TAZ - Zone Autonome Temporaire  

   Hakim BEY : Toutes mes recherches et mes spéculations se sont cristallisées autour du concept de "zone autonome temporaire" (en abrégé TAZ, désormais). En dépit de la force synthétisante qu'exerce ce concept sur ma propre pensée, n'y voyez rien de plus qu'un essai (une "tentative"), une suggestion, presque une fantaisie poétique. Malgré l'enthousiasme ranteresque (Ranterish ... Les Ranters étaient une secte de protestants radicaux au XVIIe siècle, connus pour parler dans des langues étranges quand ils étaient possédés par le saint-esprit.) de mon langage, je n'essaie pas de construire un dogme politique. En fait, je me suis délibérément interdit de définir la TAZ - je me contente de tourner autour du sujet en lançant des sondes exploratoires. En fin de compte, la TAZ est quasiment auto-explicite. Si l'expression devenait courante, elle serait comprise sans difficulté... comprise dans l'action.

Nous ne cherchons pas à vendre la TAZ comme une fin exclusive en soi, qui remplacerait toutes les autres formes d'organisation, de tactiques et d'objectifs. Nous la recommandons parce qu'elle peut apporter une amélioration propre au soulèvement, sans nécessairement mener à la violence et au martyre. La TAZ est comme une insurrection sans engagement direct contre l'État, une opération de guérilla qui libère une zone (de terrain, de temps, d'imagination) puis se dissout, avant que l'État ne l'écrase, pour se reformer ailleurs dans le temps ou l'espace. Puisque l'État est davantage concerné par la Simulation que par la substance, la TAZ peut "occuper" ces zones clandestinement et poursuivre en paix relative ses objectifs festifs pendant un certain temps. Certaines petites TAZs ont peut-être duré des vies entières, parce qu'elles passaient inaperçues, comme des enclaves rurales Hillbillies - parce qu'elles n'ont jamais croisé le champ du Spectacle, qu'elles ne se sont jamais risquées hors de cette vie réelle qui reste invisible aux agents de la Simulation.
     Babylone prend ses abstractions pour des réalités; la TAZ peut précisément exister dans cette marge d'erreur. Initier une TAZ peut impliquer des stratégies de violence et de défense, mais sa plus grande force réside dans son invisibilité - l'État ne peut pas la reconnaître parce que l'Histoire n'en a pas de définition. Dès que la TAZ est nommée (représentée, médiatisée), elle doit disparaître, elle va disparaître, laissant derrière elle une coquille vide, pour resurgir ailleurs, à nouveau invisible puisqu'indéfinissable dans les termes du Spectacle. A l'heure de l'État omniprésent, tout-puissant et en même temps lézardé de fissures et de vides, la TAZ est une tactique parfaite. Et parce qu'elle est un microcosme de ce "rêve anarchiste" d'une culture libre, elle est, selon moi, la meilleure tactique pour atteindre cet objectif tout en en expérimentant certains de ses bénéfices ici et maintenant.
     En résumé, le réalisme veut non seulement que nous cessions d'attendre la "Révolution", mais aussi que nous cessions de tendre vers elle, de la vouloir. "Soulèvement" - oui, aussi souvent que possible et même au risque de la violence. Le spasme de l'État Simulé sera "spectaculaire", mais dans la plupart des cas, la meilleure et la plus radicale des tactiques sera de refuser l'engagement dans une violence spectaculaire, de se retirer de l'aire de la simulation, de disparaître.
     La TAZ est un campement d'ontologistes de la guérilla: frappez et fuyez. Déplacez la tribu entière, même s'il ne s'agit que de données sur le Réseau. La TAZ doit être capable de se défendre; mais l'"attaque" et la "défense" devraient, si possible, éviter cette violence de l'État qui n'a désormais plus de sens. L'attaque doit porter sur les structures de contrôle, essentiellement sur les idées. La défense c'est "l'invisibilité" - qui est un art martial -, et l'"invulnérabilité" - qui est un art occulte dans les arts martiaux. La "machine de guerre nomade" conquiert sans être remarquée et se déplace avant que l'on puisse en tracer la carte. En ce qui concerne l'avenir, seul l'autonome peut planifier, organiser, créer l'autonomie. C'est une opération de bootstrap. La première étape est une sorte de satori - prendre conscience que la TAZ commence par le simple acte d'en prendre conscience.

Le concept de la TAZ ressort en premier lieu d'une critique de la Révolution et d'une appréciation de l'Insurrection, que la Révolution considère d'ailleurs comme "faillite"; mais, pour nous, le soulèvement représente une possibilité beaucoup plus intéressante, du point de vue d'une psychologie de la libération, que toutes les révolutions "réussies" des bourgeois, communistes, fascistes, etc.
     La deuxième force motrice de la TAZ provient d'un développement historique que j'appelle la "fermeture de la carte". La dernière parcelle de Terre n'appartenant à aucun État-nation fut absorbée en 1899. Notre siècle est le premier sans terra incognita, sans une frontière. La nationalité est le principe suprême qui gouverne le monde - pas un récif des mers du Sud, pas une vallée lointaine, pas même la Lune et les planètes, ne peut être laissé ouvert. C'est l'apothéose du "gangstérisme territorial". Pas un seul centimètre carré sur Terre qui ne soit taxé et policé... en théorie.

Le concept de nomadisme psychique (ou, comme nous l'appelons par plaisanterie, "cosmopolitisme sans racine") est vital dans la formation de la TAZ. Certains aspects de ce phénomène ont été discutés par Deleuze et Guattari dans Nomadology and the War Machine, par Lyotard dans Driftworks et par différents auteurs dans le numéro "Oasis" de la revue Semiotext(e). Nous préférons ici le terme de "nomadisme psychique" à ceux de "nomadisme urbain", de "nomadologie" ou de "driftwork" etc., dans le simple but de relier toutes ces notions en un seul ensemble flou à étudier à la lumière de l'émergence de la TAZ.


     

  Terreur - Terrorisme  

  Noam CHOMSKY : Les plus grandes opérations terroristes que l’on connaisse viennent directement de Washington;

Si l’on veut réduire le terrorisme dans le monde il y a une solution très simple, arrêtons d’y participer. Ça ne résoudrait pas tout, mais ça réduirait considérablement le nombre d’actes terroristes. C’est une solution facile.

Qu'en est-il de l'élévation du niveau de vie ?
     L'Alliance pour le Progrès du président Kennedy s'y serait attaqué mais le modèle de développement imposé fut axé prioritairement sur les besoins des investisseurs américains. Il fortifia et étendit le système déjà en vigueur selon lequel les latino-américains sont forcés de produire des récoltes destinées à l'exportation et de réduire les cultures de subsistance comme le mais et les haricots destinés à la consommation locale. Ce modèle de développement basé sur les exportations agricoles produit habituellement " un miracle économique " grâce auquel le PNB s'accroît , alors que la grande majorité de la population meurt de faim. Lorsque vous adoptez une telle approche, l'opposition populaire augmente inévitablement, et vous l'éliminer ensuite par la terreur et la torture. Voyons ce processus.
     La 1e étape consiste à utiliser les forces de police. Elles jouent un rôle crucial, vu qu'elles sont capables de détecter le mécontentement très tôt et de l'éliminer avant qu'il soit nécessaire de faire appel à une " intervention chirurgicale majeure ".
     La 2e étape, on utilise les militaires. Les USA ont toujours tenté d'établir des relations avec les militaires des pays étrangers, parce que c'est une des manières les plus efficaces de renverser un gouvernement désireux d'échapper à notre contrôle. C'est ainsi que furent jetées les bases des coups d'Etat militaires au Chili en 1973 et en Indonésie en 1965. Sous l'administration Kennedy, la mission des militaires latino-américains sous les ordres des USA passa de la " défense de l'hémisphère à la Sécurité interne ", ( ce qui signifie en gros la guerre contre votre propre population). C'est aussi cette administration qui prépara la voie au coup d'Etat militaire au Brésil, en 1964, aidant à renverser la démocratie brésilienne qui devenait trop indépendante. Les USA fournirent un soutien enthousiaste au coup d'Etat, tandis que ses chefs militaires installaient un régime de sécurité nationale de type néo-nazi fondé sur la torture, la répression. Cela inspira une multitude d'initiatives similaires en Argentine, au Chili et partout dans l'hémisphère, à partir du milieu des années 1960 jusque dans les années 1980- une période extrêmement sanglante.
     Le militaire procède de façon typique : il provoque d'abord un désastre économique, en suivant généralement les prescriptions des conseillers américains, et ensuite, il décide de confier l'affaire à des civils qui se chargeront de l'administration. Le contrôle militaire ouvert n'est plus nécessaire dès que de nouveaux moyens deviennent disponibles EX : des contrôles exercés par le biais du FMI ( qui comme la Banque Mondiale, prête aux nations du Tiers monde des fonds fournis en grande partie par les puissances industrielles). En échange de ses prêts, la FMI impose la " libéralisation " : une économie ouverte à la pénétration et au contrôle étranger, de sévères coupes dans les services destinés à l'ensemble de la population, etc… L'endettement et le chaos économique laissés par les militaires garantissent assez bien le respect des règles imposées par le FMI- à moins que des forces populaires n'essaient d'entrer dans l'arène politique, auquel cas les militaires peuvent être forcés de réinstaurer la " stabilité ".
     Le Brésil est un cas instructif- très riche en ressources naturelles- mais grâce au coup d'Etat de 1964 et au " miracle économique ", ( incluant torture, assassinats, et autres moyens de contrôle de la population, la situation actuelle de nombreux brésiliens se trouve probablement sur un pied d'égalité avec celle de l'Ethiopie. Le ministère brésilien de l'éducation rapporte que plus d'un tiers du budget de l'éducation va aux repas scolaires, parce que la plupart des étudiants des écoles publiques sont nourris par l'école ou ne mangent pas du tout. La situation est semblable dans toute l'Amérique latine. Rien qu'en Amérique centrale, le nombre de personnes assassinées par des forces soutenues par les américains depuis la fin des années 1970 s'élève à environ 200,000 et les mouvements populaires qui combattent pour la démocratie et des réformes sociales ont été décimés.


     

  Terrorisme poétique  

   Hakim BEY : C'est une danse étrange et nocturne dans les guichets automatiques des banques. Des feux d'artifice tirés illégalement. L'art-paysager, des travaux de terrassement, ou des objets bizarres dans les Parcs Publics. Rentrez par effractions dans des maisons, mais au lieu de les cambrioler, laissez-y des objets de terrorisme poétique. Kidnappez quelqu'un et rendez-le heureux. Prenez une personne au hasard et persuadez-la qu'elle vient d'hériter d'une fortune colossale, inutile et surprenante - 1000 hectares en Antarctique, un éléphant de cirque trop vieux, un orphelinat à Bombay, ou une collection de vieux manuscrits alchimiques. Cette personne réalisera plus tard que durant un moment, elle a cru en quelque chose d'extraordinaire, et elle sera peut-être amenée à rechercher un autre mode de vie, plus intense.
     Erigez des plaques commémoratives en cuivre dans les endroits (publiques ou privés) où vous avez connu une révélation ou une expérience sexuelle particulièrement satisfaisante...
     Organisez une grève dans votre école ou sur votre lieu de travail sous prétexte que vos besoins en indolence et en beauté spirituelle n'y sont pas satisfaits.
     Les graffitis apportent une certaine grâce aux métros si laids et aux monuments publiques si rigides - le Terrorisme Poétique peut également servir dans les endroits publiques : des poèmes gribouillés dans les toilettes des palais de justice, de petits fétiches abandonnés dans les parcs et les restaurants, des photocopies artistiques placées sous les essuie-glaces des pare-brise des voitures en stationnement, des Slogans écrits en Caractères Enormes collés sur les murs des cours de récréations ou des aires de jeux, des lettres anonymes postées au hasard ou à des destinataires sélectionnés (fraude postale), des émissions radio pirates, du ciment humide....
     La réaction du public ou le choc esthétique produit par le Terrorisme Poétique devra être au moins aussi intense que le sentiment de terreur - de dégoût puissant, de stimulation sexuelle, de crainte superstitieuse, d'une découverte intuitive subite, d'une peur dadaesque - il n'est pas important que le Terrorisme Poétique soit destiné à une ou plusieurs personnes, qu'il soit " signé " ou anonyme, car s'il ne change pas la vie de quelqu'un (hormis celle de l'artiste), il échoue.
     Le Terrorisme Poétique n'est qu'un acte dans un Théâtre de la Cruauté qui n'a ni scène, ni rangées, ni sièges, ni tickets, ni murs. Pour fonctionner, le Terrorisme Poétique doit absolument se séparer de toutes les structures conventionnelles de consommation d'art (galeries, publications, médias). Même les tactiques de guérillas Situationnistes comme le théâtre de rue sont peut-être actuellement trop connues et trop attendues.
     Une séduction raffinée, menée non seulement dans l'optique d'une satisfaction mutuelle, mais également comme un acte conscient dans une existence délibérément belle - pourrait être l'acte ultime de Terrorisme Poétique.
     Le Poète Terroriste se comporte comme un farceur de l'ombre dont le but n'est pas l'argent mais le CHANGEMENT.
     Ne pratiquez pas le Terrorisme Poétique pour d'autres artistes, faites le pour des gens qui ne réaliseront pas (du moins durant quelques temps) que ce que vous avez fait est de l'art. Evitez les catégories artistiques identifiables, évitez la politique, ne traînez pas pour éviter de raisonner, ne soyez pas sentimentaux ; soyez sans pitié, prenez des risques, pratiquez le vandalisme uniquement sur ce qui doit être défiguré, faites quelque chose dont les enfants se souviendront toute leur vie - mais ne soyez pas spontanés à moins que la Muse du Terrorisme Poétique ne vous possède.
     Déguisez-vous. Laissez un faux nom. Soyez mythique. Le meilleur Terrorisme Poétique va contre la loi, mais ne vous faites pas prendre. L'art est un crime ; le crime est un art.".

Le Sabotage Artistique cherche à être parfaitement exemplaire mais en même temps garde une certaine forme d'opacité - pas de la propagande mais un choc esthétique - directement attirant tout en étant subtilement présenté - l'action comme métaphore. Le Sabotage Artistique est le côté obscur du Terrorisme Poétique - la création par la destruction - mais il ne peut servir aucun Parti, ni aucune forme de nihilisme, ni même l'art. Tout comme le bannissement de l'illusion amplifie la conscience, la démolition du fléau esthétique adoucit l'air du monde du discours, de l'Autre. Le Sabotage Artistique sert uniquement la conscience, l'attention, l'éveil. Le Sabotage Artistique transcende la paranoïa, la déconstruction - la critique ultime - l'attaque physique sur l'art nauséabond - le djihad esthétique. La moindre trace du plus insignifiant égoïsme ou même de goût personnel abîme sa pureté et vicie sa force. Le Sabotage Artistique ne cherche jamais le pouvoirpouvoir- il ne fait que le libérer.
     Les réalisations artistiques individuelles (même les pires) sont largement hors de propos - le Sabotage Artistique cherche à détruire les institutions qui utilisent l'art afin de diminuer la conscience et le profit par l'illusion. Tel ou tel poète ou peintre ne peut être condamné pour manque de vision - mais les Idées pernicieuses peuvent être combattues par les objets qu'elles génèrent. La musique de supermarché est destinée à hypnotiser et à contrôler - on peut détruire son mécanisme.
     Les autodafés de livres - pourquoi les rednecks et les Douaniers devraient-ils avoir le monopole de cette arme ? Les histoires d'enfants possédés par le diable ; la liste des bestsellers du New York Times ; les tracts féministes contre la pornographie ; les livres scolaires (plus particulièrement les livres d'études sociales, civiques, de Santé) ; des piles de New York Post, Village Voice et autres journaux de supermarché ; un choix de glanures de publications chrétiennes ; quelques romans de la collection " Arlequins " - une atmosphère festive, du vin des joints passant de mains en mains par un bel après-midi d'automne.
     Jeter de l'argent à la Bourse fut un acte intéressant de Terrorisme Poétique - mais détruire l'argent aurait été un excellent acte de Sabotage Artistique. Pirater les émissions TV et y programmer quelques minutes de Chaos incendiaire constituerait un exploit de Terrorisme Poétique - alors que faire exploser la tour de transmission serait un Sabotage Artistique parfaitement adéquat. Si certaines galeries et musées méritent qu'on lance à l'occasion un pavé dans leurs vitrines - pas de destruction, mais une décharge d'autosatisfaction - alors qu'en est-il des banques ? Les galeries transforment la beauté en produit, mais les banques transmutent l'Imagination en déchets et en dettes. Le monde n'y gagnerait-il pas plus en beauté à chaque banque qui tremble...ou s'écroule ? Mais comment y parvenir ? Le Sabotage Artistique devrait probablement se tenir à l'écart de la politique (c'est si ennuyeux) - mais pas des banques.
     Ne faites pas grève - pratiquer le vandalisme. Ne protestez pas - défigurez. Lorsque l'on vous impose la laideur, de mauvaises conceptions et un gaspillage stupide, contestez, et lancez votre chaussure dans les œuvres, ripostez. Brisez les symboles de l'Empire au nom de rien si ce n'est l'envie de grâce du cœur.


