Législation  

  Lysander SPOONER : Qu'est-ce, donc, que la législation ? C'est la prise par un homme, ou par un groupe d'hommes, d'une domination absolue et irresponsable sur d'autres hommes, qu'ils appellent sujets à leur pouvoir. C'est la prise par un homme, ou par un groupe d'hommes, du droit d'assujettir tous les autres hommes à leur volonté et leur service. C'est la prise par un homme, ou par un groupe d'hommes, du droit d'abolir complètement tous les droits naturels, toute la liberté naturelle de tous les autres hommes; de faire de tous les autres hommes leurs esclaves; de dicter arbitrairement à tous les autres hommes ce qu'ils peuvent, ou ne peuvent pas, faire; ce qu'ils peuvent, ou ne peuvent pas, avoir; ce qu'ils peuvent, ou ne peuvent pas, être. C'est, en bref, la prise du droit de bannir le principe des droits humains, le principe de la justice lui-même, de l'extirper de la face de la terre, et de placer leur propre volonté personnelle, leur plaisir, et leur intérêt à sa place. Tout ceci, et rien de moins, est impliqué dans l'idée même qu'il y a quelque chose que l'on appelle la législation humaine qui est obligatoire pour ceux sur lesquels elle est imposée.


     

  Libéralisme  

Vaneigem (1934) - Onfray (1959)

  Raoul VANEIGEM : Après avoir sapé et jeté à bas l'odieuse tyrannie implantée pendant des siècles sous la férule des rois, des empereurs, des princes et autres noblaillons dont l'arbitraire se revendiquait du bon plaisir de Dieu, c'est le libre-échange et son idéologie libérale, inspiratrice des droits de l'homme, qui, deux siècles plus tard, s'érigeront en pouvoir absolu, réduisant la circulation des personnes à une circulation de marchandises. (ASM-2004)

  Michel ONFRAY : le libéralisme est une religion, l'euro son prophète, la planète, son territoire... Voici venu le temps des assassins. (PF1-2004)

Le libéralisme a crée des pauvres et des exclus en nombre, il a soumis la totalité des secteurs du monde au principe de l'argent, il a transformé l'immigration en problème alors qu'il n'est de problème que de pauvreté, puis il a placé son représentant le plus serf, Chirac, aux commandes de l'État pour cinq ans. (PF1-2004)

A droite on pense que les victimes du système libéral font d'excellents coupables. Des mendiants dans les rues ? Assommons-les. Des prostituées sur le trottoir ? Bouclons-les. Des délinquants dans les cités ? Tabassons-les. Des réfugiés dans des taudis ? Expulsons-les. Des collégiens rétifs dans les écoles ? Arrêtons-les. Des routiers grévistes ? Réprimons-les. Chacun le sait, le néofascisme ambiant triomphe à cause de cette vermine : les pauvres, les putes, les sauvageons, les étrangers, les mauvais élèves, les travailleurs ou les chômeurs.... (PF1-2004)

Au bout du compte, le libéralisme est un utopisme aussi dangereux, sinon pire parce que plus savamment travesti, que celui des communistes, car il sacrifie à une téléologie fantasque au nom de laquelle, en laissant faire la main invisible, on obtiendrait la richesse des nations qui, par une étrange et inexplicable opération du Saint-Esprit libéral, permettrait, via l'enrichissement de quelques-uns, la prospérité de tous. Or Bentham ne donne pas la recette de cette extravagante transmutation. Donner les moyens de la richesse des nations ne suffit pas à enrichir toutes les individualités qui les constituent : le réel en témoigne, seule une poignée d'élus, une minorité choisie (probablement par le corps céleste, divin, invisible qui va avec cette fameuse main...), se retrouve à la tête d'un magot.
     Mais ce Dieu à la main invisible n'est pas regardant sur le prix à payer pour l'enrichissement des nations. Son coût? La négation pure et simple de la morale évangélique. Car la paupérisation, corrélat inévitable de l'enrichissement, justifie et légitime la pauvreté des pauvres, la richesse des riches, la raréfaction des riches et, dans le même mouvement, l'augmentation du nombre de pauvres puis l'accroissement de la richesse des riches concomitante à celle de la pauvreté des pauvres. Le Dieu qui veut, ou du moins tolère, laisse faire ce genre d'opération immorale, n'entretient pas grande relation avec la parole évangélique... (PF1-2004)

Les bêtes de proie qui activent le libéralisme agissent par-delà le bien et le mal, elles créent des richesses considérables qu'elles se partagent en laissant la plus grande partie de l'humanité croupir dans la misère. L'argent, le pouvoir, les honneurs, la jouissance, la puissance, la domination, la propriété, c'est pour elles, une poignée, l'élite ; pour les autres, le peuple, les petits, les sans-grade, la pauvreté, l'obéissance, le renoncement, l'impuissance, la soumission, le mal-être suffisent... Villas cossues dans les quartiers chics des pays riches contre masures effondrées dans les zones dévastées ; fortunes concentrées dans l'hémisphère Nord, pauvreté dans l'hémisphère Sud ; riches des centres-villes et déshérités des banlieues ; chiens et chats repus d'Europe, enfants africains qui meurent de faim ; prospérité économique des nantis contre soupir des victimes exsangues. Violence légitime des puissants contre violence illégitime des mendiants, le vieux moteur de l'histoire...(PF1-2004)

Les délits d'initiés ? Eux.
     Les factures de bouche quotidiennes à hauteur d'un presque SMIC ? Eux encore.
     Les blanchiments d'argent sale ? Les fausses factures ? Eux, vous dis-je.
     Les confusions entre bien public et poche privée ? Eux toujours.
     L'immoralité, le mensonge, l'hypocrisie, la fourberie, la flatterie opportunistes ? Eux, eux.
     Le cynisme, les reniements ? Le racket des HLM ou des mutuelles d'étudiants ? Les sans-emploi, sans-domicile, les basanés, encore, sans cesse, sans fin. Ceux qu'il faut cogner pour détourner l'attention des délinquants haut de gamme qui commettent de réels forfaits et peuvent dès lors agir en toute impunité.
     Sarkozy exprime la quintessence des gens de ressentiment : fort avec les faibles, faible avec les forts. D'autant plus impitoyable avec les victimes sans défense. C'est sans risque. Et fermant les yeux avec les autres, les bêtes de proie sans foi ni loi, ceux avec lesquels se conduisent les campagnes présidentielles, se fomentent les réseaux utiles pour parvenir au pouvoir et s'y maintenir. Marchands de sang contaminé, préfets de Vichy, président désormais cancéreux d'une association de lutte contre le cancer, autant de complices vite libérés, une fois les journalistes partis, autant de probables décorés de la Légion d'honneur qui trônent sur des cadavres de gens morts du sida, de Juifs déportés ou de cancéreux jamais soignés.
     Pendant ce temps, les travaux continuent : transformation des lycées en camps de prisonniers, avec clôtures - avant barbelés et miradors ; installation de systèmes de vidéosurveillance dans tous les endroits louches - pas de caméras à l'Élysée ... : multiplication de la police dans la rue pour prétendument lutter contre le terrorisme - gageons que les kamikazes potentiels reculeront devant les agents en VTT ; affrètements de cars ou de charters pour déporter la racaille : les Kurdes là où on les gaze, les Roumains vers ceux qui les affament, les Afghans pour qu'on les bombarde. Bientôt fort de son image, et de sa seule image, Sarkozy pourra briguer le fauteuil du monarque républicain. Le seul endroit où un délinquant peut vivre en toute impunité....
     Les bêtes de proie qui activent le libéralisme agissent par-delà le bien et le mal, elles créent des richesses considérables qu'elles se partagent en laissant la plus grande partie de l'humanité croupir dans la misère. L'argent, le pouvoir, les honneurs, la jouissance, la puissance, la domination, la propriété, c'est pour elles, une poignée, l'élite ; pour les autres, le peuple, les petits, les sans-grade, la pauvreté, l'obéissance, le renoncement, l'impuissance, la soumission, le mal-être suffisent... Villas cossues dans les quartiers chics des pays riches contre masures effondrées dans les zones dévastées ; fortunes concentrées dans l'hémisphère Nord, pauvreté dans l'hémisphère Sud ; riches des centres-villes et déshérités des banlieues ; chiens et chats repus d'Europe, enfants africains qui meurent de faim ; prospérité économique des nantis contre soupir des victimes exsangues. Violence légitime des puissants contre violence illégitime des mendiants, le vieux moteur de l'histoire... (PF1-2004)



     

  Libertaire - Politique libertaire  

Goldman (1869) - Guérin (1904) - Onfray (1959)


     

C'est Joseph DÉJACQUE (1822-1864) qui, le premier, a utilisé le terme "libertaire" en 1857 dans un texte pour la parité homme/femme. Il a édité ensuite un journal qui d'ailleurs avait pour nom : "Le Libertaire", Journal qu'il rédigea durant trois ans à New York, jusqu'à son retour en Europe, en 1861.

  Emma GOLDMAN : Comme en témoigne la longue histoire du progrès, seuls l'esprit et la méthode libertaires peuvent faire avancer l'homme dans sa lutte éternelle pour une vie meilleure, plus agréable et plus libre. Appliquée aux grands soulèvements sociaux que sont les révolutions, cette tendance est aussi puissante que dans le processus de l'évolution ordinaire. La méthode autoritaire a échoué au cours de toute l'histoire de l'humanité et maintenant elle a échoué une nouvelle fois pendant la révolution russe. Jusqu'ici l'intelligence humaine n'a pas découvert d'autre principe que le principe libertaire, car l'homme a compris une grande vérité lorsqu'il a saisi que la liberté est la mère de l'ordre et non sa fille. Malgré ce que prétendent toutes les théories et tous les partis politiques, aucune révolution ne peut véritablement et durablement réussir si elle ne s'oppose pas farouchement à la tyrannie et à la centralisation, et si elle ne lutte pas avec détermination pour passer au crible toutes les valeurs économiques, sociales et culturelles. Il ne s'agit pas de substituer un parti à un autre afin qu'il contrôle le gouvernement, ni de camoufler un régime autocratique sous des slogans prolétariens, ni de masquer la dictature d'une nouvelle classe sur une classe plus ancienne, ni de se livrer à des manœuvres quelconques dans les coulisses du théâtre politique, non il s'agit de supprimer complètement tous les principes autoritaires pour servir la révolution.
     Dans le domaine économique, cette transformation doit être effectuée par les masses ouvrières: elles ont le choix entre un industrialisme étatiste et l'anarcho-syndicalisme. Dans le premier cas, le développement constructif de la nouvelle structure sociale sera aussi menacé que par l'État politique. Il constituera un poids mort qui pèsera sur la croissance des nouvelles formes de vie sociale. C'est pour cette raison que le syndicalisme seul ne suffit pas, comme ses partisans le savent bien. Ce n'est que lorsque l'esprit libertaire imprègnera les organisations économiques des travailleurs que les multiples énergies créatrices du peuple pourront se manifester librement, et que la révolution pourra être préservée et défendue. Seule la liberté d'initiative et la participation populaire aux affaires de la révolution pourront empêcher les terribles fautes commises en Russie.

