès dans l'histoire, l'histoire des sciences ne fonctionne pas selon un processus cumulatif
     4) Le pouvoir est un rapport, il est donc multiple et présent dans tous les rapports entre les êtres. Le débat entre Chomsky et Foucault sur la nature humaine et le pouvoir en 1971 constitue certainement le point de cristallisation de cette controverse :

Chomsky :S'il est vrai et je le crois, que l'élément fondamental de la nature humaine est le besoin d'une recherche créative, une création libre débarrassée de toute limite arbitraire, ou de contrainte créé par des institutions, alors il en résulte qu'une société décente devrait augmenter les possibilités qui permettent à cette caractéristique humaine de se réaliser. Cela signifie que ces éléments de répression, oppression, de destruction et de coercition qui existent dans toute société existante, la notre par exemple, doivent être vaincus comme un résidus historique. Maintenant, une société fédérée, décentralisée, de libre association, y compris sous ses aspects économiques et ses institutions sociales, pourrait être ce que j'appelle l'anarchosyndicalisme et je pense qu'il est une forme d'organisation sociale approprié pour une société technologiquement avancée dans laquelle l'être humain n'est pas forcé de devoir servir d'outil ou de rouage dans une machine dans laquelle la tendance créative, que je pense intrinsèque à la nature humaine, peut se réaliser pleinement, quelque soit sa forme.

Foucault : Je suis dans ma démarche beaucoup moins avancé, je vais beaucoup moins loin que monsieur Chomsky. C'est à dire que j'avoue n'être pas capable de définir ni à plus forte raison de proposer un modèle de fonctionnement social idéal pour notre société scientifique ou technologique. En revanche une des taches qui me parait urgente, immédiate, avant meme tout autre chose, c'est celle-ci ; On a l'habitude, du moins dans notre société européenne, de considérer que le pouvoir est localisé entre les mains du gouvernement et qu'il s'exerce par un certain nombre d'institutions bien particulières qui sont l'administration, la police, l'armée. On sait que toutes ces institutions là sont faites pour transmettre les ordres, les faire appliquer et punir les gens qui n'obéissent pas. Mais je crois que le pouvoir politique s'exerce encore, s'exerce en outre, de plus, par l'intermédiaire d'un certain nombre d'institutions qui ont l'air comme ça de n'avoir rien de commun avec le pouvoir politique, qui ont l'air d'en être indépendantes et qui ne le sont pas ! On sait bien que l'université, et d'une façon générale tout le système scolaire qui en apparence est fait simplement pour distribuer le savoir, on sait que cet appareil scolaire est fait pour maintenir au pouvoir une certaine classe sociale et exclure des instruments du pouvoir une autre classe sociale. Quelque chose comme la psychiatrie, qui en apparence aussi, n'est destiné qu'au bien de l'humanité et à la connaissance des psychiatres, cette psychiatrie donc est encore une certaine manière de faire peser un pouvoir politique sur un groupe social. La justice également, bon... Et il me semble que la tache politique actuelle dans une société comme la notre c'est de critiquer le jeu des institutions apparemment les plus neutres et les plus indépendantes, de les critiquer et les attaquer de telle manière que la violence politique qui s'exerçait obscurément en elles (les institutions) surgissent et qu'on puisse lutter contre elles. A vouloir tout de suite donnerle profil et la formule de la société future sans avoir bien fait la critique de tous les rapports de violences politiques qui s'exercent dans notre société, on risque de les laisser se reconstituer même à travers des formes aussi nobles et apparemment aussi pures que celle du syndicalisme anarchiste.

Chomsky :Bien sûr je suis entièrement d'accord avec cela. Non seulement en théorie, mais aussi en actes. Il y a deux tâches intellectuelles : (ce dont je viens de parler) c'est-à-dire créer une vision d'une société juste à venir ; une autre tâche est de comprendre clairement la nature du pouvoir et de l'oppression de la terreur et de la destruction dans notre société, et cela inclus bien sûr les institutions que vous avez mentionnées ainsi que les institutions centrales de toutes les sociétés industrialisées, de même que les institutions économiques, commerciales et financières, particulièrement, dans la période actuelle, les grosses sociétés multinationales qui sont assises non loin de nous ce soir. Celles-ci sont les institutions de base de l'oppression, de la coercition et des lois autocratiques. Ils apparaissent comme des acteurs neutres en disant : " nous sommes soumis à la démocratie de marché ". Pourtant je pense que ce serait une grosse erreur de mettre de côté les tâches plus abstraites, les tâches philosophiques (il faut tenter de faire la connexion avec la notion de nature humaine) et d'y laisser venir et exister la liberté, la dignité, la créativité et d'autres caractéristiques fondamentales de l'être humain. Relier cela à des notions de structures sociales dans laquelle ces propriétés pourront être réalisées ; donner le sens ou la vie humaine pourra prendre sa place. En fait, si nous pensons à transformer la société ou à faire la révolution sociale, ce serait absurde de vouloir la décrire en détails. Nous devons pourtant avoir une idée pour savoir où nous allons, du point à atteindre, et cette théorie s'accorde avec la vôtre.