     

   Théocratie   

   Michel ONFRAY : La théocratie trouve son remède dans la démocra­tie : le pouvoir du peuple, la souveraineté immanente des citoyens contre le prétendu magistère de Dieu, en fait de ceux qui s'en réclament... Au nom de Dieu, l'Histoire témoigne, les trois monothéismes font cou­ler pendant des siècles d'incroyables fleuves de sang ! Des guerres, des expéditions punitives, des massacres, des assassinats, du colonialisme, des ethnocides, des génocides, des Croisades, des Inquisitions, aujour­d'hui l'hyper-terrorisme planétaire... (TA-2005)

Dès que la religion produit des effets publics et poli­tiques, elle augmente considérablement son pouvoir de nuisance. Quand on s'appuie sur un prélèvement dans tel ou tel des trois livres pour expliquer le bien-fondé et la légitimité du crime perpétré, le forfait devient inattaquable : peut-on aller contre la parole révélée, le dit de Dieu, l'invite divine ? Car Dieu ne parle pas — sauf au peuple juif et quelques illuminés auxquels il envoie parfois un messager, une vierge par exemple —, mais le clergé le fait parler d'abondance. Quand un homme d'Église s'exprime, qu'il cite les morceaux de son livre, s'y opposer revient à dire non à Dieu en personne. Qui dispose d'assez de force morale et de conviction pour refuser la parole (d'un homme) de Dieu ? Toute théocratie rend impossible la démocratie. Mieux : un soupçon de théocratie empêche l'être même de la démocratie. (TA-2005)

Toute théocratie renvoyant au modèle d'un univers de fiction hors du temps, hors de l'espace, vise dans le temps d'une histoire concrète et dans la géographie d'un espace immanent la reproduction sur le mode du décalque de l'archétype conceptuel. Car les plans de la cité des hommes sont archivés dans la cité de Dieu. L'Idée platonicienne, si jumelle de Dieu, sans date de naissance, sans décès prévu, sans affectation de quelque manière que ce soit, ni temporelle, ni entropique, sans faille, parfaite, génère la fable d'une société close, elle aussi douée des attributs du Concept.
     La démocratie vit de mouvements, de changements, d'agencements contractuels, de temps fluides, de dynamiques permanentes, de jeux dialectiques. Elle se crée, vit, change, se métamorphose, se construit en regard d'un vouloir issu de forces vivantes. Elle recourt à l'usage de la raison, au dialogue des parties prenantes, à l'agir communicationnel, à la diplomatie autant qu'à la négociation. La théocratie fonctionne à l'inverse : elle naît, vit et jouit de l'immobilité, de la mort et de l'irrationnel. La théocratie est l'ennemie la plus à craindre de la démocratie, avant-hier à Paris avant 1789, hier à Téhéran en 1978, et aujourd'hui chaque fois qu'Al-Qaïda fait parler la poudre. (TA-2005)


     

  Tong  

   Hakim BEY : Un Tong peut être défini comme une société de profit mutuel pour des gens avec un intérêt commun qui est illégal ou dangereusement marginal - d'où le nécessaire secret. Beaucoup de Tong chinois évoluent autour de la contrebande et de l'évasion fiscale, ou le contrôle clandestin de certains trafics (en opposition avec le contrôle de l'Etat), ou des buts insurrectionnels politiques ou religieux (la déchéance des Mandchous par exemple - plusieurs Tongs collaborèrent avec les anarchistes durant la révolution de 1911).
     Un but commun des Tongs était de collecter et d'investir les cotisations et les frais d'initiation des membres dans des fonds d'assurance pour l'indigent, le sans emplois, la veuve et l'orphelin des membres décédés, pour les frais funéraires, etc. Dans une époque comme la notre où les pauvres sont pris entre le cancer-Scylla de l'industrie des assurances et l'évanescent-Charybde de la sécurité sociale et des services de soins de santé, ce besoin d'une Société Secrète pourrait bien redevenir attractif. (Les loges maçonniques furent organisées sur cette base, comme le furent les premiers syndicats illégaux et les " ordres de chevalerie " pour les travailleurs et artisans). Un autre but universel pour de telles sociétés était bien sûr la convivialité, et plus particulièrement la tenue de banquets - mais même ce passe-temps apparemment anodin peut acquérir des connotations insurrectionnelles. Dans les diverses révolutions françaises, par exemple, les clubs gastronomiques prirent le rôle des organisations radicales quand toutes autres formes de rencontres publiques étaient bannies.
     Récemment, j'ai discuté avec " P.M. ", l'auteur de bolo'bolo (Semitext(e) Foreign Agents Series). J'arguais que les sociétés secrètes sont à nouveaux une possibilité valide pour des groupes recherchant l'autonomie et la réalisation personnelle. Il ne fut pas d'accord, mais non (comme je m'y attendais) à cause des connotations " élitistes " du secret. Il sentait que de telles formes d'organisation fonctionnent mieux pour des groupes déjà très soudés avec de forts liens économiques, ethniques/régionaux ou religieux - des conditions qui n'existent pas (ou qui n'existent qu'embryonnairement) sur la scène marginale actuelle. Il proposa plutôt l'établissement de centres de proximités multi-objets avec des dépenses qui devaient être partagées par divers groupes d'intérêts particuliers et d'objectifs micro-entrepreneurials (les artisans, des coffee-houses, des espaces de représentation, etc.). De tels centres d'importance requerront des statuts officiels (une reconnaissance de l'Etat), mais ne deviendraient évidemment pas être visibles pour toutes sortes d'activités non-officielles - marchés noirs, organisations temporaires de protestation ou d'action insurrectionnelle, de " plaisir " et de convivialité incontrôlée, etc.
     Pour répondre à la critique de P.M., je n'ai pas abandonné mais plutôt modifié mon concept de ce qu'un Tong moderne pourrait être. La structure intensément hiérarchique d'un Tong traditionnel ne marcherait évidemment pas, bien que certaines de ses formes puissent en être sauvées et utilisées de la même manière que les titres et honneurs sont utilisés dans nos " religions libres " (ou " religions étranges ", religions " pour rire ", cultes anarcho-néo-païens, etc.). Une organisation non-hiérarchisée nous attire tout autant que les rituels, l'encens, la délicieuse emphase d'ordres occultes, - une " Esthétique Tong " comme vous pourriez l'appeler - et donc pourquoi ne pourrions-nous pas avoir aussi notre part du gâteau et la manger ? - (particulièrement si c'est un majoun marocain ou un baba à l'absinthe - quelque chose d'un peu interdit. Entre autres choses, le Tong devrait être une œuvre d'art.
     La règle traditionnelle stricte du secret a aussi besoin d'être modifiée. De nos jours, tout ce qui échappe au regard stupide de la publicité est déjà virtuellement secret. Beaucoup de gens à la mode semblent incapables de croire dans la réalité de quelque chose qu'ils n'ont jamais vu à la télévision - et donc échapper au fait d'être télévisualisé est déjà une quasi-invisibilité. De plus, ce qui est vu au travers de la médiation des médias devient quelque chose d'irréel et perd sa puissance (je ne m'occuperai pas de soutenir cette thèse mais simplement de référerai le lecteur à un train-pensée qui mène de Nietzsche à Benjamin à Bataille à Barthe à Foucault à Baudrillard). Par contraste, peut-être que ce qui n'est pas vu conserve sa réalité, un enracinement dans la vie de tous les jours et donc un potentiel pour le merveilleux.
     Ainsi, le Tong moderne ne peut être élitiste - mais il n'y a aucune raison qu'il ne puisse être électif. Beaucoup d'organisations non-autoritaires se sont écroulées à cause du principe douteux d'une affiliation ouverte qui mène fréquemment à la prépondérance dans trous-du-cul, des exploiteurs, des dégueulasses, des neurotiques pleurnichards et des agents de police. Si un Tong est organisé autour d'un intérêt spécifique (et particulièrement un intérêt illégal ou risqué ou marginal), il a certainement le droit de se construire lui-même selon le principe des " groupes d'affinités ". Si le secret veut dire (a) éviter la publicité et (b) rejeter des membres potentiels, la " société secrète " peut difficilement être accusée de violer les principes anarchistes. En fait, de telles sociétés ont une longue et honorable histoire au sein du mouvement anti-autoritaire, des rêves de Proudhon de réanimer la Sainte-Vehme comme une sorte de " Justice Populaire ", aux différents plans de Bakounine, aux " Voyageurs " de Durutti. Nous ne devrions pas permettre aux historiens marxistes de nous convaincre que de tels expédients sont " primitifs " et sont laissés de côté par " l'Histoire ". Le caractère absolu de " l'Histoire " est au mieux une proposition douteuse. Nous ne sommes pas intéressés par un retour à l'état primitif, mais par un retour DU primitif, dans la mesure où le primitif est " réprimé ".
     Auparavant, les sociétés secrètes apparaissaient dans des temps et des espaces interdits par l'Etat, c'est à dire où et quand le peuple était divisé par la loi. A notre époque, le peuple n'est habituellement pas divisé par la loi mais par la médiation et l'aliénation. Par conséquent, le secret devient une résiliation de la médiation, alors que la convivialité passe d'un objectif secondaire à un objectif primaire pour la " société ". Se rencontrer simplement face-à-face est déjà une action contre les forces qui nous oppressent par l'isolement, par la solitude, par la transe des médias.
     Dans une société qui renforce la séparation schizoïde entre le Travail et le Loisir, nous avons tous expérimentés la " trivialisation " de notre " temps libre ", temps qui est organisé ni comme un travail ni comme un loisir (" Vacances " voulait dire autrefois temps " vide " - aujourd'hui elles signifient le temps qui est organisé et rempli par l'industrie des loisirs). L'objectif " secret " de la convivialité dans la société secrète devient alors une auto-structuration et une auto-valorisation du temps libre. La plupart des soirées sont vouées seulement à écouter de la musique forte et boire trop de boissons alcoolisées, non parce que nous y prenons plaisir mais parce que l'Empire du Travail nous a imprégné avec le sentiment que le temps " vide " est un temps gaspillé. L'idée de lancer une soirée pour, disons, pour chanter des Madrigaux ensemble semble désespérément passée de mode. Mais le Tong moderne trouvera cela à la fois nécessaire et agréable de reprendre le temps libre des mains du monde marchand et le vouer à une création partagée, à un jeu.

J'ai connaissance de plusieurs sociétés organisées, mais je ne vais sûrement pas dévoiler leur secret en en discutant par écrit. Il y a des gens qui n'ont pas besoin de 15 secondes de Nouvelles du Soir pour valider leur existence. Bien sûr, la presse et la radio marginale (probablement le seul média dans lequel cette " sermonnette " apparaîtra) sont de toute manière pratiquement invisibles - certainement toujours assez opaque pour le regard du Contrôle. Néanmoins, voici le principe de mon propos : les secrets devraient être respectés. Personne n'a besoin de tout savoir ! Ce dont le XXe siècle manque le plus et a le plus besoin est le tact. Nous désirons remplacer l'épistémologie démocratique par une " épistémologie dadaïste ". Soit vous êtes dans le bateau (bus) soit vous n'y êtes pas.
     Quelques-uns appelleront cela une attitude élitiste, mais elle ne l'est pas - du moins pas selon le sens qui est donné à ce mot par C. Wright Mills : " un petit groupe qui exerce son pouvoir sur ceux qui ne sont pas membres pour son propre agrandissement ". L'Immédiatisme n'est pas lui-même impliqué dans les relations de pouvoir ; - il ne désire ni être dirigé ni diriger. Le Tong contemporain ne trouve donc aucun plaisir dans la dégénérescence des institutions en conspirations. Il veut le pouvoir pour ses propres objectifs mutuels. C'est une association libre d'individus qui se sont choisis chacun comme bénéficiaire de la générosité du groupe, sa " prodigalité " (pour utiliser un terme Soufi). Si cela doit mener à une certaine forme " d'élitisme ", alors qu'il en soit ainsi.
     Si l'Immédiatisme commence avec des groupes d'amis qui n'essayent pas seulement de briser l'isolement mais qui essayent aussi d'améliorer la vie de chacun, il devra bientôt prendre des formes plus complexes : la cellule d'alliés mutuellement auto-choisis, travaillant (jouant) à occuper de plus en plus de temps et d'espace en dehors des structures médiatiques et du contrôle. Alors il tendra à devenir un réseau horizontal pour de tels groupes autonomes - et ensuite, une " tendance " - et ensuite un " mouvement " - et ensuite une toile cinétique de " zones autonomes temporaires ". A la fin, il s'efforcera de devenir le noyau d'une nouvelle société, se donnant naissance à lui-même au sein de la coquille corrompue de l'ancienne. Pour tous ces objectifs, la société secrète promet de fournir un cadre utile de clandestinité protectrice - un cloaque d'invisibilité qui devra être abandonné uniquement dans l'éventualité d'une quelconque chute de la Babylone de la Médiation… Préparez-vous pour les Guerres Tongs !


     

  Travail - Travailleurs  

Proudhon (1809) - Bakounine (1814) - Thoreau (1817) - Béra (1824) - Michel (1830) - Reclus E. (1830) - Lermina (1839) - Kropotkine (1842) - Lafargue (1842) - Guillaume (1844) - Schwitzguébel (1844) - Dave (1845) - Stackelberg (1852) - Malatesta (1853) - Grave (1854) - Ferrer (1859) - Ryner (1861) - Retté (1863) - Étiévant (1865) - Pannekoek (1873) - Griffuelhes (1874) - Fabbri (1877) - De Ligt (1883) - Durruti (1896) - Schuurman (1897) - Berneri (1897) - Laborit (1914) - Chomsky (1928) - Vaneigem (1934) - Onfray (1959)

  P-Joseph PROUDHON : Le travail, en inventant des procédés et des machines qui multiplient à l'infini sa puissance, puis en stimulant par la rivalité le génie industriel, et assurant ses conquê­tes au moyen des profits du capital et des privilèges de l'exploitation, a rendu plus profonde et plus inévitable la constitution hiérarchique de la société : [...] il dépendait de nous de tirer de cette subordination de l'homme à l'homme, ou, pour mieux dire, du travailleur au travailleur, des conséquences tout autres.
     [...] Et pourquoi cet arbitraire dans les rapports du capitaliste et du travailleur ? Pourquoi cette hostilité d'intérêts ? Pourquoi cet acharnement réciproque ? Au lieu d'expliquer éternellement le fait par le fait même, allez au fond, et vous trouverez partout, pour premier mobile, une ardeur de jouissance que ni loi, ni justice, ni charité ne retiennent; vous verrez l'égoïsme escomptant sans cesse l'avenir, et sacrifiant à ses monstrueux caprices travail, capital, la vie et la sécurité de tous. (JRE-1858)

  Michel BAKOUNINE : Le socialiste bourgeois se reconnaît surtout à un signe : il est un individualiste enragé et il éprouve une fureur concentrée toutes les fois qu'il entend parler de propriété collective. Ennemi de celle-ci, il l'est naturellement aussi du travail collectif et, ne pouvant l'éliminer tout à fait du programme socialiste, au nom de cette liberté qu'il comprend si mal, il prétend faire une place très large au travail individuel.
     Mais qu'est-ce que le travail individuel ? Dans tous les travaux auxquels participent immédiatement la force ou l'habileté corporelle de l'homme, c'est-à-dire dans tout ce qu'on appelle la production matérielle, c'est l'impuissance ; le travail isolé d'un seul homme, quelque fort et habile qu'il soit, n'étant jamais de force à lutter contre le travail collectif de beaucoup d'hommes associés et bien organisés. Ce que dans l'industrie on appelle actuellement travail individuel n'est pas autre chose que l'exploitation du travail collectif des ouvriers par des individus, détenteurs privilégiés soit du capital, soit de la science. Mais du moment que cette exploitation cessera et les bourgeois socialistes assurent au moins qu'ils en veulent la fin, aussi bien que nous il ne pourra plus y avoir dans l'industrie d'autre travail que le travail collectif, ni par conséquent aussi d'autre propriété que la propriété collective.
     Le travail individuel ne restera donc plus possible que dans la production intellectuelle, dans les travaux de l'esprit. Et encore ! L'esprit du plus grand génie de la terre n'est-il point toujours rien que le produit du travail collectif, intellectuel aussi bien qu'industriel, de toutes les générations passées et présentes ? Pour s'en convaincre, qu'on s'imagine ce même génie, transporté dès sa plus tendre enfance dans une île déserte ; en supposant qu'il n'y périsse pas de faim, que deviendra-t-il ? Une bête, une brute qui ne saura pas même prononcer une parole et qui par conséquent n'aura jamais pensé ; transportez-le à l'âge de dix ans, que sera-t-il quelques années plus tard ? Encore une brute qui aura perdu l'habitude de la parole et qui n'aura conservé de son humanité passée qu'un vague instinct. Transportez-l'y enfin à l'âge de vingt, de trente ans, à dix, quinze, vingt années de distance, il deviendra stupide. Peut-être inventera-t-il quelque religion nouvelle !
     Qu'est-ce que cela prouve ? Cela prouve que l'homme le mieux doué par la nature n'en reçoit que des facultés, mais que ces facultés restent mortes, si elles ne sont pas fertilisées par l'action bienfaisante et puissante de la collectivité. Nous dirons davantage : plus l'homme est avantagé par la nature, et plus il prend à la collectivité ; d'où il résulte que plus il doit lui rendre, en toute justice.
     Toutefois, nous reconnaissons volontiers que bien qu'une grande partie des travaux intellectuels puisse se faire mieux et plus vite collectivement qu'individuellement, il en est d'autres qui exigent le travail isolé. Mais que prétend-on en conclure ? Que les travaux isolés du génie ou du talent étant plus rares, plus précieux et pus utiles que ceux des travailleurs ordinaires, doivent être mieux rétribués que ces derniers ? Et sur quelle base, je vous prie ? Ces travaux sont-ils plus pénibles que les travaux manuels ? Au contraire, ces derniers sont sans comparaison plus pénibles. Le travail intellectuel est un travail attrayant qui porte sa récompense en lui-même, et qui n'a pas besoin d'autre rétribution. Il en trouve une autre encore dans l'estime et dans la reconnaissance de ses contemporains, dans la lumière qu'il leur donne et dans le bien qu'il leur fait. Vous qui cultivez si puissamment l'idéal, Messieurs les socialistes bourgeois, ne trouvez-vous pas que cette récompense en vaut bien une autre, ou bien lui préféreriez-vous] une rémunération plus solide en argent bien sonnant ?
     Et d'ailleurs, vous seriez bien embarrassés s'il vous fallait établir le taux des produits intellectuels du génie. Ce sont, comme Proudhon l'a fort bien observé, des valeurs incommensurables : elles ne coûtent rien, ou bien elles coûtent des millions... Mais comprenez-vous qu'avec ce système, il vous faudra vous presser d'abolir au plus tôt le droit d'héritage, car vous aurez les enfants des hommes de génie ou de grand talent qui hériteront sans cela des millions ou des centaines de mille francs ; ajoutez que ces enfants sont ordinairement, soit par l'effet d'une loi naturelle encore inconnue, soit par l'effet de la position privilégiée que leur ont faite les travaux de leurs pères qu'ils sont ordinairement des esprits fort ordinaires et souvent même des hommes très bêtes. Mais alors que deviendra cette justice distributive dont vous aimez tant à parler, et au nom de laquelle vous nous combattez ? Comment se réalisera cette égalité que vous nous promettez ?
     Il nous paraît résulter évidemment de tout cela que les travaux isolés de l'intelligence individuelle, tous les travaux de l'esprit, en tant qu'invention, non en tant qu'application, doivent être des travaux gratuits. Mais alors de quoi vivront les hommes de talent, les hommes de génie ? Eh, mon Dieu ! Ils vivront de leur travail manuel et collectif comme les autres. Comment ! vous voulez astreindre les grandes intelligences à un travail manuel, à l'égard des intelligences les plus inférieures ? Oui, nous le voulons, et pour deux raisons. La première, c'est que nous sommes convaincus que les grandes intelligences, loin d'y perdre quelque chose, y gagneront au contraire beaucoup en santé de corps et en vigueur d'esprit, et surtout en esprit de solidarité et de justice. La seconde, c'est que c'est le seul moyen de relever et d'humaniser le travail manuel, et d'établir par là une égalité réelle entre les hommes. (LE-1869)