Seul le pouvoir industriel des masses, qui s'exprime à travers leurs associations libertaires, à travers l'anarcho-syndicalisme, peut organiser efficacement la vie économique et poursuivre la production. D'un autre côté, les coopératives, travaillant en harmonie avec les organisations ouvrières, servent de moyens de distribution et d'échange entre les villes et les campagnes, et en même temps constituent un lien fraternel entre les masses ouvrières et paysannes. Un lien créateur d'entraide et de services mutuels se forme ainsi et ce lien est le rempart le plus solide de la révolution - bien plus efficace que le travail forcé, l'Armée rouge ou la terreur. C'est seulement de cette façon que la révolution peut agir comme un levier qui accélère l'avènement de nouvelles formes de vie sociale et incite les masses à réaliser de plus grandes choses.

Mais les organisations ouvrières libertaires et les coopératives ne sont pas les seuls moyens d'interaction entre les phases complexes de la vie sociale. Il existe aussi les forces culturelles qui, bien qu'elles soient étroitement liées aux activités économiques, jouent leur propre rôle. En Russie, l'État communiste est devenu l'unique arbitre de tous les besoins du corps social. Il en est résulté une stagnation culturelle complète, et la paralysie de tous les efforts créatifs. Si l'on veut éviter une telle débâcle dans le futur, les forces culturelles, tout en restant enracinées dans l'économie, doivent bénéficier d'un champ d'activité indépendant et d'une liberté d'expression totale. Ce n'est pas leur adhésion au parti politique dominant mais leur dévotion à la révolution, leur savoir, leur talent et surtout leurs impulsions créatrices qui permettront de déterminer leur aptitude au travail culturel. En Russie, cela a été rendu impossible, presque dès le début de la révolution d'Octobre, parce que l'on a violemment séparé les masses et l'intelligentsia. Il est vrai que le coupable au départ fut l'intelligentsia, surtout l'intelligentsia technique, qui, en Russie, s'est accrochée avec ténacité aux basques de la bourgeoisie - comme elle le fait dans les autres pays. Incapable de comprendre le sens des événements révolutionnaires, elle s'est efforcée d'endiguer la vague révolutionnaire en pratiquant le sabotage. Mais en Russie, il existait une autre fraction de l'intelligentsia - qui avait un passé révolutionnaire glorieux depuis un siècle. Cette fraction avait gardé sa foi dans le peuple, même si elle n'accepta pas sans réserves la nouvelle dictature. L'erreur fatale des bolcheviks fut de ne faire aucune distinction entre les deux catégories. Ils combattirent le sabotage en instaurant une terreur aveugle et systématique contre toute la classe de l'intelligentsia et ils lancèrent une campagne de haine encore plus intensive que la persécution de la bourgeoisie elle-même - méthode qui créa un abîme entre l'intelligentsia et le prolétariat et empêcha tout travail constructif.

  Daniel GUÉRIN : Aujourd'hui les deux termes : anarchiste et libertaire sont devenus interchangeables.

Lorsque le terme "libertaire" commença à être employé dans les milieux anarchistes de "l'Internationale anti-autoritaire", rares sans doute étaient ceux qui connaissaient encore le nom de son inventeur : Joseph Déjacque (1822-1864), et les conditions d'apparition de ce néologisme, en mai 1857, à la Nouvelle-Orléans, à l'occasion de la publication d'un pamphlet de onze pages, De l'Etre Humain mâle et femelle - Lettre à P. J. Proudhon, revendiquant, contre le conservatisme proudhonien, la libération des femmes et la liberté du désir. Oublié également le journal "Le Libertaire", que Déjacque édita à New York.

De l'être-humain mâle et femelle - lettre à P.J. Proudhon :
     Ecrivain fouetteur de femmes, serf de l'homme absolu, Proudhon-Haynau qui avez pour knout la parole, comme le bourreau croate, vous semblez jouir de toutes les lubricités de la convoitise à déshabiller vos belles victimes sur le papier du supplice et à les flageller de vos invectives. Anarchiste juste-milieu, libéral et non LIBERTAIRE, vous voulez le libre échange pour le coton et la chandelle, et vous préconisez des systèmes protecteurs de l'homme contre la femme, dans la circulation des passions humaines ; vous criez contre les hauts barons du capital, et vous voulez réédifier la haute baronie du mâle sur la vassale femelle ; logicien à bésicles, vous voyez l'homme par la lunette qui grossit les objets, et la femme par le verre qui les diminue ; penseur affligé de myopie, vous ne savez distinguer que ce qui vous éborgne dans le présent ou dans le passé, et vous ne pouvez rien découvrir de ce qui est à hauteur et à distance, ce qui perspective de l'avenir : vous êtes un infirme !

  Michel ONFRAY : À l'inverse des modèles platonicien, hobbien, rousseauiste, hégélien, marxiste, qui célèbrent une société close aboutissant en ses variations incarnées au nazisme et au stalinisme, puis dans tous les totalitarismes qui procéderont, de près ou de loin, de cette logique de fermeture, une politique libertaire veut la société ouverte, les flux de circulation libres pour les individualités susceptibles d'aller et venir, de s'associer, puis de se séparer, de ne pas être retenues et contenues par un argument d'autorité qui les mettrait en péril, entamerait leur identité, voire la rendrait impossible, la supprimerait. Là où Machiavel exprime la vérité politique autoritaire, La Boétie formule la possibilité de son versant libertaire. (PR-1997)

La plupart du temps, l'humanisme des libertaires anciens suppose l'irénisme et l'optimisme, le puritanisme et le moralisme, le pacifisme et l'éducationnisme, l'anticléricalisme et l'évolutionnisme, le sociologisme et une multitude d'autres écoles agissant comme des prisons aussi bien théoriques que dialectiques. Les invocations à la justice généralisée, la croyance en une téléologie positive, la soumission au dogme des lendemains qui chantent, la foi en la bonté naturelle des hommes, la célébration de l'école et de la culture comme seuls moyens de combattre l'infâme, la révolution sociale seule occasion de réaliser l'humanité achevée et parfaite, voilà qui faisait un credo poussiéreux, une série de dogmes pulvérisés par les leçons de la Première, puis de la Seconde Guerre mondiale.
     Dans les tranchées de Verdun, puis dans les chambres à gaz d'Auschwitz, on a retrouvé les dépouilles d'une pensée anarchiste devenue inutilisable. Pour autant, personne n'a repris nettement le flambeau après ces deux apocalypses qui ont saigné le siècle. Et pourtant, une autre lignée, moins religieuse, plus artiste, a pris racine chez Félix Fénéon entre 1880 et 1920 et fournit une généalogie de ce nouvel anarchisme qui, par ses rhizomes, permet une constellation glorieuse : Tristan Tzara et Marcel Duchamp, Jean Dubuffet et John Cage, Noam Chomsky et Paul Feyerabend, Kate Millett et Merce Cunningham, Henri Laborit et Frank Lloyd Wright. Chacun à leur manière, ils ont formulé leur volonté de promouvoir de nouvelles formes, libres, libérées, dans leurs domaines respectifs. L'esthétique, la musique, la linguistique, l'épistémologie, le féminisme, la danse, la science, l'architecture s'en sont trouvés revivifiés.
     Il me semble que le nietzschéisme de gauche, chez Deleuze et Guattari, chez Foucault aussi, n'a pas été sans infliger à la pensée libertaire une rupture épistémologique qui nécessite, aujourd'hui, une reconsidération magistrale. Défaite de son socle néo-chrétien et néo-marxiste, nourrie aux critiques de la modernité radicale, la philosophie anarchiste* paraît en mesure de se constituer de manière singulière et d'offrir les moyens de penser cette fin de siècle puis de fournir des idées alternatives, sinon des modes d'existence radicaux et nouveaux.
     Différant sur les seuls moyens, pas sur les fins, les anarchistes et les marxistes du siècle dernier voulaient en terminer avec l'État assimilé au bouc émissaire, seule source de tous les maux. Après la Pensée 68* on n'ignore plus que le pouvoir agit ailleurs et autrement que concentré dans cette forme disposant seule du monopole de la contrainte légale. La leçon de Foucault, et Deleuze l'a mise en lumière dans son Foucault en 1986, a été d'en finir avec cette croyance au monothéisme du pouvoir. Cessant d'être une propriété localisable, il apparaît en stratégie oeuvrant partout où il y a vie et vivants, relations intersubjectives et lutte des consciences de soi opposées. Fin de l'homogénéité, avènement de la parcellisation et des points plus difficilement repérables : le pouvoir agit là où des forces s'opposent et sont en jeu. Il coïncide avec la trace laissée par cette thermodynamique qu'est en son genre l'intersubjectivité. (PR-1997)

Qu'est-ce qu'un libertaire ?
Quel est donc le premier texte libertaire de Camus ? Caligula. Le deuxième ? La Peste. Le troisième ? L'État de siège. Autrement dit, des oeuvres respectivement publiées en mai 1944, juin 1947 et octobre 1948. Des produits de l'Histoire en général et de la Seconde Guerre mondiale en particulier. Textes libertaires ? Oui, si l'on prend soin de définir ce terme. Le Dictionnaire culturel en langue française en fait une création de Proudhon en 1858, pour le mot, et de Zola en 1901, pour l'adjectif qualificatif. Voici sa définition : « Qui n'admet, ne reconnaît aucune limitation de la liberté individuelle, en matière sociale, politique ». Elle renvoie à « anarchiste ».
     Mais, contrairement à ce qu'affirme le dictionnaire, le substantif se trouve pour la première fois un an avant, en 1857, sous la plume de Joseph Déjacque, auteur d'une lettre à Proudhon dans laquelle il oppose le libéral partisan du marché libre au libertaire qui critique le capitalisme. Ce quarante-huitard a connu les barricades, la prison, l'exil en Angleterre et aux États-Unis, il vit à La Nouvelle-Orléans et travaille comme peintre en bâtiment. Il lutte contre la phallocratie, l'esclavagisme et publie en mai 1857 cette fameuse Lettre à Proudhon (sur l'être humain, mâle et femelle) dans laquelle apparaît ce mot utilisé pour se distinguer du penseur socialiste, libéral à ses yeux, et en faire une violente critique. En 1858, il commence la publication d'un journal intitulé Le Libertaire, journal du mouvement social qu'il sera souvent seul à rédiger. En 1861, après le vingt-septième numéro, le journal s'arrête. Il rentre en France et meurt en 1864.
     L'immense Encyclopédie anarchiste de Sébastien Faure totalise près de trois mille pages publiées entre 1925 et 1934. Elle consacre un très gros article à « liberté », mais aucun à « libertaire ». Le mot et la chose gênent souvent les « anarchistes », plus doctrinaires, dévoués à leur catéchisme, soucieux d'orthodoxie, prompts à instruire des procès, allumer des bûchers et se séparer des libertaires qui revendiquent leur liberté, y compris parmi ceux qui veulent élargir les libertés ! Les libertaires sont donc les anarchistes de l'anarchie. Albert Camus est l'un d'entre eux. (OL-2012)



     

  Liberté d'expression  

  Noam CHOMSKY : Si l'on ne croit pas à la liberté d'expression pour les gens qu'on méprise, on n'y croit pas du tout.