Foucault : Oui mais alors là est-ce qu'il n'y a pas un danger ? Si on dit qu'il existe une certaine nature humaine, que cette nature humaine n'a pas reçu dans la société actuelle les droits et les possibilités qui lui permettraient de se réaliser, si on admet cela, est-ce qu'on ne risque pas de définir cette nature humaine à la fois idéale et réelle, cachée et réprimée jusqu'à présent, est-ce qu'on ne risque pas de la définir dans des termes que nous empruntons à notre société, à notre civilisation, à notre culture ? De sorte que, est ce que la notion de nature humaine , vous meme en commençant vous reconnaissiez je crois qu'on ne savait pas tres bien ce que c'etait que cette nature humaine (rires). Alors est-ce que cela ne risque pas de nous induire en erreur ? Vous savez que Mao TseTung parlait de nature humaine bourgeoise et de nature humaine prolétarienne ! Et il considère que ce n'est pas la meme chose !

Chomsky : Bien; je pense que cela est le domaine intellectuel de l'action politique qui est le domaine qui essaye de construire une vision d'une société juste et libre, avec, comme base, le concept d'une nature humaine quelle qu'elle soit. Dans ce domaine, nous sommes face au même problème auquel nous faisons face dans l'action politique instantanée. Par exemple, pour être plus concret, beaucoup de mes activités propres sont le résultat de mon engagement contre la guerre au Vietnam et beaucoup de mon énergie consistait à l'inscrire dans la désobéissance civile. Maintenant, la désobéissance civile aux USA est une action entreprise assez largement et sans être certain de son impact cela menace l'ordre social de cette manière, si le fascisme par exemple pouvait s'en servir, ce qui serait terrible pour l'Amérique, le Vietnam, les Pays Bas et pour le monde. Donc, il y a un danger d'entreprendre cet acte concret. D'un autre côté, il y aurait danger à ne pas l'utiliser. Si vous ne l'utilisez pas alors la société indochinoise serait menacée par le pouvoir des USA. Dans l'incertitude d'avoir à choisir entre tel ou tel type d'action, ce qui est similaire dans le domaine intellectuel, dans la manière dont vous l'avez très justement exposée, notre concept de la nature humaine est certainement limité par un conditionnement social construit par nos propres erreurs de caractère et les erreurs dues à la limitation de notre culture intellectuelle qui préexiste, néanmoins, il est extrêmement important d'avoir une direction grâce à laquelle nous savons qu'il serait possible d'avancer pour atteindre l'ensemble des possibilités à venir. Cela signifie que nous devons être assez ouverts pour spéculer et créer des théories sociales sur la base d'une connaissance partielle. Cela signifie être assez ouverts aux énormes possibilités qui existent et à certains égards, les plus éloignés des concepts de départ.

Foucault : Il me semble que de toutes façons la notion même de justice fonctionne à l'interieur de la société de classes comme revendications du coté de la classe opprimée et comme justification du coté de la classe opprésive.

Chomsky :qui le coupe : je ne suis pas d'accord avec ça...

Foucault : qui embraye : Dans une société sans classes, je ne suis pas sûr qu'on ait encore à utiliser cette notion de justice.

Chomsky :Là, je ne suis vraiment pas d'accord. Il existe une espèce de base absolue (selon moi la question n'est pas précisément posée, je vais faire le lien), Il existe une espèce de base absolue sur des qualités fondamentales humaines aux caractéristiques désignées dans laquelle les termes d'une notion de justice sont fondés et je pense qu'il existe des systèmes de justice ; je pense qu'il est trop pressé de considérer nos systèmes existants de droit en les caractérisant seulement dans un rapport de force entre classes ; je ne pense pas que cela résume tout ; je pense qu'ils font corps avec le système d'oppression des classes et qu'ils font corps avec d'autres forces d'oppressions corporelles mais nos systèmes de droit englobent également les vrais concepts des valeurs humaines, de justice de décence, d'amour, d'affection, de sympathie etc. et qu'elles sont réelles.

Foucault : Est ce que j'ai du temps pour répondre (s'adressant à l'animateur du plateau) Combien ? deux minutes ? Et bien moi je dirais que c'est injuste ! (en riant) Je ne peux pas répondre là en si peu de temps, je dirai simplement ceci : Je ne peux pas m'empêcher de penser contrairement à ce que vous semblez croire que cette notion de nature humaine, cette notion de bonté, de justice, d'essence humaine, de réalisation de l'essence humaine... Tout ça, ce sont des notions et des concepts qui ont été formés à l'intérieur de notre civilisation, dans notre type de savoir, dans notre forme de philosophie, et que par conséquent ça fait partie même de notre système de classes, et qu'on ne peut pas, aussi regrettable que ce soit, on ne peut pas faire valoir ces notions pour décrire ou justifier un combat qui devrait, qui doit en principe, bouleverser les fondements mêmes de notre société. Il y a là une extrapolation dont je n'arrive pas à trouver la justification historique.