  Henry David THOREAU : L'ordre des choses devait plutôt être inversé - le dimanche devrait être le jour du labeur de l'homme, pour ainsi gagner sa vie à la sueur de son front; et les six autres jours consisteraient en le repos des sentiments et de l'âme, - pour parcourir ce jardin ouvert, et boire aux doux effluves et aux sublimes révélations de la Nature. (ECTM-1837)

La plupart des hommes, même dans notre pays relativement libre, par ignorance ou par erreur, sont si absorbés par les soucis inutiles et le rude et vain labeur de leur vie, qu'ils ne peuvent pas en cueillir les fruits les plus délicats. Leurs doigts maladroits et tremblants, à cause d'un travail accablant, en sont devenus incapables. En fait le travailleur n'a pas le loisir qui lui permettrait de conserver son intégrité quotidienne véritable. Il n'a pas la possibilité de maintenir des relations d'homme à homme avec les autres, son labeur en serait déprécié sur le marché. Il n'a pas le temps d'être autre chose qu'une machine; comment peut-il conserver le sens de son ignorance - nécessaire à son développement - lorsqu'il lui faut si souvent faire appel à son savoir ? Il faudrait que nous le nourrissions, que nous l'habillions gratuitement parfois, que nous le réconfortions par notre accueil chaleureux, avant de pouvoir le juger. Les qualités les plus délicates de notre être, comme le duvet sur les fruits, ne peuvent se conserver que si vous les maniez avec précaution. Et pourtant nous ne traitons ni les autres ni nous-mêmes, avec cette sollicitude.
     Ce ne devrait pas être par leur architecture, mais pourquoi pas par leur faculté de pensée abstraite, que les nations devraient chercher à rester dans la mémoire des hommes ? (WAL-1854)

Ce monde est un lieu d'affaires. Quel remue-ménage incessant ! Je suis réveillé presque chaque nuit par le halètement des locomotives. Il interrompt mes rêves. Il n'y a pas de shabbat. Ce serait merveilleux de voir l'humanité goûter pour une fois au temps libre. Ce n'est que travail et travail encore. Ce n'est pas chose facile que d'acheter un cahier vierge pour y consigner ses pensées ; en général leurs lignes servent plutôt à noter des dollars et des cents. Un Irlandais, me voyant prendre des notes dans les champs, estima sans le moindre doute que je calculais mes gages. Qu'un homme soit tombé par une fenêtre quand il était nourrisson, au point de rester infirme à vie, ou bien qu'il ait perdu la raison après que les Indiens lui eurent causé une grande frayeur, on déplorera surtout que son état l'ait rendu inapte à travailler ! Je pense qu'il n'est rien, pas même le crime, de plus opposé à la poésie, à la philosophie, voire à la vie elle-même, que cette incessante activité. (WAL-1854)

Le but du travailleur ne devrait pas être de gagner sa vie, d'avoir " un bon boulot ", mais de bien accomplir une tâche donnée ; même d'un point de vue pécuniaire, ce serait une économie pour une ville que de payer ses travailleurs si bien qu'ils ne se rendraient plus compte qu'ils travaillent à de basses fins, uniquement pour gagner leur pain, mais à des fins scientifiques voire morales. N'engagez pas un homme qui fait son travail pour de l'argent, mais celui qui le fait par amour de sa tâche. (WAL-1854)

Il est remarquable qu'il y ait peu d'hommes bien employés, selon leur intelligence, qu'un peu d'argent ou de célébrité n'achète en général en les arrachant à leur activité du moment. Je vois des offres d'emploi en mer pour des jeunes gens actifs, comme si l'activité était le seul capital d'un jeune homme. Pourtant, j'ai été surpris quand quelqu'un m'a proposé en toute confiance, un adulte, d'embarquer dans pareille entreprise, comme si je n'avais absolument rien à faire, ma vie ayant été jusque-là un échec complet. C'est me payer d'un complément bien douteux ! Comme s'il m'avait rencontré au cœur de l'océan luttant contre le vent, ballotté et sans destination, et qu'il m'eût proposé de partir avec lui ! Si je l'avais fait, qu'auraient dit selon vous les assureurs de la compagnie maritime ? Non, non ! À ce stade du voyage, je ne suis pas sans emploi. À dire vrai, j'ai vu une publicité pour recruter de robustes marins, quand j'étais enfant et que je me baladais dans mon port natal, et dès que je fus en âge de le faire, je m'embarquai. (WAL-1854)

  Victoire Léodile BÉRA : Je sens toutes les tristesses et toutes les colères que doit exciter le spectacle d’un monde où la misère des travailleurs est la condition nécessaire de l’abondance des oisifs. Un tel système, inique, meurtrier, dépravant pour tous, doit être changé.
     S’il peut être expliqué au point de vue historique, il ne peut être justifié du jour où la conscience humaine a admis les principes supérieurs qui le condamnent. Non, il n’y a point de lois qui puissent prévaloir contre la justice. Un ordre prétendu, qui admet la souffrance comme condition de ce qu’on appelle la paix, n’est que le désordre, et il n’y a point de science économique, si profonde qu’elle se dise être, que ne réduise à néant la protestation du plus humble des travailleurs, réclamant avec le sentiment de son droit le bien-être, l’instruction et le loisir nécessaires à toute créature morale et intelligente. La justice, en un mot, n’a qu’une base, une définition : l’égalité. (GS-1871)

AUX TRAVAILLEURS DES CAMPAGNES : Frère, on te trompe. Nos intérêts sont les mêmes. Ce que nous demandons, tu le veux aussi; l'affranchissement que nous réclamons, c'est le tien. Qu'importe si c'est à la ville ou à la campagne que le pain, le vêtement, l'abri, le secours manquent à celui qui produit toute la richesse de ce monde? Qu'importe que l'oppresseur ait nom : gros propriétaire ou industriel ? Chez toi, comme chez nous, la journée est longue et rude et ne rapporte pas même ce qu'il faut aux besoins du corps. A toi comme à nous, la liberté, le loisir. la vie de l'esprit et du cœur manquent. Nous somme encore et toujours, toi et nous, les vassaux de la misère. Voilà près d'un siècle, paysan, pauvre journalier, qu'on te répète que la propriété est le fruit sacré du travail, et tu le crois. Mais ouvre donc les yeux et regarde autour de toi ; regarde toi-même et tu verras que c'est un mensonge. Te voila vieux ; tu as toujours travaillé. Tous tes jours se sont passé la bêche ou la faucille à la main, de l'aube à la nuit, et tu n'es pas riche cependant, et tu n'as pas même un morceau de pain pour ta vieillesse. Tous tes gains ont passé à élever péniblement des enfants, que la conscription va te prendre, ou qui, se mariant à leur tour, mèneront la même vie de bête de somme que tu as mené, et finiront comme tu vas finir, misérablement, car, la vigueur de tes membres s'étant épuisée, tu ne trouveras guère plus de travail ; tu chagrineras tes enfants du poids de ta vieillesse et te verras bientôt obligé, le bissac sur le dos et courbant la tête, d'aller mendier de porte en porte l'aumône méprisante et sèche.
     Cela n'est pas juste. Frère paysan : ne le sens-tu pas ? Tu vois donc bien que l'on te trompe car s'il était vrai que la propriété est le fruit du travail, tu serais propriétaire, toi qui as tant travaillé. Tu posséderais cette petite maison, avec un jardin et un enclos, qui a été le rêve, le but, la passion da toute ta vie, mais qu'il ta été impossible d'acquérir - ou que tu n'as acquise peut-être, malheureux, qu'en contractant une dette qui t'épuise, te ronge et va forcer tes enfants à vendre, aussitôt que tu seras mort, peut-être avant, ce toit qui t'a déjà tant coûté. Non, frère, le travail ne donne pas la propriété. Elle se transmet par hasard ou se gagne par ruse. Les riches sont des oisifs, les travailleurs sont des pauvres, - et restent pauvres ... c'est la règle; le reste n'est que l'exception.
     Cela n'est pas juste. Et voilà pourquoi Paris, que tu accuses sur la foi de gens intéressés à te tromper, voilà pourquoi Paris s'agite, réclame, se soulève et veut changer les lois qui donnent tout pouvoir aux riches sur les travailleurs. Paris veut que le fils du paysan soit aussi instruit que le fils du riche, et pourrait, attendu que la science humaine est le bien commun de tous les hommes, et n'est pas moins utile pour se conduire dans la vie que les yeux pour voir.
     Paris veut qu'il n'y ait plus de roi qui reçoive 3o millions de l'argent du peuple et qui engraisse de plus sa famille et ses favoris; Paris veut que cette grosse dépense n'étant plus à faire, l'impôt diminue grandement. Paris demande qu'il n'y ait plus de fonctions payées 10,000. 30.000, 100 000 francs; donnant à manger à un homme, en une seule, année, la fortune de plusieurs familles et qu'avec ces économies on établisse des asiles pour la vieillesse des travailleurs.
     Paris demande que tout homme qui n'est pas propriétaire ne paye pas un sou d'impôt; que celui qui ne possède qu'une maison et son jardin ne paye rien encore; que les petites fortunes soient imposées légèrement, et que tout le poids de l'impôt tombe sur les richards.
     Paris demande que ce soient les députés, les sénateurs et les bonapartistes, auteurs de la guerre, qui payent les 5 milliards de la Prusse, et qu'on vende pour cela leurs propriétés, avec ce qu'on appelle les biens de la couronne dont il n'est plus besoin en France.
     Paris demande que la justice ne coûte plus rien à ceux qui en ont besoin et que ce soit le peuple lui-même qui choisisse les juges parmi les honnêtes gens du canton.
     Paris veut enfin, écoute bien ceci, travailleur des campagnes, pauvre journalier, petit propriétaire que ronge l'usure, bordier, métayer, fermier, vous tous qui semez, récoltez, suez, pour que le plus clair de vos produits aille à quelqu'un qui ne fait rien; ce que Paris veut, en fin de compte, c'est Là TERRE AU PAYSAN, L'OUTIL A L'OUVRIER ET LE TRAVAIL POUR TOUS.

[...] Donc, habitants des campagnes, vous le voyez, la cause de Paris est la vôtre, et c'est pour vous qu'il travaille, en même temps que pour l'ouvrier. Ces généraux qui l'attaquent en ce moment, ce sont les généraux qui ont trahi la France; ces députés, que vous avez nommés sans les connaître veulent nous ramener Henri V. Si Paris tombe, le joug de misère restera sur votre cou et passera sur celui de vos enfants. Aidez-les donc à triompher, et, quoi qu'il arrive, rappelez-vous bien ces paroles - car il y aura des révolutions dans le monde jusqu'à ce qu'elles soient accomplies : - LA TERRE AU PAYSAN, L'OUTIL A L'OUVRIER ET LE TRAVAIL POUR TOUS. (GS-1871)

  Louise MICHEL : Le grand propriétaire, le grand capitaliste, pèse sur le petit de la même manière que les petits boutiquiers pèsent sur les travailleurs, lesquels travailleurs s'infligent entre eux les mêmes lois fatales de la concurrence et ont de plus à supporter tout le poids des grands et petits exploiteurs ; aussi, comme le grain sous la meule, sont-ils finalement broyés.
     On s'aperçoit, d'autre part, que le soleil, l'air, appartenant à tous ( parce qu'on n'a pas pu les affermer au profit de quelques-uns ), n'en continuent pas moins à vivifier la nature au bénéfice de tous ; qu'en prenant le chemin de fer, aucun voyageur n'empêche les autres de parvenir à destination ; que les lettres ou télégrammes reçus par les uns n'entravent nullement l'arrivée des lettres ou télégrammes au profit des autres.
     Au contraire, plus les communications s'universalisent et mieux cela vaut pour chacun.
     On n'a que faire, pour toutes ces choses, de gouvernement qui entrave, taxe, impose, en gros et en détail, on même qui gaspille, mais on a besoin de travail, d'intelligence, de libre essor qui vivifient.
     En somme, le principe de tout pour tous se simplifie, se formule clairement dans les esprits.

Supposons que la ruche travailleuse, se répande libre dans l'espace, voici ce qu'elle dirait : -- Nous ne pouvons plus vivre comme nos aïeux de l'âge de pierre, ni comme au siècle passé, puisque les inventions successives, puisque les découvertes, de la science ont amené la certitude que tout produira au centuple quand on utilisera ces découvertes pour le bien-être général, au lieu de ne laisser qu'une poignée de rapaces s'en servir pour affamer le reste.
     Les machines, dont chacune tue des centaines de travailleurs, parce qu'elles n'ont jamais été employées que pour l'exploitation de l'homme par l'homme, seraient, étant à tous, une des sources de richesses infinies pour tous.
     Jusqu'à présent le peuple est victime de la machine ; on n'a perfectionné que les engrenages qui multiplient le travail : on n'a pas touché à l'engrenage économique qui déchire le travailleur sous ses dents.
     Dam ! Comme on ne peut pas établir d'abattoirs pour se débarrasser des prolétaires exténués avant l'âge, la machine s'en charge, et ce serait dommage d'entraver d'aussi hautes œuvres.
     Eh bien ! au contraire, la machine, devenue l'esclave de l'ouvrier, ferait produire à chacun, au bénéfice général, ce que produisent actuellement un si grand nombre d'exploités au bénéfice des quelques-uns et souvent du seul individu qui les exploite, et même alors chacun aurait tous les jours, pour son repos ou ses études, plus de temps, plus de loisirs, qu'il n'en peut avoir, aujourd'hui, dans toute sa semaine.
     Le repos après le travail ! l'étude ! c'est si bon ! et si rare, excepté pour les riches qui en ont trop.
     Autant celui qui ne travaille jamais ignore le bien-être d'un peu de repos, autant l'être surmené y aspire.

S'il plaît au travailleur de faire grève, s'il lui plaît de se révolter, la terre est noire des fourmis humaines. Elles sont le nombre, le nombre immense qui n'a jamais su sa force : le désespoir la lui apprendra.
     Les coups de cravache l'apprennent au lion en cage comme le coup de massue l'apprend au taureau à l'abattoir : alors le lion prend sous ses ongles l'histrion qui l'a cravaché ; le taureau brise la corde qui lui courbait la tête à l'anneau du supplice, s'échappe et sème l'effroi sur son passage.

Le travail libre, conscient, éclairé, fera les moissons fertiles là où sont les champs déserts.

Il est probable que dans l'enfance de l'humanité, les premiers qui entourèrent un coin de terre cultivé par eux-mêmes ne le firent que pour mettre à l'abri leur travail comme on range ses outils ; il y avait alors place pour tous, dans l'ignorance de tout et la simplicité des besoins.
     Aujourd'hui ce n'est pas son travail qu'on entoure de barrières mais le travail des autres ; ce n'est pas ce qu'on sème, mais ce que les autres ont semé depuis des milliers d'années qui sert à vivre somptueusement en ne faisant rien.

  Élisée RECLUS : « L'émancipation des travailleurs sera l'œuvre des travailleurs eux-mêmes », dit la déclaration de principes de l'« Internationale ». Cette parole est vraie dans son sens le plus large. S'il est certain que toujours des hommes dits « providentiels » ont prétendu faire le bonheur des peuples, il n'est pas moins avéré que tous les progrès humains ont été accomplis grâce à la propre initiative de révoltés ou de citoyens déjà libres. C'est donc à nous-mêmes qu'il incombe de nous libérer, nous tous qui nous sentons opprimés de quelque manière que ce soit et qui restons solidaires de tous les hommes lésés et souffrants en toutes les contrées du monde. Mais pour combattre, il faut savoir.
     Il ne suffit plus de se lancer furieusement dans la bataille, comme des Cimbres et des Teutons, en meuglant sous son bouclier ou dans une corne d'aurochs ; le temps est venu de prévoir, de calculer les péripéties de la lutte, de préparer scientifiquement la victoire qui nous donnera la paix sociale. La condition première du triomphe est d'être débarrassé de notre ignorance : il nous faut connaître tous les préjugés à détruire, tous les éléments hostiles à écarter, tous les obstacles à franchir, et d'autre part, n'ignorer aucune des ressources dont nous pouvons disposer, aucun des alliés que nous donne l'évolution historique.

La fonction présente de l'État consistant en premier lieu à défendre les intérêts des propriétaires, les « droits du capital », il serait indispensable pour l'économiste d'avoir à sa disposition quelques arguments vainqueurs, quelques merveilleux mensonges que le pauvre, très désireux de croire à la fortune publique, pût accepter comme indiscutables. Mais, hélas ! ces belles théories, autrefois imaginées à l'usage du peuple imbécile n'ont plus aucun crédit : il y aurait pudeur à discuter la vieille assertion que « prospérité et propriété sont toujours la récompense du travail ». En prétendant que le labeur est l'origine de la fortune, les économistes ont parfaitement conscience qu'ils ne disent Pas la vérité. À l'égal des anarchistes, ils savent que la richesse est le produit, non du travail personnel, mais du travail des autres ; ils n'ignorent pas que les coups de bourse et les spéculations, origine des grandes fortunes, peuvent être justement assimilés aux exploits des brigands ; et certes, ils n'oseraient prétendre que l'individu ayant un million à dépenser par semaine, c'est-à-dire exactement la somme nécessaire à faire vivre cent mille personnes, se distingue des autres hommes par une intelligence et une vertu cent mille fois supérieures à celles de la moyenne. Ce serait être dupe, presque complice, de s'attarder à discuter les arguments hypocrites sur lesquels s'appuie cette prétendue origine de l'inégalité sociale.

S'il est vrai que les idées de solidarité se répandent ; s'il est vrai que les conquêtes de la science finissent par pénétrer dans les couches profondes ; s'il est vrai que l'avoir moral devient propriété commune, les travailleurs, qui ont en même temps le droit et la force, ne s'en serviront-ils pas pour faire la révolution au profit de tous ?