Aux Etats-Unis, la liberté d’expression est protégée à un degré que je crois inconnu dans tout autre pays du monde. C’est assez récent. Dans les années 1960, la Cour suprême a placé la barre très haut en matière de respect de la liberté de parole, ce qui exprimait, à mon avis, un principe fondamental établi dès le XVIIIe siècle par les valeurs des Lumières. La position de la Cour fut que la parole était libre, avec pour seule limite la participation à un acte criminel. Si, par exemple, quand je rentre dans un magasin pour le dévaliser, un de mes complices tient une arme et que je lui dis : « Tire ! », ce propos n’est pas protégé par la Constitution. Pour le reste, le motif doit être particulièrement grave avant que la liberté d’expression soit mise en cause. La Cour suprême a même réaffirmé ce principe en faveur de membres du Ku Klux Klan.
     En France, au Royaume-Uni et, me semble-t-il, dans le reste de l’Europe, la liberté d’expression est définie de manière très restrictive. A mes yeux, la question essentielle est : l’État a-t-il le droit de déterminer ce qu’est la vérité historique, et celui de punir qui s’en écarte ? Le penser revient à s’accommoder d’une pratique proprement stalinienne.
     Des intellectuels français ont du mal à admettre que c’est bien là leur inclination. Pourtant, le refus d’une telle approche ne doit pas souffrir d’exception. L’État ne devrait avoir aucun moyen de punir quiconque prétendrait que le Soleil tourne autour de la Terre. Le principe de la liberté d’expression a quelque chose de très élémentaire : ou on le défend dans le cas d’opinions qu’on déteste, ou on ne le défend pas du tout. Même Hitler et Staline admettaient la liberté d’expression de ceux qui partageaient leur point de vue...
     J’ajoute qu’il y a quelque chose d’affligeant et même de scandaleux à devoir débattre de ces questions deux siècles après Voltaire, qui, comme on le sait, déclarait : «Je défendrai mes opinions jusqu’à ma mort, mais je donnerai ma vie pour que vous puissiez défendre les vôtres.» Et c’est rendre un bien triste service à la mémoire des victimes de l'holocauste que d’adopter une des doctrines fondamentales de leurs bourreaux.

Je ne pense pas que l'État devrait avoir le droit de déterminer la vérité historique et de punir les gens qui dévient de cette vérité. Je refuse de donner à l'État un tel droit [...]. Si vous croyez en la liberté d'expression, vous croyez alors dans la liberté de parole pour les opinions qui vous déplaisent également. Goebbels était en faveur de la liberté de parole pour les opinions qu'il aimait... Et Staline était pareil. [...] Si vous êtes en faveur de votre liberté de parole, cela signifie que vous êtes en faveur de la liberté de parole pour les opinions que précisément vous méprisez. Sinon, vous n'êtes pas en faveur de la liberté d'expression.



     

  Libre pensée  

Nieuwenhuis - Faure

  Ferdinand Domela NIEUWENHUIS : La Libre Pensée veut qu’on pense, qu’on raisonne, qu’ont donne des arguments et le Militarisme veut le contraire, ne connaît pas d’arguments, mais des armes de fer et d’acier. Un être qui pense n’agit pas avec les moyens de violence, mais avec des argunents. Frédéric II le comprenait très bien quand il disait : « Si mes soldats commencent à penser ou à raisonner, aucun d’eux ne restera dans les rangs ». Qu’est-ce donc qu’une armée ? Une collection de personnes sans pensée, sans volonté, un troupeau de brebis qui obéissent aveuglément au berger, par crainte de son grand chien et sans comprendre qu’il y a de mauvais bergers. (Vifs applaudissements.)
     Le principe du Militarisme, c’est le concours forcé, mais qu’est-ce que le concours forcé sinon une autre façon de désigner l’esclavage et le despotisme ? C’est une attaque directe à la civilisation.
     Une des controverses les plus curieuses dans le monde est celle-ci : Chacun pour soi blâme, maudit la guerre, le militarisme, et tous ensemble l’entretiennent et le maintiennent. On parle de pacifisme. mais c’est un mot. Tous nous sommes des Pacifistes, mais cela n’a pas de signification du tout. Les budgets de la guerre et de la flotte vont toujours en augmentant ; les armées et les flottes grandissent chaque année et, si cela doit continuer, la fin doit être inévitablement une ruine de tous…

Chaque homme qu’on livre à l’armée permanente est un homme de moins pour l’armée de la Libre Pensée. Chaque centime qu’on donne pour !’œuvre destructive du militarisme est un centime de moins pour l’œuvre productive dont nous avons besoin pour le bien-être, pour le bonheur des peuples.

  Sébastien FAURE : Il peut paraître singulier que je considère comme une force de Révolution la libre-pensée. Elle a été, en effet, — j'en fais l'aveu et j'en suis tout attristé — tellement galvaudée depuis vingt-cinq ans ! Elle est tombée dans la saleté des trafics électoraux. Elle a servi de tremplin à quantité de profiteurs qui n'ont songé qu'à faire fortune politique sur le dos de cette libre-pensée. Et une foule de nobles aspirations et de courants généreux ont été ainsi confisqués par des arrivistes et des intrigants. La faiblesse, je dirai même l'impuissance de la libre pensée, provient de l'erreur fondamentale dans laquelle elle est tombée. Elle a réduit la lutte qu'elle se proposait de mener à des petitesses et des mesquineries. On n'a vu dans la libre-pensée qu'une affirmation anti-religieuse, et surtout anti-cléricale et anti-catholique. Je reconnais que cette faiblesse était un peu contenue dans la nature même des choses. Le libre-penseur trouve toujours en face de lui le représentant de l'Église. C'est celui-ci qui est le maître, qui fait la loi, qui est écouté ; c'est lui qui, tous les dimanches, monte en chaire et, du haut de cette chaire, enseigne à ses ouailles ce qu'ils doivent penser, ce qu'ils doivent faire. Il était naturel que contre cette puissance d'étouffement s'élevât le mouvement de libre-pensée. Mais le champ d'action de la libre-pensée aurait dû s'élargir, s'élever. Il n'en a rien été. La libre-pensée a commis la faute de ne pas comprendre et de ne pas vouloir comprendre que ce problème auquel elle avait attaché son action et qui constituait en quelque sorte la raison d'être de son activité devait être relié au problème social lui-même. Les libres-penseurs, se cantonnant dans la lutte contre l'Église, n'ont pas aperçu que ce qui fait la force de l'Église, en même temps que son danger au point de vue social, c'est qu'elle est un des piliers qui soutiennent l'édifice social tout entier et que, dès lors, il fallait s'attaquer, en même temps qu'à ce pilier, à l'édifice lui-même. Les libres-penseurs n'ont pas compris que la pensée ne peut être libre qu'à la condition que l'homme lui-même soit libre. Ils n'ont pas compris qu'on peut appliquer ici la parole du latin : Mens sana in corpore sano, — un esprit sain dans un corps sain. On peut l'appliquer ici avec une légère modification de la manière suivante : La pensée libre dans un corps libre. C'est cette méconnaissance de la vérité qui a été cause de la faiblesse et de l'impuissance de la libre-pensée.

Aujourd'hui, les idées nouvelles pénètrent partout. Elles ont fait leur chemin du côté de la libre-pensée comme ailleurs. Voilà pourquoi quantité de libres-penseurs comprennent maintenant ce qu'ils n'avaient pas compris jusqu'alors. Les libres-penseurs viennent à cette idée que la pensée ne peut être libre qu'à la condition que le corps soit libre également.

A cette vieille formule «la libre-pensée», j'oppose la formule — qui n'est pas nouvelle, mais nouvelle en raison de son opposition avec la précédente — «la pensée libre». En mathématiques, vous le savez, on a coutume de dire que les facteurs peuvent être intervertis sans que le produit ou le total puisse être changé. Trois et deux font cinq, comme deux et trois font cinq. Six fois neuf ou neuf fois six font pareillement cinquante-quatre. On pourrait croire, par conséquent, que bonnet blanc et blanc bonnet, c'est comme libre-pensée et pensée libre. Ce serait une erreur. L'expression de libre-pensée est mal comprise, et peut-être même disqualifiée. Voilà pourquoi à la «libre pensée», formule d'hier, j'oppose «la pensée libre», formule de demain.

Ainsi compris, le courant de la libre-pensée, se rattachant au problème social lui-même, pourrait être une force de révolution de grande valeur.



     

  Lois  

Proudhon - Thoreau - Michel - Kropotkine - Stackelberg - Grave - Paraf Javal - Darien - Retté - Chaughi - Flores Magon - D'Avray - Ferré - Bey

  P-Joseph PROUDHON : Quelque système que nous embrassions sur la cause de la pesanteur et sur la figure de la terre, la physique du globe n'en souffre pas ; et quant à nous. notre économie sociale n'en peut retirer ni profit ni dommage. Mais c'est en nous et par nous que s'accomplissent les lois de notre nature morale : or, ces lois ne peuvent s'exécuter sans notre participation réfléchie, partant, sans que nous les connaissions. Si donc notre science des lois morales est fausse, il est évident que tout en voulant notre bien nous ferons notre mal ; si elle n'est qu'incomplète, elle pourra suffire quelque temps à notre progrès social, mais à la longue elle nous fera faire fausse route, et enfin nous précipitera dans un abîme de calamités. (QP-1840)

les nations s'arment, s'égorgent, s'exterminent. jusqu'à ce que, par une large dépopulation, l'équilibre se rétablisse. et que la paix renaisse des cendres des combattants. Tant il répugne à l'humanité de toucher aux coutumes des ancêtres, de changer les lois données par les fondateurs des cités, et confirmées par la fidélité des siècles. (QP-1840)
     [...] à la vue de ce pêle-mêle d'opinions qui se contredisent, nous dirons : « L'objet de nos recherches est la loi, la détermination du principe social ; or, les politiques, c'est-à-dire les hommes de la science sociale, ne s'entendent pas ; donc c'est en eux qu'est l'erreur ; et comme toute erreur a une réalité pour objet, c'est dans leurs livres que doit se trouver la vérité, qu'à leur insu ils auront mise. » (QP-1840)

Mais enfin, qu'est-ce que la souveraineté ? C'est, dit-on, le pouvoir de faire des lois « La souveraineté, selon Toullier, est la toute puissance humaine. » Définition matérialiste : si la souveraineté est quelque chose. elle est un droit, non une force ou faculté. Et qu'est-ce que la toute puissance humaine ? Autre absurdité, renouvelée du despotisme. Le peuple avait vu les rois motiver leurs ordonnances par la formule : car tel est notre plaisir, il voulut à son tour goûter le plaisir de faire des lois. Depuis cinquante ans il en a enfanté des myriades, toujours, bien entendu, par l'opération des représentants. Le divertissement n'est pas près de finir. (QP-1840)