Les travailleurs, instruits par la vie, sont bien autrement experts que les économistes de profession sur les lois de l'économie politique. Ils ne se donnent point souci d'inutiles détails et vont droit au cœur des questions, se demandant pour chaque réforme si, oui ou non, elle assurera le pain. Les diverses formes d'impôt, progressive ou proportionnelle, les laissent froids, car ils savent que tous les impôts sont, en fin de compte, payés par les plus pauvres. Ils savent que pour la grande majorité d'entre eux fonctionne une « loi d'airain », qui, sans avoir le caractère fatal, inéluctable qu'on lui attribuait autrefois, n'en présente pas moins pour des millions d'hommes une terrible réalité. En vertu de cette loi le famélique est condamné, de par sa faim même, à ne recevoir pour son travail qu'une pitance de misère. La dure expérience confirme chaque jour cette nécessité qui découle du droit de la force. Même quand l'individu est devenu inutile au maître quand il ne vaut plus rien, n'est-ce pas la règle de le laisser périr ?

  Jules LERMINA : Quand les deux mots - travailleur - et -pauvre, - loin d'être synonymes, seront devenus antithétiques, alors les deux mots - oisif - et - propriétaire - ne seront plus équivalents, et, pour obtenir ce résultat, que faut-il? La réalisation de ces deux expressions : Justice, Crédit au travail. Expliquons-nous. Qu'est-ce que le commerce aujourd'hui ? Une opération par laquelle le négociant essaye d'acheter au meilleur marché possible pour revendre le plus cher possible.
     … Donc, probité au lieu de vol, paix au lieu de guerre, dans le monde économique, voici ce que nous résumons dans ce seul mot : - Justice !

  Pierre KROPOTKINE : Nous crions contre le baron féodal qui ne permettait pas au cultivateur de toucher à là terre, à moins de lui abandonner le quart de sa moisson. Nous appelons cela l'époque barbare. Mais, si les formes ont changé, les relations sont restées les mêmes. Et le travailleur accepte, sous le nom de contrat libre, des obligations féodales ; car nulle part il ne trouverait de meilleures conditions. Le tout étant devenu la propriété d'un maître, il doit céder ou mourir de faim !

Pendant des milliers d'années, des millions d'hommes ont travaillé à éclaircir les futaies, à assécher les marais, à frayer les routes, à endiguer les rivières. Chaque hectare du sol que nous labourons en Europe a été arrosé des sueurs de plusieurs races ; chaque route a toute une histoire de corvées, de travail surhumain, de souffrances du peuple. Chaque lieue de chemin de fer, chaque mètre de tunnel ont reçu leur part de sang humain.
     Les puits des mines portent encore, toutes fraîches, les entailles faites dans le roc par le bras du piocheur. D'un poteau à l'autre les galeries souterraines pourraient être marquées d'un tombeau de mineur, enlevé dans la force de l'âge par le grisou, l'éboulement ou l'inondation, et l'on sait ce que chacun de ces tombeaux a coûté de pleurs, de privations, de misères sans nom, à la famille qui vivait du maigre salaire de l'homme enterré sous les décombres.
     Les cités, reliées entre elles par des ceintures de fer et des lignes de navigation, sont des organismes qui ont vécu des siècles. Creusez-en le sol, et vous y trouverez les assises superposées de rues, de maisons, de théâtres, d'arènes, de bâtiments publics. Approfondissez-en l'histoire, et vous verrez comment la civilisation de la ville, son industrie, son génie, ont lentement grandi et mûri par le concours de tous ses habitants, avant d'être devenus ce qu'ils sont aujourd'hui.
     Et maintenant encore, la valeur de chaque maison, de chaque usine, de chaque fabrique, de chaque magasin, n'est faite que du labeur accumulé des millions de travailleurs ensevelis sous terre ; elle ne se maintient que par l'effort des légions d'hommes qui habitent ce point du globe. Chacun des atomes de ce que nous appelons la richesse des nations, n'acquiert sa valeur que par le fait d'être une partie de cet immense tout. Que seraient un dock de Londres ou un grand magasin de Paris s'ils ne se trouvaient situés dans ces grands centres du commerce international ? Que seraient nos mines, nos fabriques, nos chantiers et nos voies ferrées, sans les amas de marchandises transportées chaque jour par mer et par terre ?
     Des millions d'êtres humains ont travaillé à créer cette civilisation dont nous nous glorifions aujourd'hui. D'autres millions, disséminés dans tous les coins du globe, travaillent à la maintenir. Sans eux, il n'en resterait que décombres dans cinquante ans.
      Il n'y a pas jusqu'à la pensée, jusqu'à l'invention, qui ne soient des faits collectifs, nés du passé et du présent. Des milliers d'inventeurs, connus ou inconnus, morts dans la misère, ont préparé l'invention de chacune de ces machines dans lesquelles l'homme admire son génie. Des milliers d'écrivains, de poètes, de savants, ont travaillé à élaborer le savoir, à dissiper l'erreur, à créer cette atmosphère de pensée scientifique, sans laquelle aucune des merveilles de notre siècle n'eût pu faire son apparition. Mais ces milliers de philosophes, de poètes, de savants et d'inventeurs n'avaient-ils pas été suscités eux aussi par le labeur des siècles passés ? N'ont-ils pas été, leur vie durant, nourris et supportés, au physique comme au moral, par des légions de travailleurs et d'artisans de toute sorte ? N'ont-ils pas puisé leur force d'impulsion dans ce qui les entourait ?
     [...] Chaque machine a la même histoire : longue histoire de nuits blanches et de misère, de désillusions et de joies, d'améliorations partielles trouvées par plusieurs générations d'ouvriers inconnus qui venaient ajouter à l'invention primitive ces petits riens sans lesquels l'idée la plus féconde reste stérile. Plus que cela, chaque invention nouvelle est une synthèse - résultat de mille inventions précédentes dans le champ immense de la mécanique et de l'industrie.
     [...] Mais il arriva, pendant la série des âges traversés par l'humanité, que tout ce qui permet à l'homme de produire et d'accroître sa force de production fût accaparé par quelques-uns. Un jour nous raconterons peut-être comment cela s'est passé. Pour le moment il nous suffit de constater le fait et d'en analyser les conséquences.
     Aujourd'hui, le sol qui tire sa valeur précisément des besoins d'une population toujours croissante, appartient aux minorités qui peuvent empêcher, et empêchent, le peuple de le cultiver, ou ne lui permettent pas de le cultiver selon les besoins modernes. Les mines qui représentent le labeur de plusieurs générations, et qui ne dérivent leur valeur que des besoins de l'industrie et de la densité de la population, appartiennent encore à quelques-uns ; et ces quelques-uns limitent l'extraction du charbon ou la prohibent totalement, s'ils trouvent un placement plus avantageux pour leurs capitaux. La machine aussi est encore la propriété de quelques-uns seulement, et lors même que telle machine représente incontestablement les perfectionnements apportés à l'engin primitif par trois générations de travailleurs, elle n'en appartient pas moins à quelques patrons ; et si les petits-fils de ce même inventeur qui construisit, il y a cent ans, la première machine à dentelles se présentaient aujourd'hui dans une manufacture de Bâle ou de Nottingham et réclamaient leur droit, on leur crierait : " Allez-vous-en ! Cette machine n'est pas à vous ! " et on les fusillerait s'ils voulaient en prendre possession.
     Les chemins de fer, qui ne seraient que ferraille inutile sans la population si dense de l'Europe, sans son industrie, son commerce et ses échanges, appartiennent à quelques actionnaires, ignorant peut-être où se trouvent les routes qui leur donnent des revenus supérieurs à ceux d'un roi du Moyen Age. Et si les enfants de ceux qui mouraient par milliers en creusant les tranchées et les tunnels se rassemblaient un jour et venaient, foule en guenilles et affamée, réclamer du pain aux actionnaires, ils rencontreraient les baïonnettes et la mitraille pour les disperser et sauvegarder les " droits acquis ".
     En vertu de cette organisation monstrueuse, le fils du travailleur, lorsqu'il entre dans la vie, ne trouve ni un champ qu'il puisse cultiver, ni une machine qu'il puisse conduire, ni une mine qu'il ose creuser sans céder une bonne part de ce qu'il produira à un maître. Il doit vendre sa force de travail pour une pitance maigre et incertaine. Son père et son grand-père ont travaillé à drainer ce champ, à bâtir cette usine, à perfectionner les machines ; ils ont travaillé dans la pleine mesure de leurs forces - et qui donc peut donner plus que cela ? - Mais il est, lui, venu au monde plus pauvre que le dernier des sauvages.

Nous sommes riches dans les sociétés civilisées. Pourquoi donc autour de nous cette misère ? Pourquoi ce travail pénible, abrutissant des masses ?
     Pourquoi cette insécurité du lendemain, même pour le travailleur le mieux rétribué, au milieu des richesses héritées du passé et malgré les moyens puissants de production qui donneraient l'aisance à tous, en retour de quelques heures de travail journalier ?
     Les socialistes l'ont dit et redit à satiété. Chaque jour ils le répètent, le démontrent par des arguments empruntés à toutes les sciences. Parce que tout ce qui est nécessaire à la production le sol, les mines, les machines, les voies de communication, la nourriture ; l'abri, l'éducation, le savoir - tout a été accaparé par quelques-uns dans le cours de cette longue histoire de pillage, d'exodes, de guerres, d'ignorance et d'oppression, que l'humanité a vécue avant d'avoir appris à dompter les forces de la Nature.
     Parce que, se prévalant de prétendus droits acquis dans le passé, ils s'approprient aujourd'hui les deux tiers des produits du labeur humain qu'ils livrent au gaspillage le plus insensé, le plus scandaleux ; parce que, ayant réduit les masses à n'avoir point devant elles de quoi vivre un mois ou même huit jours, ils ne permettent à l'homme de travailler que s'il consent à leur laisser prélever la part du lion ; parce qu'ils l'empêchent de produire ce dont il a besoin et le forcent à produire, non pas ce qui serait nécessaire aux autres, mais ce qui promet les plus grands bénéfices à l'accapareur.

Et dans cette lutte sans fin, que de fois le travailleur, succombant sous le poids des obstacles, ne s'est-il pas demandé vainement : "Où sont-ils donc ces jeunes gens qui se sont donné l'instruction à nos frais ? ces jeunes, que nous avons nourris et vêtus pendant qu'ils étudiaient ? pour qui, le dos courbé sous le fardeau, et le ventre creux, nous avons bâti ces maisons, ces académies, ces musées ? pour qui, le visage blême, nous avons imprimé ces beaux livres que nous ne pouvons même pas lire ? Où sont-ils, ces professeurs qui disent posséder la science humanitaire et pour qui l'humanité ne vaut pas une espèce rare de chenilles ? Ces hommes qui parlent de liberté et jamais ne défendent la nôtre, chaque jour foulée aux pieds ? Ces écrivains, ces poètes, ces peintres, toute une bande d'hypocrites en un mot qui, les larmes aux yeux, parlent du peuple et qui jamais ne se sont trouvés avec nous, pour nous aider dans nos travaux ?"
     Les uns se plaisent dans leur lâche indifférence ; les autres, le grand nombre, méprisent "la canaille" et sont prêt à se ruer sur elle, si on ose toucher à ses privilèges.

Quiconque peut se décharger aujourd'hui sur d'autres du labeur indispensable à l'existence, s'empresse de le faire, et il est admis qu'il en sera toujours ainsi.
     Or le travail indispensable à l'existence, est essentiellement manuel. Nous avons beau être des artistes, des savants, aucun de nous ne peut se passer des produits obtenus par le travail des bras : pain, vêtement, routes, vaisseaux, lumière, chaleur, etc. Bien plus : si hautement artistiques ou si subtilement métaphysiques que soient nos jouissances, il n'en est pas une qui ne repose sur le travail manuel. Et c'est précisément de ce labeur, - fondement de la vie, - que chacun cherche à se décharger.
     Nous le comprenons parfaitement. Il doit en être ainsi aujourd'hui.
     Car faire un travail manuel signifie actuellement s'enfermer dix ou douze heures par jour dans un atelier malsain, et rester dix ans, trente ans, toute sa vie, rivé à la même besogne.
     Cela signifie se condamner à un salaire mesquin, être voué à l'incertitude du lendemain, au chômage, très souvent à la misère, plus souvent encore à la mort à l'hôpital, après avoir travaillé quarante ans à nourrir, vêtir, amuser et instruire d'autres que soi-même et ses enfants.
     Cela signifie : porter toute sa vie aux yeux des autres le sceau de l'infériorité, et avoir soi-même conscience de cette infériorité, car, - quoi qu'en disent les beaux messieurs, - le travailleur manuel est toujours considéré comme l'inférieur du travailleur de la pensée, et celui qui a peiné dix heures à l'atelier n'a pas le temps et encore moins le moyen de se donner les hautes jouissances de la science et de l'art, ni surtout de se préparer à les apprécier ; il doit se contenter des bribes qui tombent de la table des privilégiés.
     Nous comprenons donc que dans ces conditions, le travail manuel soit considéré comme une malédiction du sort.
     Nous comprenons que tous n'aient qu'un rêve : celui de sortir ou de faire sortir leurs enfants de cette condition inférieure : de ce créer une situation " indépendante ", - c'est-à-dire, quoi ? - de vivre aussi du travail d'autrui !

Tant qu'il y aura une classe de travailleurs des bras et une autre classe de " travailleurs de la pensée " - les mains noires, les mains blanches, en sera ainsi.
     Quel intérêt, en effet, peut avoir ce travail abrutissant pour l'ouvrier, qui d'avance connaît son sort, qui du berceau à la tombe, vivra dans la médiocrité, la pauvreté, l'insécurité du lendemain? Aussi, quand on voit l'immense majorité des hommes reprendre chaque matin la triste besogne, on reste surpris de leur persévérance, de leur attachement au travail, de l'accoutumance qui leur permet, comme une machine, obéissant en aveugle à l'impulsion donnée, de mener cette vie de misère sans espoir du lendemain, sans même entrevoir en de vagues lueurs qu'un jour, eux, ou du moins leurs enfants, feront partie de cette humanité, riche enfin de tous les trésors de la libre nature, de toutes les jouissances du savoir et de la création scientifique et artistique, réservées aujourd'hui à quelques privilégiés.
     C'est précisément pour mettre fin à cette séparation entre le travail de la pensée et le travail manuel, que nous voulons abolir le salariat, que nous voulons la Révolution sociale. Alors le travail ne se présentera plus comme une malédiction du sort : il deviendra ce qu'il doit être : le libre exercice de toutes les facultés de l'homme.

  Paul LAFARGUE : Une étrange folie possède les classes ouvrières des nations où règne la civilisation capitaliste. Cette folie traîne à sa suite des misères individuelles et sociales qui, depuis des siècles, torturent la triste humanité. Cette folie est l'amour du travail, la passion moribonde du travail, poussée jusqu'à l'épuisement des forces vitales de l'individu et de sa progéniture. Au lieu de réagir contre cette aberration mentale, les prêtres, les économistes, les moralistes, ont sacro-sanctifié le travail. Hommes aveugles et bornés, ils ont voulu être plus sages que leur Dieu ; hommes faibles et méprisables, ils ont voulu réhabiliter ce que leur Dieu avait maudit. Moi, qui ne professe d'être chrétien, économe et moral, j'en appelle de leur jugement à celui de leur Dieu; des prédications de leur morale religieuse, économique, libre penseuse, aux épouvantables conséquences du travail dans la société capitaliste.
     Dans la société capitaliste, le travail est la cause de toute dégénérescence intellectuelle, de toute déformation organique. Comparez le pur-sang des écuries de Rothschild, servi par une valetaille de birmanes, à la lourde brute des fermes normandes, qui laboure la terre, chariote le fumier, engrange la moisson. Regardez le noble sauvage que les missionnaires du commerce et les commerçants de la religion n'ont pas encore corrompu avec le christianisme, la syphilis et le dogme du travail, et regardez ensuite nos misérables servants de machines.
     Quand, dans notre Europe civilisée, on veut retrouver une trace de beauté native de l'homme, il faut l'aller chercher chez les nations où les préjugés économiques n'ont pas encore déraciné la haine du travail. L'Espagne, qui, hélas ! dégénère, peut encore se vanter de posséder moins de fabriques que nous de prisons et de casernes ; mais l'artiste se réjouit en admirant le hardi Andalou, brun comme des castagnes, droit et flexible comme une tige d'acier; et le cœur de l'homme tressaille en entendant le mendiant, superbement drapé dans sa "capa" trouée, traiter d'"amigo" des ducs d'Ossuna. Pour l'Espagnol, chez qui l'animal primitif n'est pas atrophié, le travail est le pire des esclavages. Les Grecs de la grande époque n'avaient, eux aussi, que du mépris pour le travail : aux esclaves seuls il était permis de travailler : l'homme libre ne connaissait que les exercices corporels et les jeux de l'intelligence. C'était aussi le temps où l'on marchait et respirait dans un peuple d'Aristote, de Phidias, d'Aristophane ; c'était le temps où une poignée de braves écrasait à Marathon les hordes de l'Asie qu'Alexandre allait bientôt conquérir. Les philosophes de l'Antiquité enseignaient le mépris du travail, cette dégradation de l'homme libre ; les poètes chantaient la paresse, ce présent des Dieux :
     "Ô Mélibée, un Dieu nous a donné cette oisiveté"
     Christ, dans son discours sur la montagne, prêcha la paresse : "Contemplez la croissance des lis des champs, ils ne travaillent ni ne filent, et cependant, je vous le dis, Salomon, dans toute sa gloire, n'a pas été plus brillamment vêtu."
     Jéhovah, le dieu barbu et rébarbatif, donna à ses adorateurs le suprême exemple de la paresse idéale ; après six jours de travail, il se reposa pour l'éternité.

Dans notre société, quelles sont les classes qui aiment le travail pour le travail ? Les paysans propriétaires, les petits bourgeois, les uns courbés sur leurs terres, les autres acoquinés dans leurs boutiques, se remuent comme la taupe dans sa galerie souterraine, et jamais ne se redressent pour regarder à loisir la nature.
     Et cependant, le prolétariat, la grande classe qui embrasse tous les producteurs des nations civilisées, la classe qui, en s'émancipant, émancipera l'humanité du travail servile et fera de l'animal humain un être libre, le prolétariat trahissant ses instincts, méconnaissant sa mission historique, s'est laissé pervertir par le dogme du travail. Rude et terrible a été son châtiment. Toutes les misères individuelles et sociales sont nées de sa passion pour le travail.

Douze heures de travail par jour, voilà l'idéal des philanthropes et des moralistes du XVIIIe siècle. Que nous avons dépassé ce nec plus ultra ! Les ateliers modernes sont devenus des maisons idéales de correction où l'on incarcère les masses ouvrières, où l'on condamne aux travaux forcés pendant douze et quatorze heures, non seulement les hommes, mais les femmes et les enfants ! Et dire que les fils des héros de la Terreur se sont laissé dégrader par la religion du travail au point d'accepter après 1848, comme une conquête révolutionnaire, la loi qui limitait à douze heures le travail dans les fabriques; ils proclamaient comme un principe révolutionnaire le droit au travail. Honte au prolétariat français ! Des esclaves seuls eussent été capables d'une telle bassesse. Il faudrait vingt ans de civilisation capitaliste à un Grec des temps héroïques pour concevoir un tel avilissement.
     Et si les douleurs du travail forcé, si les tortures de la faim se sont abattues sur le prolétariat, plus nombreuses que les sauterelles de la Bible, c'est lui qui les a appelées.
     Ce travail, qu'en juin 1848 les ouvriers réclamaient les armes à la main, ils l'ont imposé à leurs familles ; ils ont livré, aux barons de l'industrie, leurs femmes et leurs enfants. De leurs propres mains, ils ont démoli leur foyer domestique ; de leurs propres mains, ils ont tari le lait de leurs femmes ; les malheureuses, enceintes et allaitant leurs bébés, ont dû aller dans les mines et les manufactures tendre l'échine et épuiser leurs nerfs ; de leurs propres mains, ils ont brisé la vie et la vigueur de leurs enfants. - Honte aux prolétaires ! Où sont ces commères dont parlent nos fabliaux et nos vieux contes, hardies au propos, franches de la gueule, amantes de la dive bouteille ? Où sont ces luronnes, toujours trottant, toujours cuisinant, toujours chantant, toujours semant la vie en engendrant la joie, enfantant sans douleurs des petits sains et vigoureux ? ...Nous avons aujourd'hui les filles et les femmes de fabrique, chétives fleurs aux pâles couleurs, au sang sans rutilance, à l'estomac délabré, aux membres alanguis !... Elles n'ont jamais connu le plaisir robuste et ne sauraient raconter gaillardement comment l'on cassa leur coquille ! - Et les enfants ? Douze heures de travail aux enfants. Ô misère !

Notre époque est, dit-on, le siècle du travail ; il est en effet le siècle de la douleur, de la misère et de la corruption.

Ô misérable avortement des principes révolutionnaires de la bourgeoisie ! ô lugubre présent de son dieu Progrès ! Les philanthropes acclament bienfaiteurs de l'humanité ceux qui, pour s'enrichir en fainéantant, donnent du travail aux pauvres; mieux vaudrait semer la peste, empoisonner les sources que d'ériger une fabrique au milieu d'une population rustique. Introduisez le travail de fabrique, et adieu joie, santé, liberté ; adieu tout ce qui fait la vie belle et digne d'être vécue.

Travaillez, travaillez, prolétaires, pour agrandir la fortune sociale et vos misères individuelles, travaillez, travaillez, pour que, devenant plus pauvres, vous avez plus de raisons de travailler et d'être misérables. Telle est la loi inexorable de la production capitaliste. Parce que, prêtant l'oreille aux fallacieuses paroles des économistes, les prolétaires se sont livrés corps et âme au vice du travail, ils précipitent la société tout entière dans ces crises industrielles de surproduction qui convulsent l'organisme social. Alors, parce qu'il y a pléthore de marchandises et pénurie d'acheteurs, les ateliers se ferment et la faim cingle les populations ouvrières de son fouet aux mille lanières.

Comme le Christ, la dolente personnification de l'esclavage antique, les hommes, les femmes, les enfants du Prolétariat gravissent péniblement depuis un siècle le dur calvaire de la douleur: depuis un siècle, le travail forcé brise leurs os, meurtrit leurs chairs, tenaille leurs nerfs ; depuis un siècle, la faim tord leurs entrailles et hallucine leurs cerveaux !... Ô Paresse, prends pitié de notre longue misère ! Ô Paresse, mère des arts et des nobles vertus, sois le baume des angoisses humaines !

  James GUILLAUME : Chez les travailleurs de l'industrie, il faut, comme chez les paysans, distinguer plusieurs catégories
     Il y a d'abord les métiers dans lesquels l'outillage est presque insignifiant, où la division du travail n'existe pas ou n'existe qu'à peine, et où par conséquent le travailleur isolé peut produire aussi bien que s'il travaillait en association. Telles sont, par exemple, les professions de tailleur, de cordonnier, etc.
     Puis viennent les métiers qui nécessitent la coopération de plusieurs travailleurs, l'emploi de ce qu'on appelle la force collective, et qui s'exercent généralement dans un atelier ou un chantier ; exemple: les typographes, les menuisiers, les maçons.
     Enfin il est une troisième catégorie d'industrie, où la division du travail est poussée beaucoup plus loin, où la production se fait sur une échelle gigantesque et exige l'emploi de puissantes machines et la possession d'un capital considérable. Telles sont les filatures, les usines métallurgiques, les houillères, etc.
     Pour les travailleurs appartenant aux industries de la première catégorie, le travail collectif n'est pas une nécessité; et il arrivera sans doute que, dans un grand nombre de cas, le tailleur ou le savetier préférera continuer à travailler seul dans sa petite échoppe. C'est là une chose toute naturelle, d'autant plus que dans les petites communes, il n'y aura peut-être qu'un seul travailleur appartenant à chacun de ces métiers. Toutefois et sans vouloir gêner en rien l'indépendance individuelle, nous pensons que, là où la chose est praticable, le travail en commun est le meilleur: dans la société de ses égaux, l'émulation stimule le travailleur ; il produit davantage, et fait son ouvrage de meilleur cœur ; en outre, le travail en commun permet un contrôle plus utile de chacun sur tous et de tous sur chacun.
     Quant aux travailleurs des deux autres catégories, il est évident que l'association leur est imposée par la nature même de leur travail ; et que leurs instruments de travail n'étant plus de simples outils d'un usage exclusivement personnel, mais des machines ou des outils dont l'emploi exige le concours de plusieurs ouvriers, la propriété de cet outillage ne peut être que collective.

  Adhémar SCHWITZGUÉBEL : Le Travail est-il réellement aujourd'hui l'esclave du capital, ou bien le salarié est-il libre vis-à-vis du capitaliste ? - La possession du capital étant de fait un privilège, et le travail humain, à moins de recommencer cette lutte longue et pénible qu'il livra et livre encore à la matière, ayant besoin, pour être fécondé, du capital, c'est-à-dire du travail d'hier, il s'ensuit logiquement que celui qui n'a que son travail est l'esclave de celui qui possède ; et toutes les constitutions politiques qui garantissent la liberté individuelle ne peuvent rien contre ce fait économique : celui qui n'a rien doit vendre son travail à celui qui peut le faire fructifier. Ce n'est que lorsque le capital, devenu propriété collective des travailleurs associés, ne sera plus un privilège pour personne, que la liberté sera un fait réel. On nous objectera que l'ouvrier, en livrant son travail, peut en marchander le prix, et, si les conditions qu'on lui offre ne lui conviennent pas, refuser ses services : erreur ! Le capital, étant le seigneur tout-puissant, fait partout la loi sur le marché général ; la nécessité oblige le travailleur à accepter les conditions qui lui sont offertes, autrement il a la liberté... de mourir de faim.
     De la position qu'occupent le travail et le capital, il résulte que les détenteurs de capitaux, soit qu'ils les prêtent ou qu'ils les fassent fructifier eux-mêmes, réclament, pour les services que leurs capitaux rendent à la production générale, une rente quelconque leur permettant d'accumuler à leur profit les richesses dues aux efforts combinés du travail et du capital, et de vivre ainsi dans une oisiveté plus ou moins complète, ce qui est contraire à ce principe de justice économique : puisque chacun consomme, chacun doit aussi produire. ainsi les travailleurs, après avoir constitué ces capitaux, doivent encore en payer la rente, de sorte qu'ils n'ont qu'une partie des fruits de leur travail, qu'on appelle salaire, et que le reste va, sous les noms de bénéfices, dividendes, intérêts, etc., grossir la poche de ceux qui font travailler.
     Qui est-ce qui détermine la part revenant au travail, à l'ouvrier, au salarié, et celle revenant au capitaliste, à l'entrepreneur, au fabricant, au patron ? - Les économistes répondent : C'est la loi de l'offre et de la demande, contre laquelle il est inutile de se révolter puisqu'elle est une loi naturelle. Nous acceptons cette réponse, mais avec la réserve suivante : comme ce sont les capitalistes qui ont entre les mains toute la puissance sociale, ce sont eux qui règlent l'offre et la demande, de sorte que les travailleurs doivent nécessairement subir la loi du plus fort ; c'est donc en définitive le capital qui fixe le prix du travail, qui détermine les salaires.
     Telle est la position générale qui est faite aux classes ouvrières : en disant que le travail est l'esclave du capital, nous sommes dans le vrai.

  Victor DAVE : Il me paraît conforme à la justice et à la raison d'entendre, sous la désignation de travailleurs, tous ceux qui vivent du produit de leur travail, sans établir de distinctions (entre les travailleurs manuels et ceux de la pensée) qui ne serviraient qu'à diviser les forces du socialisme.

  Frédéric STACKELBERG : Fée bienfaisante aux doigts agiles et inlassables, le travail est le seul dispensateur de bien-être. Il crée les conditions nécessaires à l'existence, engendre l'abondance, la richesse et le luxe et devrait être la joie et la parure de la vie.
     Il n'en est rien. Au lieu d'être souverain le travail est esclave du capital et de la propriété, son œuvre, et nous subissons encore cette loi inique et anachronique : la production maîtresse du producteur.
     L'avènement du capitalisme, en affranchissant le commerce et le négoce des entraves médiévales, n'a pas émancipé le travail. Comme il y a cent, comme il y a mille et deux mille ans, le travail ploie toujours sous le règne de la force et du privilège et continue à subir la réprobation atavique de milliers d'années d'égarement spiritualiste qui pèsent encore de tout leur poids mortifère sur la société moderne.
     Ce n'est pas le paysan, qui laboure la terre et l'ensemence, qui récolte en proportion de son effort, les épis de blé que les grands soleils de Messidor ont mûris. C'est encore moins le mineur, héros enseveli vivant et qui dispute à chaque instant son existence précaire à la mort, qui bénéficie des torrents de chaleur et de lumière que son labeur de Titan répand sur la surface de la planète. Ce n'est pas davantage le maçon, qui court sur des échafaudages fragiles pour faire des rentes aux propriétaires, qui vit dans l'aisance et habite les palais qu'il a édifiés au péril de sa vie.
     Non seulement il en est ainsi de tous les métiers, de tous les travaux, mais encore la société bourgeoise, qui prétend payer l'effort humain selon sa valeur, rétribue le travail en raison inverse de son utilité sociale. Un aiguilleur, par exemple, qui tient entre sa main calleuse des milliers d'existences et dont la besogne pénible exige une assiduité constante, reçoit à peine cent sous par jour, tandis qu'une divette, de haute prostitution, gagne facilement cinq cents francs par soirée pour avoir de ses roucoulements saugrenus bercé, pendant quelques instants, la digestion crapuleuse de la classe dirigeante.
     Cette désappréciation du travail et cette inique distribution de la richesse sociale est le fait du régime de la propriété privée.
     Comme les ruisseaux vont à la rivière et les rivières à la mer, l'accaparement a été depuis tout temps la tendance, la loi de conservation - dévorer pour ne pas être dévoré - de la propriété particulière.

  Errico MALATESTA : Les travailleurs sont exploités et opprimés parce qu'étant désorganisés en tout ce qui concerne la protection de leurs intérêts, ils sont contraints par la faim ou la violence brutale, de faire ce que veulent les dominateurs au profit desquels la société actuelle est organisée. Les travailleurs s'offrent eux-mêmes (en tant que soldats et capital) à la force qui les assujettit. Ils ne pourront jamais s'émanciper tant qu'ils n'auront pas trouvé dans l'union la force morale, la force économique et la force physique qu'il leur faut pour abattre la force organisée des oppresseurs.

Si les travailleurs restaient isolés comme autant d'unités indifférentes les unes aux autres, attaché à une chaîne commune; si nous-mêmes nous n'étions pas organisés avec les travailleurs en tant que travailleurs, nous ne pourrions arriver à rien ou, dans le meilleur des cas, nous ne pourrions que nous imposer... et alors ce ne serait plus le triomphe de l'anarchie, mais le nôtre. Et nous ne pourrions plus nous dire anarchistes, nous serions de simples gouvernants et nous serions incapables de faire le bien comme tous les gouvernants.

Rendre les ouvriers actionnaires des entreprises dans lesquelles ils travaillent, c'est ce qu'ont proposé depuis longtemps des réformateurs sociaux naïfs... et même quelques capitalistes malins. En France, on en parlait déjà en 1848, sinon avant. Dans certaines usines, la chose a été appliquée... au grand avantage des capitalistes. En Angleterre, un patron l'a proposée dans une grande entreprise, dont le nom m'échappe maintenant, et les ouvriers ont refusé.
     Sous des noms et des formes légèrement différentes, il s'agit de la co-participation aux bénéfices dénoncée par quiconque comprend quels sont les intérêts véritables des travailleurs et se donne pour but leur émancipation intégrale.
     Que même la grande masse des capitalistes ait repoussé cette proposition, cela ne veut rien dire du tout: la plus grande partie d'entre eux est affligée de cette cécité qui, heureusement, frappe toujours les classes et les gouvernements moribonds; et les autres, les plus intelligents, pensent que la gamme de leurres possibles n'est pas infinie, et qu'il ne faut pas faire facilement des "concessions" pour avoir toujours quelque chose à "concéder" quand le danger menace.
     Le problème est clair.
     Bien sûr, le capitaliste doit toujours laisser au travailleur une partie du produit du travail. Quelle que soit la forme sous laquelle cette part est donnée salaire, paiement en nature, travail à la tâche, participation aux bénéfices - le capitaliste voudrait ne donner au travailleur que le strict nécessaire pour qu'il puisse "travailler et se reproduire", et le travailleur voudrait toute cette part du produit qui est le fruit de son travail. Le taux réel de rémunération du travail, quelle que soit la façon dont il est payé, est déterminé par le besoin qu'ont l'un de l'autre le capitaliste et l'ouvrier, et par la force que chacun peut opposer à l'autre.
     Avec cette différence que si l'ouvrier est payé sous la forme d'un salaire, il voit son propre esclavage, il voit l'antagonisme d'intérêts qu'il y a entre le patron et lui, il lutte contre le patron et il arrive facilement à concevoir qu'il est juste et nécessaire d'abolir le patronat. Si, au contraire, l'ouvrier "contrôle" la fabrique, participe aux intérêts, est actionnaire de l'usine, il perd de vue l'antagonisme d'intérêts et la nécessité de la guerre de classes; bien qu'exploité, il devient réellement intéressé à la prospérité du patron et il accepte l'état d'esclavage dans lequel il se trouve et qui le nourrit plus ou moins bien.
     Et ce n'est pas tout.
     Quand bien même le paiement du travail serait fait sous la forme d'une participation aux bénéfices, de dividendes attribués aux actionnaires, et autres formes de co-participation, les patrons auraient facilité le chemin à ce qui serait l'ultime moyen pour tenter de perpétuer le privilège: la gestion avec les ouvriers les plus habiles, sinon les plus serviles et les plus égoïstes - et ils y sont déjà arrivés avec les professionnels et les "techniciens", [co-gestion] qui signifie assurer à ces ouvriers un travail stable et relativement bien payé, -et constituer ainsi une classe intermédiaire qui les aiderait à maintenir dans l'asservissement la grande masse des déshérités.
     En somme, il faut se décider. Si on veut consolider le système capitaliste en l'améliorant autant qu'il est possible, alors on pourra très bien discuter de ces prétendues améliorations. Mais si on veut vraiment l'émancipation de l'homme et l'avènement d'une civilisation supérieure, on ne peut que rendre la lutte des classes toujours plus dure afin d'arriver le plus vite possible à l'expropriation, expropriation qui fera de tous les hommes des travailleurs libres et socialement égaux.
     Aujourd'hui, le prolétariat ne veut plus accepter passivement les conditions dans lesquelles il se trouve, et moins encore les conditions plus mauvaises qui l'attendent fatalement si le régime actuel de production et de distribution continue. On ne peut plus le dompter par la force. Il faut donc le tromper, il faut lui faire croire qu'il co-participe désormais à la direction et donc à la responsabilité des entreprises, il faut lui redonner, par ce biais, l'habitude de la discipline, de l'ordre, de travailler tant et plus; il faut surtout créer une sorte d'aristocratie ouvrière, un quart état, composé d'ouvriers mieux payés, sûrs de leur poste, aspirant aux fonctions administratives et de direction dans les organismes de classe, en excellents termes avec les patrons et les membres des commissions "paritaires"; qui se sentiraient intéressés à la stabilité du régime bourgeois, attireraient petit à petit à eux les nouveaux éléments capables de créer des problèmes, seraient les meilleurs instruments de conservation et contribueraient efficacement à maintenir les masses dans un état d'infériorité et de docilité servile.

  Jean GRAVE : Les anarchistes voudraient arriver à amener chaque travailleur à voir un frère en chaque travailleur quel que soit le côté de la frontière où il est né. Déjà frères de misère, souffrant des mêmes maux, courbés sou le même joug, ils ont les mêmes intérêts à défendre ; le même idéal à poursuivre, leurs véritables ennemis sont ceux qui les exploitent, qui les asservissent, entravent leur développement. C'est contre leurs maîtres qu'ils doivent s'armer.

  Francisco FERRER : Le travailleur est un homme, le souverain, le pontife, le gouvernant sont des hommes.
     Quand d'une valeur on soustrait une valeur égale, il reste zéro.
     Mais lorsque dans les mathématiques sociales, entre un homme et un souverain, un pontife, un législateur, un gouvernant, il y a une différence faite des vols de l'usurpateur, des souffrances de la tyrannie, des humiliations de l'arrogance, du sang et des larmes des crimes, différence aussi extraordinaire que celle que l'on trouve dans l'histoire de l'humanité, la nature la désavoue, le sens commun la repousse, la justice la maudit.
     La société humaine n'existe-t-elle pas uniquement et exclusivement, d'une part, parce que l'homme ne saurait pourvoir seul à ses multiples besoins, d'autre part, parce que, spécialisant son activité, il arrive à une production facile et abondante, d'où résulte la nécessité de l'échange des produits ? Or, le travailleur est dans son rôle naturel d'homme social, il est l'Adam de la conception primitive. Qu'il soit aux champs, à l'atelier, à l'usine, au chantier, dans la mine ou la carrière, sur la locomotive, le bateau ou le port, dans le bureau ou le laboratoire, partout actif, il fournit une production surabondante, à tel point que le monde est rempli de merveilles créées par le travail, que les magasins sont bondés, que les crises surgissent provoqués par l'excès des produits et que des conflits internationaux interviennent pour l'ouverture de nouveaux marchés.
     Le souverain, le pontife, le législateur, le gouvernant et les privilégiés de toutes classes, eux, non seulement ne fournissent au travailleur aucun produit en échange de sa surproduction, mais encore, ils le dépouillent de ce qui est nécessaire à la vie, lui laissant pour toute ressource la gamelle de l'esclave dans l'antiquité, le salaire de l'ouvrier à notre époque de démocratie et, pour résumer, une moyenne de vie extrêmement réduite dont la statistique de la mortalité constate la disproportion vraiment sanglante.