Le peuple avait souffert d'une multitude d'exclusions et de privilèges ; ses représentants firent pour lui la déclaration suivante : Tous les hommes sont égaux par la nature et devant la loi ; déclaration ambiguë et redondante. Les hommes sont égaux par la nature : est-ce à dire qu'ils ont tous même taille, même beauté, même génie, même vertu ? Non : c'est donc l'égalité politique et civile qu'on a voulu désigner. Alors il suffisait de dire : Tous les hommes sont égaux devant la loi. (QP-1840)

La volonté privée ne compte Pour rien dans le gouvernement, qui se réduit d'une part, à découvrir ce qui est vrai et juste pour en faire la loi ; (QP-1840)

Avec le suffrage ou vote universel, il est évident que la loi n'est ni directe ni personnelle, pas plus que collective. La loi de la majorité n'est pas ma loi, c'est la loi de la force ; par conséquent le gouvernement qui en résulte n'est pas mon gouverne­ment, c'est le gouvernement de la force. (IGR-1851)

  Henry David THOREAU : Je crois que nous devrions être hommes d'abord et sujets ensuite. Il n'est pas souhaitable de cultiver le même respect pour la loi et pour le bien. La seule obligation qui m'incombe est de faire bien. On a dit assez justement qu'un groupement d'hommes n'a pas de conscience, mais un groupement d'hommes consciencieux devient un groupement doué de conscience. La loi n'a jamais rendu les hommes un brin plus justes, et par l'effet du respect qu'ils lui témoignent les gens les mieux intentionnés se font chaque jour les commis de l'injustice. Le résultat courant et naturel d'un respect indu pour la loi, c'est qu'on peut voir une file de militaires, colonel, capitaine, caporal et simples soldats, enfants de troupe et toute la clique, marchant au combat par monts et par vaux dans un ordre admirable contre leur gré, que dis-je ? contre leur bon sens et contre leur conscience, ce qui rend cette marche fort âpre en vérité et éprouvante pour le cœur. Ils n'en doutent pas le moins du monde : c'est une vilaine affaire que celle où ils sont engagés. Ils ont tous des dispositions pacifiques. Or, que sont-ils ? Des hommes vraiment ?, ou bien des petits fortins, des magasins ambulants au service d'un personnage sans scrupules qui détient le pouvoir? Visitez l'Arsenal de la Flotte et arrêtez-vous devant un fusilier marin, un de ces hommes comme peut en fabriquer le gouvernement américain ou ce qu'il peut faire d'un homme avec sa magie noire; ombre réminiscente de l'humanité, un homme debout vivant dans son suaire et déjà, si l'on peut dire, enseveli sous les armes, avec les accessoires funéraires, bien que peut être…
     Ni tambour, ni musique alors n'accompagnèrent
     Sa dépouille, au rempart emmenée au galop ;
     Nulles salves d'adieu, de même, n'honorèrent
     La tombe où nous avions couché notre héros.
(DC-1849)

  Louise MICHEL : Heureux le riche !
     Il est de fait que la naissance et la mort, ces grandes égalitaires, ne se présentent pas de la même façon pour le riche que pour le pauvre. Étant donné nos lois iniques, il n'en peut être autrement.
     Mais ces lois iniques disparaîtront avec le reste : il faut bien arracher le chaume et retourner la terre pour semer le blé nouveau.

  Pierre KROPOTKINE : Nous sommes tous tellement pervertis par une éducation qui dès le bas-âge cherche à tuer en nous l'esprit de révolte et développe celui de soumission à l'autorité ; nous sommes tellement pervertis par cette existence sous la férule de la loi qui régente tout : notre naissance, notre éducation, notre développement, notre amour, nos amitiés, que, si cela continue, nous perdrons toute initiative, toute habitude de raisonner par nous-mêmes. Nos sociétés semblent ne plus comprendre que l'on puisse vivre autrement que sous le régime de la loi, élaborée par un gouvernement représentatif et appliquée par une poignée de gouvernants ; et lors même qu'elles parviennent à s'émanciper de ce joug, leur premier soin est de le reconstituer immédiatement. "L'an I de la Liberté" n'a jamais duré plus d'un jour, car après l'avoir proclamé, le lendemain même on se remettait sous le joug de la Loi, de l'Autorité.
     En effet, voilà des milliers d'années que ceux qui nous gouvernent ne font que répéter sur tous les tons : Respect à la loi, obéissance à l'autorité ! Le père et la mère élèvent les enfants dans ce sentiment. L'école les raffermit, elle en prouve la nécessité en inculquant aux enfants des bribes de fausse science, habilement assorties : de l'obéissance à la loi elle fait un culte ; elle marie le dieu et la loi des maîtres en une seule et même divinité. Le héros de l'histoire qu'elle fabriquée, c'est celui qui obéit à la loi, qui la protège contre les révoltés.
     Plus tard, lorsque l'enfant entre dans la vie publique, la société et la littérature, frappant chaque jour, à chaque instant, comme la goutte d'eau creusant la pierre, continuent à nous inculquer le même préjugé. Les livres d'histoire, de science politique, d'économie sociale regorgent de ce respect à la loi ; on a même mis les sciences physiques à contribution et, en introduisant dans ces sciences d'observation un langage faux, emprunté à la théologie et à l'autoritarisme, on parvient habilement à nous brouiller l'intelligence, toujours pour maintenir le respect de la loi. Le journal fait la même besogne : il n'y a pas d'article dans les journaux qui ne prêche l'obéissance à la loi, lors même qu'à la troisième page, ils constatent chaque jour l'imbécillité de la loi et montrent comment elle est traînée dans toutes les boues, dans toutes les fanges par ceux qui sont préposés à son maintien. Le servilisme devant la loi est devenu une vertu et je doute même qu'il y ait eu un seul révolutionnaire qui n'ait débuté dans son jeune âge par être défenseur de la loi contre ce qu'on nomme généralement les abus, conséquence inévitable de la loi même.
     L'art fait chorus avec la soi-disant science. Le héros du sculpteur, du peintre et du musicien couvre la Loi de son bouclier et, les yeux enflammés et les narines ouvertes, il est prêt à frapper de son glaive quiconque oserait y toucher. On lui élève des temples, on lui nomme des grands prêtres, auxquels les révolutionnaires hésitent à toucher, et si la Révolution elle-même vient balayer une ancienne institution, c'est encore par une loi qu'elle essaie de consacrer son oeuvre.
     Ce ramassis de règles de conduite, que nous ont légué l'esclavage, le servage, le féodalisme, la royauté et qu'on appelle Loi, a remplacé ces monstres de pierre devant lesquels on immolait les victimes humaines, et que n'osait même effleurer l'homme asservi, de peur d'être tué par les foudres du ciel.
     C'est depuis l'avènement de la bourgeoisie, - depuis la grande révolution française, - qu'on a surtout réussi à établir ce culte. Sous l'ancien régime, lorsqu'on était tenu d'obéir au bon plaisir du roi et de ses valets, on parlait peu de lois, si ce n'est Montesquieu, Rousseau, Voltaire, pour les opposer au caprice royal. Mais pendant et après la révolution, les avocats, arrivés au pouvoir, ont fait de leur mieux pour affermir ce principe, sur lequel ils devaient établir leur règne. La bourgeoisie l'accepta d'emblée comme son ancre de salut, pour mettre une digue au torrent populaire. La prêtraille s'empressa de la sanctifier, pour sauver la barque qui sombrait dans les vagues du torrent. Le peuple enfin l'accepta comme un progrès sur l'arbitraire et la violence du passé.

Mais les temps et les esprits ont cependant changé depuis un siècle. On trouve partout des révoltés qui ne veulent plus obéir à la loi, sans savoir d'où elle vient, quelle en est l'utilité, d'où vient l'obligation de lui obéir et le respect dont on l'entoure. La révolution qui s'approche est une révolution et non une simple émeute, par cela même que les révoltés de nos jours soumettent à leur critique toutes les bases de la société, vénérées jusqu'à présent, et avant tout, ce fétiche, - la Loi.
     Ils analysent son origine et ils y trouvent, soit un dieu, - produit des terreurs du sauvage, stupide, mesquin et méchant comme les prêtres qui se réclament de son origine surnaturelle, - soit le sang, la conquête par le fer et le feu. Ils étudient son caractère et ils y trouvent pour trait distinctif l'immobilité, remplaçant le développement continu de l'humanité, la tendance à immobiliser ce qui devrait se développer et se modifier chaque jour. Ils demandent comment la loi se maintient, et ils voient les atrocités du byzantinisme et les cruautés de l'inquisition, les tortures du moyen-âge, les chairs vivantes coupées en lanières par le fouet du bourreau, les chaînes, la massue, la hache au service de la loi ; les sombres souterrains des prisons, les souffrances, les pleurs et les malédictions. Aujourd'hui - toujours la hache, la corde, le chassepot, et les prisons ; d'une part, l'abrutissement du prisonnier, réduit à l'état de bête en cage, l'avilissement de son être moral, et, d'autre part, le juge dépouillé de tous les sentiments qui font la meilleure partie de la nature humaine, vivant comme un visionnaire dans un monde de fictions juridiques, appliquant avec volupté la guillotine, sanglante ou sèche, sans que lui, ce fou froidement méchant, se doute seulement de l'abîme de dégradation dans lequel il est tombé vis-à-vis de ceux qu'il condamne.
     Nous voyons une race de faiseurs de lois légiférant sans savoir sur quoi ils légifèrent, votant aujourd'hui une loi sur l'assainissement des villes, sans avoir la moindre notion d'hygiène, demain, réglementant l'armement des troupes, sans même connaître un fusil, faisant des lois sur l'enseignement et l'éducation sans avoir jamais su donner un enseignement quelconque ou une éducation honnête à leurs enfants, légiférant à tort et à travers, mais n'oubliant jamais l'amende qui frappera les va-nu-pieds, la prison, les galères qui frapperont des hommes mille fois moins immoraux qu'ils ne le sont eux-mêmes, ces législateurs ! - Nous voyons enfin le geôlier qui marche vers la perte de tout sentiment humain, le gendarme dressé en chien de piste, le mouchard se méprisant lui-même, la délation transformée en vertu, la corruption érigée en système ; tous les vices, tous les mauvais côtés de la nature humaine, favorisés, cultivés pour le triomphe de la Loi.
     Nous voyons cela, et c'est pour cela qu'au lieu de répéter niaisement la vieille formule : "Respect à la loi !", nous crions : "Mépris de la loi et de ses attributs !" Ce mot lâche : "Obéissance à la loi !" nous le remplaçons par : "Révolte contre toutes les lois !" Que l'on compare seulement les méfaits accomplis au nom de chaque loi, avec ce qu'elle a pu produire de bon, qu'on pèse le bien et le mal, - et l'on verra si nous avons raison.