Aujourd'hui, comme au 31 janvier 1872, on peut et on doit répéter les paroles du Conseil fédéral de la Section espagnole de l'Association Internationale des Travailleurs :
     " Travailleurs, il faut que cette liberté que tous proclament, que tous disent aimer, ait une garantie, la seule qui puisse la rendre impérissable : la transformation des conditions sociales.
     " Il faut, si la révolution arrive et si nous y participons, ne jamais abandonner le champ de bataille, ni lâcher les armes sans que nous ayons vu réaliser notre grande aspiration : l'émancipation des travailleurs par les travailleurs eux-mêmes.
     " Il faut que l'œuvre de notre émancipation ne soit confiée à aucune classe, à aucun parti, à aucun pouvoir. Il faut qu'avant de songer à constituer une organisation, un pouvoir quelconque, les travailleurs entrent en possession de ce qui légitimement leur appartient : l'usufruit des instruments de travail sans lequel il ne peut y avoir de garantie ni pour la vie de l'ouvrier, ni par conséquent pour se liberté.
     " Il faut que les travailleurs, une fois triomphants et en plein usage de leurs droits, se constituent en assemblées générales de fédérés dans chaque localité, déclarant solennellement la transformation de la propriété individuelle en propriété collective, et commencent immédiatement à faire usage de tous les instruments de travail : terres, mines, chemins de fer, bateaux, machines, etc., etc., en les faisant administrer par les Conseils locaux de leurs fédérations respectives.
     " Il faut, enfin, que le prolétariat réalise par lui-même la justice".

  Han RYNER : Le travail est-il une loi sociale ou une loi naturelle ?
     Le travail est une loi naturelle aggravée par la société.
     Comment la société aggrave-t-elle la loi naturelle du travail ?
     De trois façons:
     1° Elle dispense arbitrairement un certain nombre d'hommes de tout travail et rejette leur part du fardeau sur les autres hommes ;
     2° Elle emploie beaucoup d'hommes à des travaux inutiles, à des fonctions sociales ;
     3° Elle multiplie chez tous et particulièrement chez les riches les besoins imaginaires et elle impose au pauvre l'odieux travail nécessaire à la satisfaction de ces besoins.
     Pourquoi trouvez -vous naturelle la loi du travail ?
     Parce que mon corps a des besoins naturels que seuls les produits du travail satisferont.
     Vous ne considérez donc comme travail que le travail manuel ?
     Sans doute.
     L'esprit n'a-t-il pas aussi des besoins naturels ?
     Le seul besoin naturel de nos facultés intellectuelles, c'est l'exercice. L'esprit reste toujours un enfant heureux qui a besoin de mouvement et de jeu.
     Ne faut-il pas des ouvriers spéciaux pour donner à l'esprit des occasions de jouer ?
     Le spectacle de la nature, l'observation des passions humaines et le plaisir des conversations suffiraient aux besoins naturels de l'esprit.

  Adolphe RETTÉ : Le travail c'est l'action. Or, l'homme ne se porte bien que lorsqu'il agit. - Et quand il agit, il est heureux.

On parle toujours des paresseux. Il n'y a de paresseux que dans une société où le bien commun est mal réparti, les uns possédant tout sans avoir travaillé, les autres, rien bien qu'ils travaillent sans cesse, il en résulte que le travail est considéré comme une souffrance par ceux-ci, comme une dégradation par ceux-là. Mais laissez le bien commun à la disposition de tous, vous verrez les individus travailler avec plaisir à augmenter leur bien-être et laisser le surplus de ce qu'ils auront produit à autrui dès que leurs besoins seront satisfaits.

  Georges ÉTIÉVANT : Ceux qui pensent que personne ne voudrait travailler, si on n'y était contraint, oublient que l'immobilité c'est la mort - que nous avons des forces à dépenser pour les renouveler sans cesse et que la santé et le bonheur ne se conservent qu'au prix de l'activité - que personne ne voulant être malheureux et malade, tous devront occuper tout leurs organes pour jouir de toutes leurs facultés, car une faculté dont on ne fait pas usage n'existe pas et c'est une part de bonheur de moins dans la vie de l'individu.
     Demain comme aujourd'hui, comme hier, les hommes voudront être heureux, toujours ils dépenseront leur activité, toujours ils travailleront, mais le travail de tous étant productif de richesse sociale, le bonheur de tous et de chacun en sera augmenté, et chacun pourra jouir ainsi du luxe auquel il a droit, car le superflu n'existe pas, et tout ce qui existe est nécessaire.

  Anton PANNEKOEK : De quelle manière la classe ouvrière doit-elle lutter pour triompher du capitalisme? Telle est la question primordiale qui se pose chaque jour aux travailleurs. Quels sont les moyens d'action efficaces et quelles sont les tactiques qu'il leur faudra employer pour conquérir le pouvoir et vaincre l'ennemi? Il n'existe aucune science ni aucune théorie qui puisse leur indiquer exactement le chemin à suivre. C'est à tâtons, en laissant parler leur instinct et leur spontanéité qu'ils trouveront la voie. Plus le capitalisme se développe et se répand à travers le monde, et plus s'accroît le pouvoir des travailleurs. De nouveaux modes d'action plus appropriés viennent s'ajouter aux anciens. Les tactiques de la lutte des classes doivent nécessairement s'adapter à l'évolution sociale.

Le syndicalisme est étroitement lié au capitalisme; c'est en période de prospérité qu'il a le plus de chance de voir ses revendications salariales acceptées. Si bien qu'en période de crise économique, il lui faut souhaiter que le capitalisme reprenne son expansion. Les travailleurs, en tant que classe, ne se soucient guère de la bonne marche des affaires. De fait, c'est lorsque le capitalisme est le plus affaibli qu'ils ont le plus de chances de l'attaquer, de rassembler leurs forces et de faire leur premier pas vers la liberté et la révolution.

  Victor GRIFFUELHES : Le but du travailleur est son émancipation, l'outil est le groupement, le moyen est la lutte. L'action ouvrière se donne comme but l'émancipation ouvrière ; elle se donne comme outil le syndicat, et comme moyen la grève, qui est la lutte portée à son maximum d'acuité. De là, le recours, pour un résultat matériel et moral, à la grève. Et s'il a été un temps où la grève partielle, pour certains, était condamnable, parce qu'elle détournait, à leurs yeux, l'attention de l'ouvrier de l'idée de grève générale, il n'en est pas de même aujourd'hui. Alors que l'on opposait la grève, manifestation de l'atelier et de l'usine, à la grève générale, manifestation de la vie sociale, à présent on considère que l'une et l'autre procèdent du même esprit : la résistance et l'obtention de réformes. La grève générale est le complément amplifié du désir prolétarien pour plus de mieux-être. On ne peut donc pas les opposer l'une à l'autre. Toutes deux sont maniées par l'ouvrier pour les mêmes fins : l'émancipation des travailleurs.
     Cela est si bien compris, qu'aux luttes particulières tendent à se succéder des luttes à caractère généralisé. Dès qu'une maison est en grève, immédiatement l'objectif est d'étendre cette grève aux autres maisons. Il est arrivé que la vie de toute une ville était arrêtée, non pas seulement parce que l'esprit de solidarité s'est développé, mais parce que la connexité des corporations éclate plus nettement, ce qui crée la communauté d'efforts dans la résistance.
     Ces dernières années, il nous a été donné de voir des mouvements passer par ces différentes phases. Marseille, en particulier, a été le théâtre d'événements de cette nature.

  Luigi FABBRI : Un des problèmes les plus sérieux qui se présente lorsqu'on pense à l'organisation pratique d'une société sans gouvernement coercitif et sans patrons, est celui du travail volontaire par rapport aux besoins de la vie sociale, Dans la vie actuelle, fondée sur la lutte et la concurrence, le travail est presque toujours une servitude et pour beaucoup (spécialement les travailleurs manuels) un signe d'infériorité. La majorité travaille parce qu'elle y est obligée par le besoin et pour pouvoir manger ou poussée par une récompense, une amélioration qui lui permette de sortir de la classe des exploités pour entrer dans celle des privilégiés.

Par quoi seront remplacés le besoin et le désir du profit, dans une société qui assure à tous, au moins la satisfaction des besoins les plus élémentaires, où le spectre de la misère et de la faim ne seront plus une torture pour personne, où la rémunération individuelle sera remplacée par la distribution de produits selon les besoins, indépendamment du travail produit ? Jusqu'à présent, les écrivains anarchistes, sauf quelques exceptions, ont cru éliminer ces objections par des réponses è priori optimistes, où la réalité selon eux- réglerait ta question. Mais un examen réfléchi montre des opinions discutables, des prévisions très hypothétiques, et des espoirs qui supposent résolus une quantité d'autres problèmes, les uns plus graves que les autres, et même sans solution.
     Les opinions, les prévisions et les espoirs sur la solution de la difficile question n'étaient et ne sont pas dans le fond erronés. Au contraire, ils ont un fond de vérité et de raison indiscutable. Cependant, ils ne sont vrais et raisonnés qu'en partie, selon une logique abstraite liée à des progrès sociaux et moraux futurs, et même trop lointains.

  Barthélémy De LIGT : La question essentielle qui doit être résolue par la révolution sociale est l'organisation du travail par lui-même (…). Les masses travailleuses, ouvriers aussi bien qu'intellectuels, n'arriveront à atteindre ce but que dans la mesure où elles auront su établir un juste rapport entre les méthodes de la coopération et celles de la non-coopération : il faut qu'elles refusent de faire tout travail nuisible à l'humanité, et indigne de l'homme ; qu'elles refusent de se courber devant n'importe quel patron ou maître que ce soit, fût-ce l'État soit-disant révolutionnaire, pour s'unir solidairement dans un seul et unique système de libre production. Il se peut que dans leur effort pour atteindre ce but, les masses révolutionnaires soient amenées à retomber plus ou moins dans la violence. Mais celle-ci ne peut jamais être qu'un phénomène accidentel et, comme nous l'avons déjà dit, un signe de faiblesse et non pas de force. (…) L'essentiel est en tout cas qu'elles dirigent, dès maintenant et délibérément, toute leur tactique révolutionnaire vers la lutte non-violente.

  Buenaventura DURRUTI : Nous n'avons pas peur des ruines. Nous sommes capables de bâtir aussi. C'est nous qui avons bâti tous ces palais, ces villes, en Espagne, en Amérique, partout dans le monde. Nous, les travailleurs, pouvons les remplacer par de nouveaux et de plus beaux.
     Nous n'avons pas peur des ruines. La terre sera notre héritage, sans doute. Que la bourgeoisie fasse sauter son univers avant de quitter la scène de l'Histoire. Nous portons en nous un univers neuf et cet univers ne cesse de croître. Il croît pendant que je vous parle...

  SCHUURMAN Herman : Il y a, dans le langage, des mots et des expressions que nous devons supprimer, car ils désignent des concepts qui forment le contenu désastreux et corrupteur du système capitaliste. D'abord, le mot " travailler " (werken) et tous les concepts en rapport avec ce mot - travailleur ou ouvrier (werkman of werker) - temps de travail (werktijd) - salaire (werkloon) - grève (werkstaking) - chômeur (werkloos) - désoeuvré (werkeloos). Le travail est le plus grand affront et la plus grande humiliation que l'humanité ait commis contre elle-même. Ce système social, le capitalisme, est basé sur le travail ; il a créé une classe d'hommes qui doivent travailler - et une classe d'hommes qui ne travaillent pas. Les travailleurs sont obligés de travailler, sinon ils n'ont qu'à mourir de faim. " Qui ne travaille pas ne mange pas ", professent les possédants, qui prétendent par ailleurs que calculer et empocher leurs profits, c'est aussi travailler Il y a des chômeurs et des désœuvrés. Si les premiers sont sans travail sans y être pour rien, les seconds ne travaillent tout simplement pas. Les désœuvrés sont les exploiteurs, qui vivent du travail des travailleurs. Les chômeurs sont les travailleurs qu'on ne permet pas de travailler, parce qu'on ne peut pas en tirer profit. Les propriétaires de l'appareil de production ont fixé le temps de travail, ont installé des ateliers et ordonnent à quoi et comment les travailleurs doivent travailler. Ceux-ci reçoivent juste assez pour ne pas mourir de faim, et sont à peine capables de nourrir leurs enfants dans leurs premières années. Puis ces enfants sont instruits à l'école juste assez pour pouvoir aller travailler à leur tour. Les possédants font également instruire leurs enfants, pour qu'ils sachent eux aussi comment diriger les travailleurs. Le travail est la grande malédiction. Il produit des hommes sans esprit et sans âme. Pour faire travailler les autres à son profit, on doit manquer de personnalité, et pour travailler on doit tout autant manquer de personnalité ; il faut ramper et trafiquer, trahir, tromper et falsifier. Pour le riche désoeuvré, le travail (des travailleurs) est le moyen de se procurer une vie facile. Pour les travailleurs euxmêmes c'est un fardeau de misère, un mauvais sort imposé dès la naissance, qui les empêche de vivre décemment. Quand nous cesserons de travailler, enfin la vie commencera pour nous. Le travail est l'ennemi de la vie. Un bon travailleur est une bête de somme aux pattes rugueuses avec un regard abruti et sans vie.
     Quand l'homme deviendra conscient de la vie, il ne travaillera plus jamais. Je ne prétends pas qu'il faut tout simplement quitter son patron demain et voir ensuite comment bouffer sans travailler, en étant convaincu que la vie commence. Si on est contraint de vivre dans la dèche, c'est déjà assez malheureux, le fait de ne pas travailler aboutissant dès lors, dans la plupart des cas, à vivre sur le dos des camarades qui ont du travail. Si tu es capable de gagner ta vie en pillant et en volant - comme disent les honnêtes citoyens - sans te faire exploiter par un patron, eh bien, vas-y ; mais ne crois pas pour autant que le grand problème soit résolu. Le travail est un mal social. Cette société est ennemie de la vie et c'est seulement en la détruisant, puis toutes les sociétés de labeur qui suivront - c'est-à-dire en faisant révolution sur révolution - que le travail disparaîtra. C'est alors seulement que viendra la vie - la vie pleine et riche - où chacun sera amené, par ses purs instincts, à créer. Alors, de son propre mouvement, chaque homme sera créateur et produira uniquement ce qui est beau et bon : voilà ce qui est nécessaire. Alors il n'y aura plus d'hommes-travailleurs, alors chacun sera homme ; et par besoin vital humain, par nécessité intérieure, chacun créera de manière inépuisable ce qui, sous des rapports raisonnables, couvre les besoins vitaux. Alors il n'y aura que la vie - une vie grandiose, pure et cosmique, et la passion créatrice sera le plus grand bonheur de la vie humaine sans contrainte, une vie où l'on ne sera plus enchaîné par la faim ni par un salaire, par le temps ni par le lieu, et où l'on ne sera plus exploité par des parasites. Créer est une joie intense, travailler est une souffrance intense.
     Sous les rapports sociaux criminels actuels, il n'est pas possible de créer. Tout travail est criminel. Travailler c'est collaborer à faire des bénéfices et à exploiter ; c'est collaborer à la falsification, à la fourberie, à l'empoisonnement ; c'est collaborer aux préparatifs de guerre ; c'est collaborer à l'assassinat de toute l'humanité. Le travail détruit la vie. Si nous avons bien compris ça, notre vie prendra un autre sens. Si nous sentons en nous-mêmes cet élan créateur, il s'exprimera par la destruction de ce système lâche et criminel. Et si, par la force des choses, nous devons travailler pour ne pas mourir de faim, il faut que par ce travail, nous contribuions à l'effondrement du capitalisme. Si nous ne travaillons pas à l'effondrement du capitalisme, nous travaillons à l'effondrement de l'humanité ! voilà pourquoi nous allons saboter consciemment chaque entreprise capitaliste. Chaque patron essuiera des pertes par notre fait. Là, où nous, jeunes révoltés, sommes obligés de travailler, les matières premières, les machines et les produits seront obligatoirement mis hors d'usage. À chaque instant les dents sauteront de l'engrenage, les couteaux et les ciseaux casseront, les outils les plus indispensables disparaîtront - et nous nous communiquerons nos recettes et nos moyens. Nous ne voulons pas crever à cause du capitalisme : voilà pourquoi le capitalisme doit crever à cause de nous. Nous voulons créer comme des hommes libres, pas travailler comme des esclaves ; pour cela nous allons détruire le système de l'esclavage. Le capitalisme existe par le travail des travailleurs, voilà pourquoi nous ne voulons pas être des travailleurs et pourquoi nous allons saboter le travail. (TC-1924)