Lorsque la société eut commencé à se scinder de plus en plus en deux classes hostiles, - l'une qui cherche à établir sa domination et l'autre qui s'efforce de s'y soustraire, la lutte s'engagea. Le vainqueur d'aujourd'hui s'empresse d'immobiliser le fait accompli, il cherche à le rendre indiscutable, à le transformer en institution sainte et vénérable, par tout ce que les vaincus peuvent respecter. La loi fait son apparition, sanctionnée par le prêtre et ayant à son service la massue du guerrier. Elle travaille à immobiliser les coutumes avantageuses à la minorité dominatrice, et l'Autorité militaire se charge de lui assurer l'obéissance. Le guerrier trouve en même temps dans cette nouvelle fonction un nouvel instrument pour assurer son pouvoir ; il n'a plus à son service une simple force brutale : il est le défenseur de la Loi.
     Mais, si la Loi ne présentait qu'un assemblage de prescriptions avantageuses aux seuls dominateurs, elle aurait de la peine à se faire accepter, à se faire obéir. Eh bien, le législateur confond dans un seul et même code les deux courants de coutumes dont nous venons de parler : les maximes qui représentent les principes de moralité et de solidarité élaborés par la vie en commun, et les ordres qui doivent à jamais consacrer l'inégalité. Les coutumes qui sont absolument nécessaires à l'existence même de la société, sont habilement mêlées dans le Code aux pratiques imposées par les dominateurs, et prétendent au même respect de la foule. - "Ne tue pas !" dit le Code et "Paye la dîme au prêtre !" s'empresse-t-il d'ajouter. "Ne vole pas !" dit le Code et aussitôt après : "Celui qui ne paiera pas l'impôt aura le bras coupé !".
     Voilà la Loi, et ce double caractère, elle l'a conservé jusqu'aujourd'hui. Son origine, - c'est le désir des dominateurs d'immobiliser les coutumes qu'ils avaient imposées à leur avantage. Son caractère, c'est le mélange habile des coutumes utiles à la société, - coutumes qui n'ont pas besoin de lois pour être respectées, - avec ces autres coutumes qui ne présentent d'avantages que pour les dominateurs, qui sont nuisibles aux masses et ne sont maintenues que par la crainte des supplices.
     Pas plus que le capital individuel, né de la fraude et de la violence et développé sous l'auspice de l'autorité, la Loi n'a donc aucun titre au respect des hommes. Née de la violence et de la superstition, établie dans l'intérêt du prêtre, du conquérant et du riche exploiteur, elle devra être abolie en entier le jour où le peuple voudra briser ses chaînes.

Faite pour garantir les fruits du pillage, de l'accaparement et de l'exploitation, la Loi a suivi les mêmes phases de développement que le Capital : frère et sœur jumeaux, ils ont marché la main dans la main, se nourrissant l'un et l'autre des souffrances et des misères de l'humanité. Leur histoire a été presque la même dans tous les pays d'Europe. Ce ne sont que les détails qui diffèrent : le fond reste le même ; et, jeter un coup d'oeil sur le développement de la Loi en France, ou en Allemagne, c'est connaître dans ses traits essentiels ses phases de développement dans la plupart des nations européennes.
     A ses origines, la Loi était le pacte ou contrat national. Au Champ de Mai, les légions et le peuple agréaient le contrat ; le Champ de Mai des Communes primitives de la Suisse est encore un souvenir de cette époque, malgré toute l'altération qu'il a subie par l'immixtion de la civilisation bourgeoise et centralisatrice. Certes, ce contrat n'était pas toujours librement consenti ; le fort et le riche imposaient déjà leur volonté à cette époque. Mais du moins, ils rencontraient un obstacle à leurs tentatives d'envahissement dans la masse populaire qui souvent leur faisait aussi sentir sa force.
     Mais, à mesure que l'Eglise d'une part et le seigneur de l'autre réussissent à asservir le peuple, le droit de légiférer échappe des mains de la nation pour passer aux privilégiés. L'Eglise étend ses pouvoirs. Soutenue par les richesses qui s'accumulent dans ses coffres, elle se mêle de plus en plus dans la vie privée et, sous prétexte de sauver les âmes, elle s'empare du travail de ses serfs, elle prélève l'impôt sur toutes les classes, elle étend sa juridiction ; elle multiplie les délits et les peines et s'enrichit en proportion des délits commis, puisque c'est dans ses coffres-forts que s'écoule le produit des amendes. Les lois n'ont plus trait aux intérêts nationaux : "on les croirait plutôt émanées d'un Concile de fanatiques religieux que de législateurs", - observe un historien du droit français.

C'est à la grande révolution que revient l'honneur d'avoir commencé la démolition de cet échafaudage de lois qui nous a été légué par la féodalité et la royauté. Mais, après avoir démoli quelques parties du vieil édifice, la Révolution remit le pouvoir de légiférer entre les mains de la bourgeoisie qui, à son tour, commença à élever tout un nouvel échafaudage de lois destinées à maintenir et à perpétuer sa domination sur les masses. Dans ses parlements, elle légifère à perte de vue, et des montagnes de paperasses s'accumulent avec une rapidité effroyable. Mais que sont au fond toutes ces lois ? La plus grande partie n'a qu'un but : celui de protéger la propriété individuelle, c'est-à-dire, les richesses acquises au moyen de l'exploitation de l'homme par l'homme, d'ouvrir de nouveaux champs d'exploitation au capital, de sanctionner les nouvelles formes que l'exploitation revêt sans cesse à mesure que le Capital accapare de nouvelles branches de la vie humaine : chemins de fer, télégraphes, lumière électrique, industrie chimique, expression de la pensée humaine par la littérature et la science, etc., etc. Le reste des lois, au fond, a toujours le même but, c'est-à-dire le maintien de la machine gouvernementale qui sert à assurer au Capital l'exploitation et l'accaparement des richesses produites. Magistrature, police, armée, instruction publique, finances, tout sert le même dieu : le Capital ; tout cela n'a qu'un but : celui de protéger et de faciliter l'exploitation du travailleur par le capitaliste.

Toutes ces lois sur la propriété, qui font les gros volumes des codes et la joie de nos avocats, n'ayant ainsi d'autre but que celui de protéger l'appropriation injuste des produits du travail de l'humanité par certains monopoleurs, n'ont aucune raison d'être, et les socialistes-révolutionnaires sont bien décidés à les faire disparaître le jour de la Révolution. Nous pouvons, en effet, avec pleine justice, faire un autodafé complet de toutes les lois qui sont en rapport avec les ci-nommés "droits de propriété", de tous les titres de propriété, de toutes les archives, - bref, de tout ce qui a trait à cette institution, qui sera bientôt considérée comme tache humiliante dans l'histoire de l'humanité, au même titre que l'esclavage et le servage des siècles passés.

Et nous espérons que dans la prochaine révolution éclatera ce cri :
     "Brûlons les guillotines, démolissons les prisons, chassons le juge, le policier, le délateur -- race immonde s'il en fût jamais sur la terre, - traitons en frère celui qui aura été porté par la passion à faire du mal à son semblable, par-dessus tout ôtons aux grands criminels, à ces produits ignobles de l'oisiveté bourgeoise, la possibilité d'étaler leurs vices sous des formes séduisantes ; - et soyons sûrs que nous n'aurons plus que très peu de crimes à signaler dans notre société. Car ce qui maintient le crime (outre l'oisiveté), c'est la Loi et l'Autorité : la loi sur la propriété, la loi sur le gouvernement, la loi sur les peines et délits, et l'Autorité qui se charge de faire ces lois et de les appliquer."
     Plus de lois, plus de juges ! La Liberté, l'Egalité et la pratique de la Solidarité sont la seule digue efficace que nous puissions opposer aux instincts anti-sociables de certains d'entre nous.

  Frédéric STACKELBERG : Il n'est pas besoin des lois écrites pour subir la gravitation et l'attraction de notre planète, pour dépenser utilement la somme d'activité cérébrale et musculaire que demande pour bien se porter la personnalité humaine, pour manger lorsqu'on a faim, boire lorsqu'on a soif et faire l'amour quand l'instinct génésique et de reproduction l'exige.
     Par contre la loi est nuisible quand elle tend par des dispositions législatives à figer dans un présent éternel et à soustraire à l'évolution générale ce qui a semblé à une défectueuse interprétation être l'intérêt du moment.
     La loi devient odieuse et criminelle quand elle trouve sa sanction dans le droit de récompense et de punition.

  Jean GRAVE : L'anarchie, étudiant l'homme dans sa nature, dans son évolution, démontre qu'il ne peut y avoir de bonnes lois, ni de bons gouvernements, ni de fidèles applicateurs de la loi..
     Toute loi humaine est, forcément, arbitraire ; car, si juste soit-elle, elle ne représente, quelle que soit la largeur de conception de ceux qui la font, qu'une partie du développement humain, qu'une infime parcelle des aspirations de tous ; toute loi formulée par un parlement, loin d'être l'œuvre d'une grande conception, n'est, au contraire, que la moyenne de l'opinion générale, car le parlement lui-même, de par le fait de son recrutement ne représente qu'un juste milieu très médiocre.
     Appliquée à tous de la même façon la loi devient ainsi, de par la force des choses, arbitraire, injuste pour ceux qui sont en deçà ou au-delà de cette moyenne.
     Une loi ne pouvant représenter les aspirations de tous, ne peut donc s'appliquer que par la crainte du châtiment à ceux qui l'enfreindraient, son application entraîne l'existence d'un appareil judiciaire et répressif ; elle devient ainsi plus odieuse que sa coërcivité est plus forte.
     La loi, injuste déjà - parce que conception de minorité ou de majorité, elle veut imposer sa règle à l'unanimité - sera rendue encore plus injuste parce que, appliquée par des hommes qui ayant les défauts et les passions des hommes, leurs préjugés leurs erreurs personnelles d'appréciation ne peuvent, par conséquent, quelle que soit leur probité, l'appliquer que sous l'influence de leurs erreurs et de leurs préjugés.
     Il ne peut y avoir de bonnes lois, ni de bons juges, ni, par conséquent, de bon gouvernement puisque son existence implique une règle de conduite unique pour tous, alors que c'est la diversité qui caractérise les individus.