  Camillo BERNERI : Comment éloigner l'ennui du travail ? Tel est le problème. Le travail est toujours une fatigue. Il faut voir comment on peut rendre cette fatigue agréable. Toute manifestation d'énergie est accompagnée d'un sentiment de plaisir lorsqu'il est adapté à la potentialité de l'organisme. Une promenade est agréable, tandis qu'une marche forcée est une peine. De même une activité est agréable quand elle répond à une impulsion spontanée. Quand l'individu, du fait des conditions extérieures, agit à l'encontre de ses tendances, il s'épuise par l'effort de volonté qu'il fait sur lui même. D'où la souffrance et une moindre capacité productive. On peut déduire de ces considérations plusieurs conséquences : la durée du travail doit être proportionnée à la fatigue; chacun doit être libre de développer l'activité .productive pour laquelle il sent une tendance. En ce qui concerne la durée du travail, il faut considérer la tâche : il y a des travaux fastidieux par nature et par leur durée.
     Par conséquent, il faut considérer le temps d'un point de vue subjectif ; c'est-à-dire en tenant compte des résultats que le travail crée sur celui qui le fait. Il y a des travaux "légers" qui ne demandent pas une grosse dépense musculaire ; mais ils sont très ennuyeux parce que fastidieux, ce qui provoque une grande dépense d'énergie nerveuse. La seconde conséquence s'intègre à la première. Vu que tout travail est plus fatigant s'il est peu intéressant, tous se fatigueront moins - et donc travailleront plus et mieux - s'ils peuvent s'occuper de leurs activités préférées. Ceci est impossible sans l'émancipation économique et le développement technique du travailleur : Lorsque -comme le prophétisait Carlyle - tout individu pourra choisir son travail selon sa tendance, le travail ne sera plus une peine et pour beaucoup il deviendra une joie.
     De nombreux paresseux ressemblent à ce personnage de " l'Auberge des pauvres " qui dit "Quand le travail est agréable, la vie est belle. Donnez-moi du travail agréable et je travaillerais" (…) Le travail attirant suppose, lorsqu'il sera généralisé, le libre choix et le droit de varier ses occupations, en accord avec les besoins de la production, et aussi l'absorption par les machines de nombreuses activités totalement rebutantes. Kropotkine dans La Conquête du pain lorsqu'il parle de travail agréable cite des objets comme le livre, l'objet de luxe, l'œuvre d'art et non pas des pièces mécaniques, des objets strictement nécessaires ou des matières premières nauséabondes. Le travail deviendra moins pesant et moins dangereux, il ne sera plus nocif et très pénible, mais dans l'ensemble tardera à être attirant, au point de faire disparaître les paresseux. Kropotkine n'a pas résolu le problème, et s'est limité à dire que les hommes capables de travailler devraient faire une certaine quantité d'heures.
     Un grand nombre d'
anarchistes hésitent entre le loisir et l'obligation de travail pour tous, sans arriva à trouver une formule intermédiaire qui, à mon avis pourrait être la suivante : " Aucune obligation de travailler, mais aucun devoir envers celui qui ne veut pas travailler." Malatesta écrivait "Il me semble qu'au simplisme qui existe parmi nous, s'ajoute un excès d'optimisme et que l'on oublie trop, dans le cas précis de l'envie de travailler, la coaction morale de l'opinion publique et les effets immédiats qu'une révolution faite principalement contre les exploiteurs c'est-à-dire contre ceux qui ne travaillent pas, devrait semble-t-il faire sur tous les hommes." Mais il écrivait également : "A la base du système anarchiste, avant le communisme ou tout autre système de coexistence sociale, il y a le principe du pacte librement consenti. La règle du communisme intégral : à chacun selon sa forces, à chacun selon ses besoins, ne vaut que pour ceux qui l'acceptent, en acceptant également les conditions qui la rendent applicable." Tout en soulignant es effets de la coaction morale, Malatesta n'exclut pas la coaction économique représentée par la sanction et l'exclusion des associations communistes ou collectivistes, des oisifs chroniques. (LTA-1933)
     [...] Un des dangers de la révolution est précisément la haine du travail qu'elle héritera de la société actuelle. Nous nous en sommes aperçus durant les brefs moments où la révolution a frappé aux portes. Trop de gens, parmi les pauvres, trop de travailleurs croyaient sérieusement que le moment de ne plus travailler ou de faire travailler les riches était arrivé. Nombreux étaient ceux qui ne voyaient pas une vérité évidente : les riches sont trop peu pour pouvoir remplacer la grande armée des ouvriers et des paysans, et en outre ils seraient tout à fait incapables d'offrir à une société une quelconque spécialité dont elle aurait besoin. Une révolution de gens qui ne voudraient pas travailler ou qui seulement désireraient se reposer un moment et travailler moins, serait un échec. Les besoins feraient naître rapidement des organismes autoritaires, qui reformeraient un régime de travail forcé et donc, d'exploitation. Il faut donc, dès maintenant, que la conscience des travailleurs et spécialement des révolutionnaires, des anarchistes, assimile l'idée que la révolution veut dite sacrifice, et non bombance. Tant qu'elle se développera, il faudra combattre non seulement des ennemis armés, mais les difficultés de la vie devenue plus dure, avec un travail plus intense, plus intelligent et plus fatigant. Si ce travail se fait volontairement et selon les besoins, tout ira bien : la révolution triomphera. (LTA-1933)

  Henri LABORIT : Le travail humain, de plus en plus automatisé, s’apparente à celui de l’âne de la noria. Ce qui peut lui fournir ses caractéristiques humaines, à savoir de répondre au désir, à la construction imaginaire, à l’anticipation orignale du résultat, n’existe plus. On aurait pu espérer que, libérés de la famine et de la pénurie, les peuples industrialisés retrouveraient l’angoisse existentielle, non pas celle du lendemain, mais celle résultant de l’interrogation concernant la condition humaine. On aurait pu espérer que le temps libre, autorisé par l’automation, au lieu d’être utilisé à faire un peu plus de marchandises, ce qui aboutit qu’à mieux cristalliser les dominances, serait abandonné à l’individu pour s’évader de sa spécialisation technique et professionnelle. En réalité, il est utilisé pour un recyclage au sein de cette technicité en faisant miroiter à ses yeux, par l’intermédiaire de cet accroissement de connaissance techniques et de leur mise à jour, une facilitation de son ascension hiérarchique, une promotion sociale. Ou bien on lui promet une civilisation de loisirs. Pour qu’il ne puisse s’intéresser à l’établissement des structures sociales, ce qui pourrait le conduire à en discuter le mécanisme et la validité, donc à remettre en cause l’existence de ces structures, tous ceux qui en bénéficient aujourd’hui s’efforcent de mettre à la disposition du plus grand nombre des divertissements anodins, exprimant eux-mêmes l’idéologie dominante, marchandise conforme et qui rapporte.

  Noam CHOMSKY : Le nœud de la question est qu'on doit travailler. Et c'est pourquoi le système propagandiste a tellement de succès. Très peu de gens auront le temps et l'énergie ou l'engagement de mener une constante bataille pourtant nécessaire pour aller au-delà de Lehrer, Dan Rather ou quelqu'un comme cela. Le plus simple, vous le savez, quand vous rentrez du travail, vous êtes fatigué, vous avez été occupé toute la journée, vous n'allez pas passer la soirée à effectuer un projet de recherche. Alors vous allumez la télévision, vous dites que c'est probablement vrai, ou vous regardez les titres de la presse écrite, et après vous regardez du sport ou quelque chose d'autre. C'est fondamentalement comme cela que le système d'endoctrinement fonctionne. C'est sûr que les autres informations sont là, mais vous allez devoir travailler pour les trouver.

  Raoul VANEIGEM : Le tripalium est un instrument de torture. Labor signifie "peine". Il y a quelque légèreté à oublier l'origine des mots "travail" et "labeur". Les nobles avaient du moins la mémoire de leur dignité comme de l'indignité qui frappait leurs esclavages. Le mépris aristocratique du travail reflétait le mépris du maître pour les classes dominées ; le travail était l'expiation à laquelle les condamnait de toute éternité le décret divin qui les avait voulues, pour d'impénétrables raisons, inférieures. Le travail s'inscrivait, parmi les sanctions de la Providence, comme la punition du pauvre, et parce qu'elle régissait aussi le salut futur, une telle punition pourrait revêtir les attributs de la joie. Au fond, le travail importait moins que la soumission.
     La bourgeoisie ne domine pas, elle exploite. Elle soumet peu, elle préfère user. Comment n'a-t-on pas vu que le principe du travail productif se substituait simplement au principe d'autorité féodal ? Pourquoi n'a-t-on pas voulu le comprendre ?
     Est-ce parce que le travail améliore la condition des hommes et sauve les pauvres, illusoirement du moins, de la damnation éternelle ? Sans doute, mais il appert aujourd'hui que le chantage sur les lendemains meilleurs succède docilement au chantage sur le salut de l'au-delà. Dans l'un et l'autre cas, le présent est toujours sous le coup de l'oppression. (TSV-1967)

L'homme se réaliserait-il dans son travail forcé ? Au XIX° siècle, il subsistait dans la conception du travail une trace infime de créativité. Zola décrit un concours de cloutiers où les ouvriers rivalisent d'habileté pour parfaire leur miniscule chef-d'oeuvre. L'amour du métier et la recherche d'une créativité cependant malaisée permettaient sans conteste de supporter dix à quinze heures auxquelles personne n'aurait pu résister s'il n'était glissé quelque façon de plaisir. Une conception encore artisanale dans son principe laissait à chacun le soin de se ménager un confort précaire dans l'enfer de l'usine. Le taylorisme assena le coup de grâce à une mentalité précieusement entretenue par le capitalisme archaïque. Inutile d'espérer d'un travail à la chaîne ne serait-ce qu'une caricature de créativité. L'amour du travail bien fait et le goût de la promotion dans le travail sont aujourd'hui la marque indélébile de la veulerie et de la soumission la plus stupide. C'est pourquoi, partout où la soumission est exigée, le vieux pet idéologique va son chemin, de l'Arbeit macht frei des camps d'extermination aux discours d'Henry Ford et de Mao Tsé-toung.
     Quelle est donc la fonction du travail forcé ? Le mythe du pouvoir exercé conjointement par le chef et par Dieu trouvait dans l'unité du système féodal sa force de coercition. En brisant le mythe unitaire, le pouvoir parcellaire de la bourgeoisie ouvre, sous le signe de la crise, le règne des idéologies qui jamais n'atteindront ni seules, ni ensemble, au quart de l'efficacité du mythe. La dictature du travail productif prend opportunément la relève. Il a pour mission d'affaiblir biologiquement le plus grand nombre des hommes de les châtrer collectivement et de les abrutir afin de les rendre réceptifs aux idéologies les moins prégnantes, les moins viriles, les plus séniles qui furent jamais dans l'histoire du mensonge.
     Le prolétariat du début du XIX° siècle compte une majorité de diminués physiques, d'hommes brisés systématiquement par la torture de l'atelier. Les révoltes viennent de petits artisans, de catégories privilégiées ou de sans travail, non d'ouvriers assommés par quinze heures de labeur. N'est-il pas troublant de constater que l'allégement du nombre d'heures de prestations intervient au moment où le spectacle de variétés idéologiques mis au point par la société de consommation paraît de nature à remplacer efficacement les mythes féodaux détruits par la jeune bourgeoisie ? (Des gens ont vraiment travaillé pour un réfrigérateur, pour une voiture, pour un récepteur de télévision. Beaucoup continuent à le faire, "invités" qu'ils sont à consommer la passivité et le temps vide que leur "offre" la "nécessité" de produire.) (TSV-1967)

A mesure que l'automation et la cybernétique laissent prévoir le remplacement massif des travailleurs par des esclaves mécaniques, le travail forcé révèle sa pure appartenance aux procédés barbares du maintien de l'ordre. Le pouvoir fabrique ainsi la dose de fatigue nécessaire à l'assimilation passive de ses diktats télévisés. Pour quel appât travailler désormais ? La duperie est épuisée ; il n'y a plus rien à perdre, pas même une illusion. L'organisation du travail et l'organisation des loisirs referment les ciseaux castrateurs chargés d'améliorer la race des chiens soumis. Verra-t-on quelque jour les grévistes, revendiquant l'automation et la semaine de dix heures, choisir, pour débrayer, de faire l'amour dans les usines, les bureaux et les maisons de la culture ? Il n'y aurait que les programmateurs, les managers, les dirigeants syndicaux et les sociologues pour s'en étonner et s'en inquiéter. Avec raison peut-être. Après tout, il y va de leur peau. (TSV-1967)

L'ancien prolétariat vendait sa force de travail pour subsister ; son maigre temps de loisir, il le vivait tant bien que mal en discussion, querelles, jeux de bistrot et de l'amour, trimard, fêtes et émeutes. Le nouveau prolétariat vend sa force de travail pour consommer. Quand il ne cherche pas dans le travail forcé une promotion hiérarchique, le travailleur est invité à s'acheter des objets (voiture, cravate, culture...) qui l'indexeront sur l'échelle sociale. Voici le temps où l'idéologie de la consommation devient consommation d'idéologie. (TSV-1967)

Affirmer le primat de la jouissance sur le travail, c'est rompre avec le cours d'une existence comptabilisée au taux de son usure graduelle, c'est affranchir du temps de la renta­bilité les moments d'affairement et d'apaisement que le travail dénaturait. (DDEH-2001)

Le travail nous dispose au malheur en nous ôtant la liberté de créer. Voilà la source de l'ennui et de nos ennuis. Qu'une telle réalité m'incommode m'est un argument suffisant pour briser les lois et les mécanismes qui l'instaurent. (JI-2006)

Nul n'échappe à cet enchevêtrement de contraintes et de plaisirs où la tradition mercenaire enserre dans ses filets la nature voluptueuse et rétive. Il y a dans la tyrannie du travail, rompant à son esprit et à ses cadences jusqu'aux moindres jouissances, une trahison de l'enfance et des promesses que la maturité lui laissait entrevoir.
     Comment ignorer que cette plaie, rouverte à chaque instant, est la cause principale de notre détresse existentielle, le mal d'être qui affecte l'univers entier ? Qu'en la vie dépecée par le travail réside le malaise de notre civilisation ? (EDM-2008)

Même si les saillies du plaisir procuraient jadis aux travailleurs une liberté trop hâtivement éjaculée, elles ne les empêchaient pas de parler haut et clair de prolétariat, d'exploiteurs, d'exploités, de révolution, de lutte des classes. En dépit des libations offertes, comme la chanson de Pierre Dupont, " à l'indépendance du monde ", nul n'ignorait le licou qui le traînerait de lendemains en lendemains sans nombre tant que le glaive ne l'aurait pas sectionné. (EDM-2008)

Il fut une époque où le travail gardait dans ses resserres une manière d'attrait, voire de fascination. La satisfaction de l'ouvrage accompli ravivait le souvenir d'une créativité qui n'avait jamais cessé de hanter la classe ouvrière. Le sentiment d'utilité sociale et de solidarité subsistait en dépit du sacrifice et des contraintes.
     Faire rouler les trains, soigner, instruire, loger, produire de l'acier et des aliments sains prêtaient de l'intérêt à l'activité laborieuse, même si l'exploitation patronale en jugulait l'élan passionnel.
     Or, les secteurs prioritaires sont précisément ceux que la spéculation financière et l'emprise mondiale des agioteurs envoient à la casse.
     Sauvegardée jusqu'il y a peu, l'ambition d'accomplir une corvée indispensable au bien public a de moins en moins cours, à mesure qu'obéissant à la logique du profit à court terme le travail utile cède le pas à son développement parasitaire. C'est désormais sa vacuité qui paie et ce qui s'achète avec cet argent-là n'est plus qu'une substance boursière détournée des secteurs productifs, délocalisée dans un circuit fermé, dégagée de toute préoccupation sociale.
     Beaucoup se résignaient au travail comme à la malédiction d'un destin inexorable et du fond de l'enfer nourrissaient l'espérance d'arracher pour le profit de tous un peu de ce profit exorbitant qu'un petit nombre s'arrogeait. Nietzsche ne s'y est pas trompé, qui voyait dans le socialisme une doctrine d'esclave inspirée par le christianisme. La social-démocratie a fait du week-end un paradis hebdomadaire et de l'émancipation, le rêve d'une longue semaine. N'est-ce pas le principe de la corruption à laquelle elle doit aujourd'hui son triomphe?
     Quand la tyrannie du travail s'est trouvée absorbée par la tyrannie de l'argent, un grand vide monnayable s'est emparé des têtes et des corps. Un puissant souffle de mort s'est propagé partout. La malédiction a perdu jusqu'à l'énergie de la désespérance.
     Pourtant, la vie et le corps ont horreur de l'inanité, de l'immobilité, de la contrainte, du contresens. Arrive un moment où le feu jaillit de la cendre qui l'étouffait. Bien que, par tradition, les générations se soient succédé en mourant de soif au bord de la plus vivifiante des fontaines, il a toujours suffi de quelques-uns qui s'y abreuvent et s'y ébrouent pour que renaissent et reverdissent les oasis. (EDM-2008)

  Michel ONFRAY : … un test permet de départager droite et gauche : la droite aime le travail et, selon ses slogans (« le travail rend libre » à Auschwitz, version hard alle­mande; « travail, famille, patrie », version hard fran­çaise ; « travailler plus pour gagner plus » version allégée de la précédente), considère que le travail est une vertu.
     Pour sa part, et dès le XIXe siècle, la gauche milite pour une réduction du temps de travail, les syndicats également (voir le chartisme en Angleterre) : Fourier souhaite indexer le temps de production sur la con­sommation; Owen s'y colle concrètement dans New Lanark, son entreprise de textile socialiste ; Paul Lafargue défend le Droit à la paresse et fustige « cette folie de l'amour du travail » ; Flora Tristan effectue un tour de France libertaire pour convaincre de l'excel­lence de l'idée de la réduction du temps de travail ; les quarante-huitards, puis les communards avec Louise Michel militent en ce sens ; Hugo met son nom et son prestige dans l'aventure... On se souvient des 40 heures du Front populaire, puis des récentes 39 et 35 heures socialistes torpillées par le patronat — et critiquées par... Ségolène Royal. Dès lors, quand on entend parler de retraite à soixante-dix ans sous prétexte (argument de crétin, vraiment...) que nous vivons plus longtemps, il faut entendre das la bouche de ces gens-là : « Puisque le vieillissement de la population se confirme, que la punition qu'est le travail soit donc augmentée! » Je verrai pour ma part bien plutôt dans ces prémisses évi­demment justes, l'augmentation de la durée de vie, l'occasion d'une autre conclusion : qu'on profite donc plus longtemps de la vie en travaillant moins et moins longtemps. Argument clivant, vraiment, entre la droite et la (vraie) gauche. (PF3-2010)



  Tromperie  

Zo d'Axa - Laborit

  ZO D'AXA : On vous trompe, on vous trompe sans cesse. On vous parle de fraternité, et jamais la lutte pour le pain ne fut plus âpre et plus meurtrière.
     On vous parle de patriotisme, de patrimoine sacré – à vous qui ne possédez rien.
     On vous parle de probité, et ce sont des écumeurs de presse, des journalistes à tout faire, maîtres fourbes ou maîtres chanteurs, qui chantent l'honneur national. (ART-DIV)

  Henri LABORIT : La philosophie et l’ensemble des sciences humaines se sont établies sur la tromperie du langage. Tromperie, car il ne prenait jamais en compte ce qui mène le discours, l’inconscient.