Toute société basée sur des lois humaines, et c'est le cas de toutes les sociétés passées et présentes, ne peut donc satisfaire pleinement l'idéal de chacun. Seule, la minorité d'oisifs qui, par ruse et par force, a su s'emparer du pouvoir et en use pour exploiter à son profit les forces de la collectivité, seule, cette minorité peut y trouver son compte, et s'intéresser à la prolongation de cet ordre de chose. Mais elle ne peut le faire durer que grâce à l'ignorance qu'ont les individus sur leur propre personnalité, sur leurs possibilités et leurs virtualités.
     Mais, quelle que soit leur ignorance, lorsque la compression est trop forte, ils se révoltent. Voilà pourquoi nos sociétés sont si instables, pourquoi les lois sont constamment violées par ceux qui les font, ou qui ont charge de les appliquer, lorsque leur intérêt les y incite ; car, basé sur la force, c'est à la force qu'ont recours tous ceux qui au pouvoir, veulent s'y maintenir, ou y monter lorsqu'ils n'en sont encore qu'à sa poursuite.
     Faites pour être appliquées à tous et pour contenter tout le monde, les lois froissent plus ou moins tout individu qui, de ce fait, veut les abolir ou modifier lorsqu'il les subit, mais veut les renforcer lorsque c'est son tour de les appliquer.
     Cependant des aspirations nouvelles se font jour quand même, et lorsque l'antagonisme devient trop grand entre ces aspirations et les lois politiques, la porte s'ouvre toute grande aux bouleversements et aux révolutions.
     Et il en sera toujours de même tant que pour guérir le mal fait par une loi reconnue mauvaise, on n'aura pas d'autre remède à apporter que l'application d'une loi nouvelle.
     Cette ignorance fait que les institutions humaines, une fois établies, résistent aux changements de forme. On change les noms mais la chose reste.

  PARAF-JAVAL : Puisque la politique aboutit à la confection de la loi, il est bon de montrer que la loi est vaine.
     A la vérité il n'y a pas de loi, il ne peut y avoir de loi, la loi ne compte pas, ou plutôt, il n'y a qu'une seule loi, inscrite implicitement dans tous les codes : «Ne te fais pas pincer».
     En effet, la Société ne punit pas ceux qui violent la loi, elle punit ceux qui se font pincer en violant la loi, ce qui n'est pas la même chose. Il n'est pas possible que celui qui viole la loi sans se faire pincer puisse être puni.
     On est donc en droit de dire que la loi est une prime aux fourbes, qu'elle dit aux hommes : «Inutiles d'être loyaux, soyez malins. Tout aux retors, rien aux faibles, rien aux simples qui n'ont ni l'intelligence, ni la canaillerie nécessaires pour utiliser la loi à leur profit.»
     Cela est si vrai qu'il y a des gens (avocats et magistrats) dont le métier officiel est d'essayer soit de tourner, soit de faire appliquer la loi, suivant les besoins de la cause.

  Georges DARIEN : Partant donc de ce point que l'honnête homme n'est pas un mythe, mais une simple exception, nous nous trouvons en face d'une masse énorme dont les éléments, absolument analogues au point de vue physiologique ou psychologique, ne se différencient qu'en raison de leur agencement au point de vue social. Pour diviser en deux parties les unités malfaisantes qui composent cette masse, on est obligé de prendre le Code pénal pour base d'appréciation.
     - Bien entendu ; le Code, c'est la conscience moderne.
     - Oui. Anonyme et à risques limités... La première partie est composée, d'abord, de criminels actifs, dont la loi ignore, conseille ou protège les agissements, et qui peuvent se dire honnêtes par définition légale ; puis, de criminels d'intention auxquels l'audace ou les moyens font défaut pour se comporter habituellement en malfaiteurs patentés, et dont les tentatives équivoques sont plutôt des incidents isolés qu'une règle d'existence ; ceux-là aussi peuvent se dire honnêtes. Cette catégorie tout entière a pour caractéristique le respect de la légalité. Les uns sont toujours prêts à commettre tous les actes contraires à la morale, soit idéale, soit généralement admise, pourvu qu'ils ne tombent point sous l'application directe d'un des articles de ce Gode qu'ils perfectionnent sans trêve. Les autres, tout en les imitant de leur mieux de loin en loin et dans la mesure de leurs faibles facultés, ne sont en somme que des dupes grotesques et de lamentables victimes qui ne consentent, pourtant, à se laisser dépouiller que par des personnages revêtus à cet effet d'une autorité indiscutable et qualifiés de par la loi. Classes dirigeantes et masses dirigées. De par la loi, Monsieur, de par la loi ! Vous savez quelle est la conséquence d'un pareil ordre de choses. Égoïsme meurtrier en haut, misère morale et physique en bas ; partout, la servitude, l'aplatissement désespéré devant les Tables de la Loi qui servent de socle au Veau d'Or.

Toutes les civilisations qui ne se sont pas fondées sur les lois naturelles ont vu se dresser devant elles cet épouvantail vivant : le voleur ; elles n'ont jamais pu le supprimer, et il subsistera tant qu'elles existeront ; il est là pour démontrer, per absurdum, la stupidité de leur constitution. Les gouvernements ont un sentiment confus de cette réalité ; et, avec une audace plus ingénue peut-être qu'ironique, ils déclarent que leur principale mission est de maintenir l'ordre, c'est-à-dire la servilité générale, et de faire une guerre sans merci au criminel, c'est-à-dire à l'individu que leurs statuts classent comme tel.

  Adolphe RETTÉ : Justement parce que la vie agit pour agir, son action varie à l'infini et produit des individualités toutes différentes les unes des autres. Il est donc absurde de traiter ces individualités d'après un critérium général. En effet, de quel droit, toi, homme dont certains besoins ne sont pas les miens et dont, par suite, certaines fonctions diffèrent des miennes - car la loi naturelle veut que les fonctions soient proportionnelles aux besoins - de quel droit, m'imposeras-tu des lois qui ne peuvent que formuler la satisfaction de ces besoins et sanctionner le développement de ces fonctions ? De quel doit encore si par force, ruse ou dol, tu parviens à m'asservir à tes lois, détermineras-tu ma valeur sociale puisque tu ignores l'être que j'aurais pu réaliser si j'avais été libre de me développer selon mes propres besoins et mes propres fonctions ?

Des ouvriers se mettent en grève. Le fils de leur patron leur tire un coup de fusil chargé de gros plomb et en blesse cinq. Coût : 100 fr. d'amende avec application de la loi Béranger - (Affaire récente à Avesnes). Deux employés des omnibus engagent leurs camarades à résister à la Compagnie. Coût : six et huit mois de prison, sans loi Béranger. Les bourgeois trouvent cela fort judicieux.

  René CHAUGHI : Pauvres gens, qui s'imaginent que les lois les protègent ! Est-ce que tous les codes de la terre ont jamais empêché un mari volage de délaisser sa femme ? Par contre, ils lui accordent sur elle des droits terribles, et, ceux-là, ils savent les faire respecter. La loi n'est bonne qu'à frapper ; elle est impuissante à consoler et à guérir. Elle est impuissante à changer la nature de l'homme. Heureusement, car ce serait désastreux. Et ne pouvant la changer, elle se contente de jeter sur elle un voile d'hypocrisie. A quoi bon ? Ce n'est pas de mensonge, mais de sincérité que nous manquons.

  Ricardo FLORES MAGON : Le révolutionnaire est un illégaliste par excellence. L'homme dont les actes sont toujours conformes à la loi ne sera, au mieux, qu'un animal bien domestiqué, mais jamais un révolutionnaire.
     La loi conserve, la révolution régénère. Si l'on veut donc changer, il faut commencer par briser la loi.
     Prétendre que la révolution peut se faire en respectant la loi est une aberration, un contresens. La loi est un joug, et qui veut s'en libérer doit le briser.
     Quiconque fait miroiter aux travailleurs l'émancipation du prolétariat par la voie légale est un escroc, car la loi interdit d'arracher des mains des nantis la richesse qu'ils nous ont volée. Leur expropriation au bénéfice de tous est la condition essentielle à l'émancipation de l'humanité.
     La loi est un frein, et ce n'est pas avec des freins qu'on se libère. La loi castre, et les châtrés ne peuvent prétendre être des hommes.
     Toutes les libertés conquises par l'humanité sont l'œuvre d'illégalistes qui se sont emparés des lois pour les réduire en miettes.
     Les tyrans meurent poignardés, et nul article du code ne saurait nous en débarrasser.
     L'expropriation ne peut se faire qu'en écrasant la loi, et non en la subissant.
     C'est la véritable raison pour laquelle, si nous voulons être révolutionnaires, nous devons être illégalistes. Il nous faut sortir des sentiers battus et ouvrir de nouveaux chemins aux transgressions.
     Rébellion et légalité sont inconciliables. Qu'on laisse la loi et l'ordre aux conservateurs et aux bonimenteurs.

  Charles D'AVRAY :
     Redresse toi prolétaire,
     Ne vis pas en solitaire
     Réalise avec nous l'union
     Pour atteindre la perfection !
     Compagnon la vie est belle
     Puisqu'il faut lutter pour elle,
     Dis merde aux lois comme aux tyrans:
     Et marcher de l'avant !..

  Léo FERRÉ : L'histoire de l'Humanité est une statistique de la contrainte. Je ne pense pas, dans nos modes habituels de  penser, qu'il puisse y avoir une vie possible sans la contrainte. La Loi, quelle qu'elle soit - fût-elle la plus désintéressée - comprend toujours ce qui est en dehors d'elle, son contraire, l'anti-loi, ce qui est derrière la promulgation. Il y a dans la pensée du législateur des coins d'ombre où mûrissent les activités louches et nécessaires de la jurisprudence. Une loi contre la torture n'est pas une loi complète si elle ne prévoit pas la torture pour qui torture ... "Pour un œil, deux yeux ... pour une dent, toute la gueule" disait Lénine, je crois, avec un sens troublant de la métaphysique de la vengeance et de ses intérêts composés ..

   Hakim BEY : Nietzsche dit quelque part que le vrai esprit libre ne souhaite pas que les lois du troupeau soient abolies, à moins qu'il n'existe plus rien contre quoi se battre que l'on n'ait vaincu. On peut supposer qu'il y a peu de risque d'une telle abolition à ce jour. Depuis l'époque de Nietzsche la loi a peut-être muté d'un outil complexe mais pluri-dimensionnel de la classe opprimante à l'image de soi subtile, fractale, et qui envahit tout, du spectacle. La loi simule la dictature de la communauté toujours promettant et toujours reculant l'utopie de justice. Nos mythes fondateurs, ici, en Amérique, qui prennent la forme de textes tels que la déclaration d'indépendance ou d'une déclaration des droits d'un peuple, etc., s'avèrent si infiniment flexibles qu'ils deviennent, comme tous les mythes, leur opposé. La loi ne ressemble plus guère à une arête dialectique comme elle l'était pour Nietzsche, mais plutôt à un virus purulent, infectant jusqu'à l'étoffe du langage et de la pensée. On ne peut plus distinguer entre les flics et la culture flic. L'hallucination induite par les médias d'une société définie par ses avocats et sa police. Dix minutes dans un magasin vidéo devraient convaincre n'importe quel observateur impartial que nous vivons dans un état de conscience policier, bien plus envahissant que les Nazis, ces pionniers brutaux de la télévision amphétamine et de la balistique. Que penserait par exemple un visiteur OVNI d'une planète dont l'icone favorite semble consister en un officier chargé de faire respecter la loi pointant rageusement un révolver vers l'observateur ? Quelques rares sujets peuvent libérer leurs esprits par courts moments de l'omniprésence vacillante de cette unique image axiomatique véritable de "notre moment dans le temps" ainsi que Nixon appelait le présent. Sans doute commenceront-ils aussitôt à s'interroger sur la possibilité de dépasser la loi, à la fois comme code social qui étiquette nos désirs comme interdits, et comme Surmoi ectoplasmique, flic du paysage intérieur nous étouffant avec la peur de nos propres passions.
     La première étape vers une utopie réelle est de regarder dans le miroir et d'exiger de connaître mon vrai désir, action qui présuppose déjà, ne serait-ce que temporairement, le dépassement de l'anxiété inconditionnelle, de la peur qu'un démon - ou un flic démoniaque - apparaisse dans le miroir. Maintenant qu'est-ce que je vois ? La première image qui vienne flotter à la surface de la pierre à déchiffrer, miroir magique, est celle du criminel : mes désirs sont illégaux. Mes manies sont interdites dans la civilisation. Le code moral, incrusté dans le code légal, définit mes appétits comme un préjudice. Fourier et Nietzsche ont tous deux défini le criminel comme un esprit naturellement insurrectionnel, en révolte contre la répression suffocante du consensus social. La tragédie du criminel, cependant, réside dans ce qu'il est quasiment l'opposé du flic : son miroir inversé, et par conséquent il est également une image, un piège, une définition imposée à l'intérieur du langage du Contrôle. Dans tous les cas, plus je regarde profondément dans le miroir, moins je vois de désirs que j'étiquetterais de moi-même comme mauvais selon mon propre code éthique personnel. Je ne veux pas accomplir mes désirs au prix de la détresse d'autres personnes. Non pas parce qu'une telle action serait immorale mais parce qu'elle s'auto-détruirait psychiquement : la détresse engendre la détresse. Ceux qui se sont pris au piège d'essayer d'accomplir leurs désirs en blessant d'autres sont eux-mêmes, d'après mon expérience, tous pauvres psychiquement. Dans cette acception du terme, le crime paie, mais il ne paie pas assez ! Je le rejette pour des raisons purement égoïstes - pour accomplir mes désirs, je dois dépasser ou même briser la loi, mais je ne le ferai pas si c'est pour faire mal selon ma propre lumière, pas plus que je n'accepterai l'étiquette consensuelle de criminel.
     Ceci explique pourquoi le fascisme n'est pas une réponse. Le fascisme est une machine à désirer mais seulement pour une élite amorale qui atteint ses buts à travers la création et la destruction d'ennemis et de victimes, comme chez le Marquis de Sade. Fourier, quant à lui, affirme que le désir lui-même reste impossible à moins que tous les désirs ne soient possibles. Cette passion implique l'Autre, et donc définit la seule société possible ou réelle. Cet accomplissement dessine la frontière entre le Fascisme et l'
anarchisme.



     

  Lois scélérates  

  Gaetano MANFRÉDONIA : Il y a bientôt un siècle, après les attentats retentissants commis par Ravachol et Émile Henry, les parlementaires profitaient de la bombe lancée dans l'enceinte de la Chambre par Auguste Vaillant le 9 décembre 1893 pour faire adopter un premier train de lois répressives les jours suivants. Ces nouvelles dispositions furent complétées au lendemain de l'assassinat du président Carnot par Sante Caserio- par une nouvelle loi ayant pour but de réprimer les menées anarchistes.

Les " lois scélérates " comme on les appela aussitôt, sous couvert de défense de l'ordre social menacé par la "propagande par le fait" des compagnons, vont en fait légitimer une période de répression sans précédent depuis la saignée de la Commune - dont nombre de militants feront injustement les frais. Cent ans après, les anarchistes semblent avoir acquis - pour l'instant- droit de cité au sein de la République française. Et pourtant, vieux et nouveaux projets liberticides sont toujours à l'ordre du jour sous couvert de prétextes les plus divers ; hier le terrorisme, aujourd'hui l'immigration, demain qui sait quoi ?

Il est bon par les temps qui courent de s'interroger sur ce que ces "lois" ont pu représenter.
     Ce n'est pas toujours aux autres que cela arrive.

La fausse peur des bien-pensants
     Adoptée "officiellement" lors du congrès anarchiste international de Londres en 1881, la "propagande par le fait", à savoir l'utilisation de tous les moyens -y compris terroristes- pour hâter la "révolution" sociale, va profondément marquer toute la propagande libertaire en France pendant une bonne quinzaine d'années. Et pourtant ce n'est qu'à partir de 1892, avec la bombe spectaculaire de Ravachol au domicile de l'avocat général Bulot -coupable d'avoir fait condamner des compagnons à l'occasion du 1er mai de l'année précédente- que va s'enclencher la dynamique répression-représaille-répression.
     Malgré l'arrestation puis l'exécution de Ravachol, les attentats se multiplièrent et d'autres "vengeurs" suivirent son exemple : Léauthier, Pauwels, Émile Henry, Auguste Vaillant, frappent tour à tour hommes et symboles de la société bourgeoise. Ces attentats furent salués par la grande majorité des libertaires comme étant le signe avant-coureur de la révolution sociale proche, le début de la prise de conscience par le peuple desa situation de paria.
     La figure de Ravachol, tout comme celle des autres dynamiteurs, fut quasiment mythifiée. Un jeune littérateur compagnon de route des libertaires, Paul Adam, s'écria : " Un saint nous est né ! ". Même Edouard Drumont, le gourou de l'antisémitisme, y trouva matière à dénoncer l'anarchie par en bas, pendant naturel de l'anarchie par en haut, provoquée par les Rothschilds, et qui annonçait la fin d'un monde. Indiscutablement, devant la multiplication des attentats l'émotion est grande dans le pays ; et pourtant, on ne peut pas parler de l'existence d'un véritable climat de psychose collective. Certes les bourgeois ont peur et crient "Vengeance" mais le pays profond n'accueille pas sans un certain sourire de complicité les explosions des compagnons qui semant la terreur parmi les puissants et les assis, les vengent à leur manière.

Le nombre de chansons ou de poésies ironiques consacrées à ces événements prouvent en tout cas que l'opprobre n'était guère général. Un chansonnier connu, Eugène Lemercier, dans son frac de la dynamite, s'amuse sur un ton licencieux des frayeurs des amoureux craignant désormais que " leurs maîtresses n'aient une bombe, entre les tresses." Jules Jouy, l'intarissable auteur du Chat noir, s'amusa de son côté, sur les malheurs d'un magistrat à qui plus personne ne voulait donner de logement, par peur des explosions. Ce "manque de civisme" n'était cependant guère surprenant car, même si la police n'arrivait pas à venir à bout de l'épidémie terroriste, à aucun moment les attentats ne mirent en danger les institutions de la République. L'occasion offert par ceux-ci était cependant trop belle pour qu'on la laisse passer. Après le discrédit que le scandale de Panama avait jeté sur une majorité de parlementaires, ces événements tombaient à pic pour redorer le blason des "chéquards" et accréditer l'opinion qu'ils pouvaient constituer encore un barrage solide à la "subversion".

L'acte de Vaillant fut ainsi immédiatement exploité pour faire adopter en moins d'une semaine et sans aucune discussion préalable deux lois : une le 12 décembre 1893 portant sur la presse et l'autre le 18 sur. les associations de malfaiteurs. La première de ces "lois scélérates" modifiait les dispositions de la loi du 29 juillet 1881 en créant une nouvelle catégorie de délits, celui d'apologie de faits qualifiés crimes. Son but : frapper les "provocations indirectes", ce qui donnait la possibilité aux autorités d'ordonner saisies et arrestations préventives dés qu'ils l'estimaient nécessaire. Encore plus directement la loi sur les associations de malfaiteurs du 18 décembre se fixait comme objectifs de pouvoir poursuivre toute forme d'entente "établie dans le but" de préparer ou de commettre des attentats contre les personnes et. les propriétés", même si. il n'y avait pas eu un début quelconque de mise en exécution.

La définition extrêmement floue de la notion d'entente ainsi que de celle d'attentat contre "les personnes et les propriétés ", permettait en réalité aux autorités de pouvoir frapper désormais "de la peine des travaux forcés à temps" quiconque aurait été mêlé d'une manière ou d'une autre aux activités libertaires (dont la plupart tombaient sous le coup de la loi) même si sa participation avait été anodine ou occasionnelle.

Cet ensemble législatif fut complété au lendemain de l'assassinat de Carnot par une troisième " loi scélérate " qui visait cette fois ci directement à interdire la propagande anarchiste ou antimilitariste sous toutes ses formes. Tout individu "convaincu d'avoir, dans un but de propagande anarchiste :
     * Soit par provocation, soit par apologie [...], incité une ou plusieurs personnes à commettre soit un vol, soit les crimes de meurtre, de pillage, d'incendie [...] ;
     * Ou adressé une provocation à des militaires des armées de terre et de mer, dans le but de les détourner de leurs devoirs militaires et de l'obéissance qu'ils doivent à leurs chefs... ", serait déféré aux tribunaux de police correctionnelle et puni d'un emprisonnement de trois mois à deux ans : Pire, la peine, de la relégation pouvait maintenant être prononcée contre les individus condamnés en vertu de cette nouvelle, loi à une peine supérieure à une année d'emprisonnement... En clair la " guillotine Sèche ", renvoi au bagne guettait désormais tout militant libertaire même coupable seulement de délit de parole ou bien d'apologie des actes de propagande par le fait.

Des lois dangereuses pour les libertés
     Ces dispositions, véritables lois d'exception; réintroduisaient en France sous des formes nouvelles les différentes mesures liberticides prises sous la monarchie de Juillet ou le second Empire pour juguler toute forme d'opposition. Leur caractère ouvertement arbitraire a fait écrire en pleine affaire Dreyfus à Francis de Pressensé -le président de la Ligue des droits de l'homme.- qu'il s'agissait "de mesures qui ne sont rien de moins que la violation de tous les principes de notre droit ". Le caractère exceptionnel de ces lois, ainsi que leur utilisation de plus en plus espacée après" l'amnistie générale de 1895 et la fin de la période des attentats, ont porté toutefois un certain nombre d'historiens ou d'hommes politiques à voir en elles rien d'autre que des mesures ponctuelles vite tombées en désuétude avec l'éloignement de la menace anarchiste.
     C'est là une erreur car nous pensons, bien au contraire, que ces lois marquent un véritable tournant dans la pratique répressive en France qui inaugure des formes modernes de traitement du "déviant politique". Tout d'abord, il s'agit de dénoncer le mythe d'une soi-disant clémence dans l'application des lois scélérates après 1895.
     Emile Pouget dans un très important mémorandum sur " l'application des lois d'exception de 1893 et 1894 ", paru d'abord dans la Revue blanche en mai-août 1898, détaillait toute une série de cas dans lesquels de simple militants s'étaient vus appliquer les dispositions les plus dures à savoir là relégation coupables seulement, comme dans le cas du compagnon Monod, de s'être un peu trop ostensiblement réjouis de la mort de Carnot...
     En deuxième lieu, il faut bien voir que l'adoption des lois scélérates s'accompagne de l'a mise en place "de tout un système de surveillance policière des plus tatillons visant ni plus ni moins la mise en fiche de tous ceux. qui, de près ou de loin, pouvaient avoir un rapport quelconque avec les idées anarchistes. Des états signalétiques des personnes soupçonnées d'être proches des libertaires vont, ainsi être établis dans tous les départements et périodiquement mis à jour. Des listes nominatives imprimées sur du papier couleur vert - sont aussi dressées pour les compagnons "sans domicile fixe" ce qui, par la même occasion, aux autorités la possibilité d'insérer dans cette liste tous les chanteurs ou colporteurs itinérants même si leurs convictions politiques ne sont guère affirmées...
     Les étrangers quant à eux vont avoir droit à un traitement particulier avec deux répertoires séparés, le premier concemant " les anarchistes étrangers expulsés de France " et le deuxième " les anarchistes étrangers non expulsés, résidents hors de France " !

Les "lois scélérates" enfin, au delà de leur caractère anti-anarchiste, se présentent bel et bien comme une tentative la première depuis la Commune de 1871 de criminaliser des formes de contestation radicales en rupture totale, tant par leurs méthodes que par leurs objectifs, avec la politique de consensus que les républicains opportunistes au pouvoir cherchent péniblement à mettre sur pied. Dans ces mesure à ce qui frappe n'est pas tellement ni la gravité des peines encourues par les anarchistes, ni le caractère élastique de notions comme celle d'association de malfaiteurs, mais plutôt la volonté délibérée d'exclure du champ de l'action politique des forces en mesure d'en bouleverser les règles établies. Nous pensons en effet que la véritable signification des lois scélérates réside indépendamment de la volonté de défendre l'ordre établi d'une menace immédiate dans la tentative d'établir une ligne de démarcation nette entre des formes de contestation " légitimes " (socialisme parlementaire) et " illégitimes " (anarchisme et action directe).

Une des conséquences directe de leur adoption sera en tout cas la mise en place de traitement du déviant politique que nous pourrions qualifier de "à deux vitesses" ; système qui se trouve au coeur des mécanismes de maintien de l'ordre au sein des régimes démocratiques modernes et que les autorités établies à commencer par la France ne se sont pas privées d'utiliser tout au long du XIXè et du XXe Siècle, dés que les circonstances l'auront nécessité.


     

  Lucidité   

  Henri LABORIT : Notre seule lucidité envers nous-mêmes peut-elle consister en autre chose que de savoir que nous déformons inconsciemment les faits à notre avantage et à celui de l’image que nous tentons de donner aux autres de ce que nous voudrions être ?


     

  Lutte de classes  

De Ligt - Laborit - Chomsky

  Barthélémy De LIGT : Nous rejetons quelque forme de guerre que ce soit, la guerre de classe incluse. En un mot, nous acceptons dans un certain sens la lutte de classes, mais non la guerre de classes. À notre avis, la guerre de classes, quoique souvent compréhensible est une forme erronée de la lutte révolutionnaire, parce qu'inhumaine et en contradiction avec notre but : la formation d'une humanité nouvelle.

Nous acceptons la lutte pour un nouvel ordre social. Nous acceptons la lutte de classes pour autant qu'elle soit une lutte pour la justice et la liberté, et qu'elle soit menée selon des méthodes réellement humaines. Nous participons énergiquement au mouvement d'émancipation de tous les hommes et groupes opprimés. Mais nous essayons d'y introduire et d'y appliquer des méthodes de lutte en accord avec notre but. Parce que nous savons par d'amères expériences, personnelles aussi bien que sociales, que lorsque dans n'importe quel domaine nous faisons usage de moyens qui sont essentiellement en contradiction avec le but poursuivi, ces moyens nous détourneront inévitablement de celui-ci même s'ils sont appliqués avec la meilleure intention.

  Henri LABORIT : Qu’est-ce qu’une classe? Ce mot définit un ensemble d’individus qui ont en commun une fonction, un genre de vie, une idéologie, des intérêts, etc. La multiplicité des facteurs qui entrent en jeu pour la définir rend difficile l’appréciation de ses limites. Le marxisme en a fourni une définition simple. La classe prolétarienne ne possède que sa force de travail, la classe bourgeoise détenant la propriété privée des moyens de production et d’échanges. Il est clair qu’aujourd’hui un nombre considérable d’individus, ne possédant pas la propriété privée des moyens de production et d’échanges, a des intérêts, une idéologie, un genre de vie, une échelle de salaires qui en font de parfaits bourgeois. De même, définir le prolétariat par sa force de travail consiste à dire que, lorsque l’on n’appartient pas à cette classe, on ne travaille pas, on vit dans l’oisiveté. Cependant, un bon nombre de bourgeois, ou soi-disant tels, remplissent plus d’heures de travail par semaine que n’importe quel ouvrier spécialisé.
     Est-ce alors le genre de travail effectué qui constitue le facteur essentiel de division par classes de la société? Le travail manuel serait-il prolétarien, et l’intellectuel, petit ou grand bourgeois! L’artisan serait alors un prolétarien, au même titre que le manœuvre, et le philosophe marxiste ou l’instituteur, un bourgeois. Ce qui n’est pas toujours faux. Certaines fonctions sont sans doute plus motivantes que d’autres, et un travail dans lequel on joue avec des informations variées, un travail créateur de nouveaux ensembles abstraits, est plus motivant que le geste stéréotypé du travailleur à la chaîne. Celui qui réalise le premier sera souvent moins contestataire de la structure sociale qui lui permet de se gratifier que le second. Mais la frontière entre travail intellectuel et manuel est encore bien mal délimitée et ce n’est pas parce qu’un travail fait moins appel à l’énergie thermodynamique du muscle et de la main et plus à celle, métabolique et informationnelle, du cerveau humain, qu’il n’est pas aussi automatisé, aussi dénué d’intérêt, aussi peu motivant. Mais ayant demandé à celui qui l’effectue d’avoir atteint un certain degré dans l’abstraction, il sera mieux récompensé par une structure sociale productiviste.
     Mieux récompensé? En quoi consiste la récompense, source le plus souvent de l’inégalité? Elle est salariale, bien sûr. Mais certaines professions, dont le salaire dépend de l’Etat, bien que professions dites «intellectuelles», ne sont guère mieux rétribuées que celle remplie par un chef d’atelier dans l’industrie. Pourquoi existe-t-il encore des médecins militaires, par exemple, passant des concours, alors que leurs équivalents civils ont des situations économiques beaucoup plus rentables? Le salaire est un facteur motivant mais insuffisant à séparer les classes sociales. Un chercheur scientifique dira avec ostentation si on lui demande quelle est sa fonction: «Je suis chercheur», alors qu’il est payé parfois juste au-dessus du SMIC.

Où situer la classe des «travailleurs» et leurs intérêts de classe ? Il est probable qu'un cadre supérieur ou un OS pourront avoir conscience d'appartenir, ou de ne pas appartenir, au prolétariat, à la classe des « travailleurs »; suivant les satisfactions de domination hiérarchique, ou les insatisfactions qu'ils éprouvent. Il existe dans la classe ouvrière de parfaits bourgeois et heureux de l'être, bien qu'exploités et dépouillés de leur plus-value, de même qu'il existe dans la bourgeoisie d'authentiques prolétaires, et fiers de l'être, bien que profitant pleinement par ailleurs de leur pouvoir économique et politique dont ils admettent l'équité puisqu'ils ne discutent l'existence du pouvoir hiérarchique, mais plutôt son mode de distribution. La notion de classe a été jusqu'ici fondée uniquement sur la possession ou non d'un pouvoir économique et politique. Ce pouvoir économique et politique est lui-même fondé sur un système hiérarchique, lequel est fonction de l'information professionnelle. Aussi longtemps que les partis dits de «gauche» ne remettront pas en cause ces bases mêmes du système hiérarchique, la lutte des classes n'aura qu'un sens tronqué et renaîtra toujours de ses cendres, puisque le système qui lui donne naissance n'aura pas été aboli.
     Dans ce cadre il existe évidemment des dominants et des dominés, qui nous pouvons bien appeler si bon nous semble bourgeois et prolétaires. Nous pouvons désigner chaque ensemble par le terme de «classe sociale». Nous admettrons sans aucun doute que l'effort des dominants pour maintenir leur dominance et celui des dominés pour atteindre la dominance constitue la «lutte des classes». Cependant, il semble aussi certain que nous nous limiterons à une phraséologie révolutionnaire, si nous n'inscrivons pas dans ce cadre l'ensemble des notions avons abordées concernant l'information et la thermodynamique (voir hiérarchie/structure hiérarchique), les hiérarchies professionnelles et le pouvoir politique. Or, ces notions rendent beaucoup plus difficile la délimitation des classes sociales que nous pouvons appeler «classiques». Nous savons maintenant que ces classes sont caractérisées par le rapport : abstraction de l'information/travail mécanique dans l'activité des individus, la classe étant d'autant plus élevée que le rapport l'est aussi.
     C'est ce rapport qui donne le «pouvoir» d'agir, puisque l'action est d'autant plus efficace que mieux informée. Nous savons que ce pouvoir s'inscrit dans les hiérarchies professionnelles et devient un pouvoir politique du fait que la «politique» n'a jamais fait autre chose jusqu'ici que d'assurer le maintien du pouvoir des dominants (conservatisme) ou de chercher à leur prendre (progressisme, révolutionnarisme, gauchisme) en restant dans le cadre actuel de l'expansion économique.

  Noam CHOMSKY : Je pense que, sous la surface des apparences, il y a toujours une lutte de classes en cours, qu’elle est bien comprise comme telle, et qu’elle est prête à exploser à tout moment. Il est vrai qu’on n’est pas censé en parler. Une de mes filles enseigne dans un établissement scolaire public et ses étudiants sont originaires de milieux relativement modestes. La plupart ont comme aspiration de devenir infirmière ou policier, ou quelque chose comme ça.
     Lors de la première journée, elle leur demande de s’identifier, d’indiquer leur « classe » d’origine, de la qualifier. La plupart n’en avaient jamais entendu parler. On n’est pas censé utiliser ce mot. La plupart des réponses sont « classe défavorisée » ou « classe moyenne ». Si le père travaille comme agent d’entretien, la réponse sera « classe moyenne ». S’il est en prison, ce sera « classe défavorisée ». Voilà les deux classes. C’est un piège idéologique. La relation entre classes et rapports de pouvoir - qui donne les ordres et qui les reçoit - est une idée qui a été totalement effacée des consciences, du moins en apparence. Mais elle est toujours présente, sous la surface. Dés que vous parlez à des gens de la classe ouvrière, ils réagissent parce qu’ils la ressentent.