     

  Union - Union corporative  

Béra - Reclus - Pelloutier - Louiche

  Victoire Léodile BÉRA : Nous rêvons l’union de tous les hommes dans une organisation sociale où s’identifieront la science et la justice, mais qui ne saurait non plus se passer d’être libre et fraternelle. Nous flétrissons les moyens odieux du despotisme, qui règne par la violence et la terreur ; nous raillons, d’une indignation encore frémissante, le joug insolent de ces clergés qui prétendaient régler l’essor de la pensée et gouverner la conscience. En répudiant ces vieux et sanglants dogmatismes, devons-nous garder leur esprit ? Devons-nous parler le langage de ces despotes, si pleins de foi en eux-mêmes qu’ils se croyaient réellement supérieurs au reste de la terre, et considéraient comme une offense la moindre objection, comme un crime la moindre résistance ? Allons-nous aussi excommunier ? (CC-1899)

  Élisée RECLUS : Vous êtes donc faibles, vous tous, petits propriétaires, isolés ou associés en communes, vous êtes bien faibles contre tous ceux qui cherchent à vous asservir, accapareurs de terre qui en veulent à votre petit lopin, gouvernants qui cherchent à en prélever tout le produit. Si vous ne savez pas vous unir, non seulement d'individu à individu et de commune à commune, mais aussi de pays à pays, en une grande internationale de travailleurs, vous partagerez bientôt le sort de millions et de millions d'hommes qui sont déjà dépouillés de tous droits aux semailles et à la récolte et qui vivent dans l'esclavage du salariat, trouvant l'ouvrage quand des patrons ont intérêt à leur en donner, toujours obligés de mendier sous mille formes, tantôt demandant humblement d'être embauchés, tantôt même en avançant la main pour implorer une avare pitance. Ceux-ci ont été privés de la terre, et vous pouvez l'être demain. Y a-t-il une si grande différence entre leur sort et le vôtre ? La menace les atteint déjà ; elle vous épargne encore pour un jour ou deux. Unissez-vous tous dans votre malheur ou votre danger. Défendez ce qui vous reste et reconquérez ce que vous avez perdu.
     Sinon votre sort à venir est horrible, car nous sommes dans un âge de science et de méthode et nos gouvernants, servis par l'armée des chimistes et des professeurs, vous préparent une organisation sociale dans laquelle tout sera réglé comme dans une usine, où la machine dirigera tout, même les hommes ; où ceux-ci seront de simples rouages que l'on changera comme de vieux fer quand ils se mêleront de raisonner et de vouloir.
     C'est ainsi que dans les solitudes du Grand-Ouest Américain, des compagnies de spéculateurs, en fort bons termes avec le gouvernement, comme le sont tous les riches ou ceux qui ont l'espoir de le devenir, se sont fait concéder des domaines immenses dans les régions fertiles et en font à coups d'hommes et de capitaux des usines à céréales. Tel champ de culture a la superficie d'une province. Ce vaste espace est confié à une sorte de général, instruit, expérimenté, bon agriculteur et bon commerçant, habile dans l'art d'évaluer à sa juste valeur la force de rendement des terrains et des muscles. Notre homme s'installe dans une maison commode au centre de sa terre. Il a dans ses hangars cent charrues, cent machines à semer, cent moissonneuses, vingt batteuses ; une cinquantaine de wagons traînés par des locomotives vont et viennent incessamment sur des lignes de rails entre les gares du champ et le port le plus voisin dont les embarcadères et les navires lui appartiennent aussi. Un réseau de téléphones va de la maison palatiale à toutes les constructions du domaine ; la voix du maître est entendue de partout ; il a l'oreille à tous les bruits, le regard à tous les actes ; rien ne se fait sans ses ordres et loin de la surveillance.
     Et que devient l'ouvrier, le paysan dans ce monde si bien organisé ? Machines, chevaux et hommes sont utilisés de la même manière : on voit en eux autant de forces, évaluées en chiffres, qu'il faut employer au mieux du bénéfice patronal, avec le plus de produit et le moins de dépenses possible. Les écuries sont disposées de telle sorte qu'au sortir même de l'édifice, les animaux commencent à creuser le sillon de plusieurs kilomètres de long qu'ils ont à tracer jusqu'au bout du champ : chacun de leurs pas est calculé, chacun rapporte au maître. De même les mouvements des ouvriers sont réglés à l'issue du dortoir commun. Là, point de femmes ni d'enfants qui viennent troubler la besogne par une caresse ou par un baiser. Les travailleurs sont groupés par escouades ayant leurs sergents, leurs capitaines et l'inévitable mouchard. Le devoir est de faire méthodiquement le travail commandé, d'observer le silence dans les rangs. Qu'une machine se détraque, on la jette au rebut, s'il n'est pas possible de la réparer. Qu'un cheval tombe et se casse un membre, on lui tire un coup de revolver dans l'oreille et on le traîne au charnier. Qu'un homme succombe à la peine, qu'il se brise un membre ou se laisse envahir par la fièvre, on daigne bien ne pas l'achever, mais on s'en débarrasse tout de même : qu'il meure à l'écart sans fatiguer personne de ses plaintes. A la fin des grands travaux, quand la nature se repose, le directeur se repose aussi et licencie son armée. L'année suivante, il trouvera toujours une quantité suffisante d'os et de muscles à embaucher, mais il se gardera bien d'employer les mêmes travailleurs que l'année précédente. Ils pourraient parler de leur expérience, s'imaginer qu'ils en savent autant que le maître, obéir de mauvaise grâce, qui sait ? S'attacher peut-être à la terre cultivée par eux et se figurer qu'elle leur appartient !
     Certes, si le bonheur de l'humanité consistait à créer quelques milliardaires thésaurisant au profit de leurs passions et de leurs caprices les produits entassés par tous les travailleurs asservis, cette exploitation scientifique de la terre par une chiourme de galériens serait l'idéal rêvé. Prodigieux sont les résultats financiers de ces entreprises, quand la spéculation ne ruine pas ce que la spéculation crée. Telle quantité de blé obtenue par le travail de cinq cents hommes pourrait en nourrir cinquante mille ; à la dépense faite par un salaire avare correspond un rendement énorme de denrées qu'on expédie par chargement de navires et qui se vendent dix fois la valeur de production.
     Il est vrai que si la masse des consommateurs manquant d'ouvrage et de salaire devient trop pauvre, elle ne pourra plus acheter tous ces produits et, condamnée à mourir de faim, elle n'enrichira plus les spéculateurs. Mais ceux-ci ne s'occupent point du lointain avenir : gagner d'abord, marcher sur un chemin pavé d'argent, et l'on verra plus tard ; les enfants se débrouilleront ! "Après nous le déluge !"
     Voilà, camarades travailleurs qui aimez le sillon où vous avez vu pour la première fois le mystère de la tigelle de froment perçant la dure motte de terre, voilà quelle destinée l'on vous prépare ! On vous prendra le champ et la récolte, on vous prendra vous-mêmes, on vous attachera à quelque machine de fer, fumante et stridente, et tout enveloppés de la fumée de charbon, vous aurez à balancer vos bras sur un levier dix ou douze mille fois par jour. C'est là ce qu'on appelle l'agriculture. Et ne vous attardez pas alors à faire l'amour quand le cœur vous dira de prendre femme ; ne tournez pas la tête vers la jeune fille qui passe : le contremaître n'entend pas qu'on fraude le travail du patron;

[...] Que reste-t-il d'humain dans l'être hâve, déjeté, scrofuleux qui ne respire jamais d'autre atmosphère que celle des suints, des graisses et des poussières ?
     Évitez cette mort à tout prix, camarades. Gardez jalousement votre terre, vous qui en avez un lopin ; elle est votre vie et celle de la femme, des enfants que vous aimez. Associez-vous aux compagnons dont la terre est menacée comme la vôtre par les usiniers, les amateurs de chasse, les prêteurs d'argent ; oubliez toutes vos petites rancunes de voisin à voisin, et groupez-vous en communes où tous les intérêts soient solidaires, où chaque motte de gazon ait tous les communiers pour défenseurs. A cent, à mille, à dix mille, vous serez déjà bien forts contre le seigneur et ses valets ; mais vous ne serez pas encore assez forts contre une armée. Associez-vous donc de commune à commune et que la plus faible dispose de la force de toutes. Bien plus, faites appel à ceux qui n'ont rien, à ces gens déshérités des villes qu'on vous a peut-être appris à haïr, mais qu'il faut aimer parce qu'ils vous aideront à garder la terre et à reconquérir celle qu'on vous a prise. Avec eux, vous attaquerez, vous renverserez les murailles d'enclos ; avec eux, vous fonderez la grande commune des hommes, où l'on travaillera de concert à vivifier le sol, à l'embellir et à vivre heureux, sur cette bonne terre qui nous donne le pain.
     Mais si vous ne faites pas cela, tout est perdu. Vous périrez esclaves et mendiants : Vous avez faim", disait récemment un maire d'Alger à une députation d'humbles sans-travail, "vous avez faim ?... eh bien, mangez-vous les uns les autres !"

  Fernand PELLOUTIER : Nous voulons que toute la fonction sociale se réduise à la satisfaction de nos besoins ; l'union corporative le veut aussi, c'est son but, et de plus en plus elle s'affranchit de la croyance en la nécessité des gouvernements ; nous voulons l'entente libre des hommes ; l'union corporative (elle le discerne mieux chaque jour) ne peut être qu'à condition de bannir de son sein toute autorité et toute contrainte ; nous voulons que l'émancipation du peuple soit l'œuvre du peuple lui-même ; l'union corporative le veut encore : de plus en plus, on y sent la nécessité, on y éprouve le besoin de gérer soi-même ses intérêts ; le goût de l'indépendance et l'appétit de la révolte y germent ; on y rêve des ateliers libres où l'autorité aurait fait place au sentiment personnel du devoir ; on y émet sur le rôle des travailleurs dans une société harmonique des indications d'une largeur d'esprit étonnante et fournies par les travailleurs mêmes. Bref, les ouvriers, après s'être crus si longtemps condamnés au rôle d'outil, veulent devenir des intelligences pour être en même temps les inventeurs et les créateurs de leurs œuvres. Qu'ils élargissent donc le champ d'étude ouvert devant eux. Que, comprenant qu'ils ont entre leurs mains toute la Vie sociale, ils s'habituent à ne puiser qu'entre eux l'obligation du devoir, à détester et à briser toute autorité étrangère. C'est leur rôle, c'est le but de l'anarchie. (OCA-1896)

  Jean-Baptiste LOUICHE : Union, union : voilà le cri de tous et chacun veux - tirer la couverture à soi. - Le législateur prêche et bafoue ses collègues du milieu ou des extrêmes quand il ne les insultent pas, le banquier prend le mot pour titre de la boutique à ses opérations et rêve la ruine de ceux qui ont le malheur d'avoir recours a lui, le commerçant et l'industriel en parlent, et il n'est pas un seul de ces pires exploiteurs du besoin d'autrui qui ne frémit d'aise a l'annonce qu'un voisin son concurrent - coule ; en choquant le verre les gueux aussi parlent d'union, le cabaret en scelle combien chaque jour et pourtant avec quel mépris ils se jalousent et se dénigrent, les murs de la fabrique, de l'atelier ou de l'usine et le bureau du maître seuls pourraient le dire. Faut-il s'étonner d'entendre exprimer des vœux d'union de bas en haut de l'échelle sociale et constater qu'à tous les degrés, on ne s'en occupe pas davantage, quand on se moque pas cordialement des plus que simples qui s'y dévouent sincèrement.
     Certes si nous ne connaissions nous-mêmes l'objet de tous nos vœux, si nous savions que nos moindres gestes, que tous nos actes, ont pour cause, rarement avouée et cependant toujours avouable, la satisfaction de nos désirs, si nous ne savions en un mot que tout ce que nous disons et faisons est pour nous, toujours pour nous, nous serions certainement frappés d'entendre continuellement les hommes parler d'union et ne faire que cela, cela seulement.
     Ce mot est assurément le plus connu, les orateurs, le fleurissent, les écrivains, l'adulent, les poètes l'harmonisent il est la devise du riche et du pauvre, du tyran et du tyrannisé, il est dans toutes les bouches et dans tous les cœurs, tous proclament sa puissance et chacun s'exerçant, agissant contre tous, nul ne semble y croire.
     " L'union fait la force " répète-t-on en tout et partout, et dans la famille humaine aucun ne s'y prêtant réellement, chaque citoyen est un élément de discorde sociale.
     Disons cependant que c'est avec conviction que chacun en parle, tous y aspirent, puisque tous s'associent et que l'association a pour but aide et protection à chacun de ses membres. Le législateur se groupe le financier s'unit, les commerçants et industriels se syndiquent, l'ouvrier, le manouvrier, l'employé et l'artiste se syndiquent aussi, tous se lient, se liguent, se coalisent pour se protéger mutuellement et défendre leurs intérêts. C'est par le groupement que le faiseur de lois fait de l'opposition et par elle explique son existence inutile. C'est uni que l'agioteur vend son argent sur le marché financier et par la plus monstrueuse spéculation assure ainsi sa domination. Syndiqués, les artisans du haut commerce et de la grosse industrie organisent la concurrence et monopolisent. Syndiqués, les prolétaires tentent de protéger leurs salaires, mais se liguant seulement et par fraction dans leurs catégories professionnelles, ils ne réussissent qu'a entretenir entre eux les plus ridicules et plus funestes rivalités. Tous enfin, tous s'unissent, mais divisés en deux classes et subdivisés par castes et dans un ordre hiérarchique tous s'unissent, mais c'est par groupes dont les intérêts sont opposés et dans lesquels chaque individu a sa place marquée, son privilège ou sa peine. La jouissance pour l'un la misère pour l'autre.
     Ce n'est pas le véritable besoin qui groupe les hommes, mais les convenances professionnelles ou de fortunes. La loi naturelle des affinités n'est pour rien dans l'association, plus qu'autrefois, la crainte de déroger est tout : ici c'est un épicier enrichi qui rêve d'administrer les affaires publiques et n'a que du mépris pour le faubourg qui l'a fait opulent, là c'est un employé de bureau ou de magasin que de trop modestes appointements obligent à s'abreuver d'eau rougie et nourrir d'arlequins, et qui cependant n'a que du dédain pour ses privilégiés, beaucoup de travailleurs en blouse. Ailleurs, dans l'atelier, c'est un ouvrier qui fera son possible pour se lier avec des camarades plus favorisés devant vaut le salaire, et fera tout pour s'écarter de ceux dont quelques centimes différentiels distinguent le leur ; partout enfin c'est la même inconséquence, le même ridicule, chacun jalouse ou fait fi de ceux dont la condition ou la profession n'est ou ne parait pas semblable a la sienne, et comme pour bien en établir la différence chacun a son expression caractéristique a l'adresse d'autrui. L'homme retiré du négoce soutient qu'il connaît l'ouvrier et affirme en se contractant les lèvres que c'est un - pas grand chose, -pour l'humble appointé du bureau c'est un - rien du tout - et tous les travailleurs du chantier, de l'atelier ou de la fabrique parlant loin a loin de chacun et dans les termes les plus méprisants, il arrive que tous ont la plus détestable opinion de tous.



     

  Utopie - Utopie anarchique  

Déjacque - Flores Magon - Laborit

  Joseph DÉJACQUE : Dix siècles ont passé sur le front de l'Humanité. Nous sommes en l'an 2858. — Imaginez un sauvage des premiers âges, arraché du sein de sa forêt primitive et jeté sans transition à quarante siècles de distance au milieu de l'Europe actuelle, en France, à Paris. Supposez qu'une puissance magique ait délié son intelligence et la promène à travers les merveilles de l'industrie, de l'agriculture, de l'architecture, de tous les arts et de toutes les sciences, et que, comme un cicerone, elle lui en montre et lui en explique toutes les beautés. Et maintenant jugez de l'étonnement de ce sauvage. Il tombera en admiration devant toutes ces choses ; il ne pourra en croire ses yeux ni ses oreilles ; il criera au miracle, à la civilisation, à l'utopie !

Imaginez maintenant un civilisé transplanté tout à coup du Paris du 19è siècle au temps originaire de l'humanité. Et jugez de sa stupéfaction en face de ces hommes qui n'ont encore d'autres instincts que ceux de la brute, des hommes qui paissent et qui bêlent, qui beuglent et qui ruminent, qui ruent et qui braient, qui mordent, qui griffent et qui rugissent, des hommes pour qui les doigts, la langue, l'intelligence sont des outils dont ils ne connaissent pas le maniement, un mécanisme dont ils sont hors d'état de comprendre les rouages. Figurez-vous ce civilisé, ainsi exposé à la merci des hommes farouches, à la fureur des bêtes féroces et des éléments indomptés. Il ne pourra vivre parmi toutes ces monstruosités. Ce sera pour lui le dégoût, l'horreur, le chaos !

Eh bien ! l'utopie anarchique est à la civilisation ce que la civilisation est à la sauvagerie. Pour celui qui a franchi par la pensée les dix siècles qui séparent le présent de l'avenir, qui est entré dans ce monde futur et en a exploré les merveilles, qui en a vu, entendu et palpé tous les harmonieux détails, qui s'est initié à toutes les joies de cette société humanitaire, pour celui-là le monde actuel est encore une terre inculte et marécageuse, un cloaque peuplé d'hommes et d'institutions fossiles, une monstrueuse ébauche de société, quelque chose d'informe et de hideux que l'éponge des révolutions doit effacer de la surface du globe. La Civilisation, avec ses monuments, ses lois, ses mœurs, avec ses frontières de propriétés et ses ornières de nations, ses ronces autoritaires et ses racines familiales, sa prostitutionnelle végétation ; la Civilisation avec ses patois anglais, allemand, français, cosaque, avec ses dieux de métal, ses fétiches grossiers, ses animalités pagodines, ses caïmans mitrés et couronnés, ses troupeaux de rhinocéros et de daims, de bourgeois et de prolétaires, ses impénétrables forêts de baïonnettes et ses mugissantes artilleries, torrents de bronze allongés sur leur affûts et vomissant avec fracas des cascades de mitraille ; la Civilisation, avec ses grottes de misère, ses bagnes et ses ateliers, ses maisons de tolérance et de St Lazare, avec ses montagneuses chaînes de palais et d'églises, de forteresses et de boutiques, ses repaires de princes, d'évêques, de généraux, de bourgeois, obscènes macaques, hideux vautours, ours mal  léchés, metallivores et carnivores qui souillent de leurs débauches et font saigner sous leur griffe la chair et l'intelligence humaine ; la Civilisation, avec son Évangile pénal et son Code religieux, ses empereurs et ses papes, ses potences-constrictor qui vous étranglent un homme dans les anneaux de chanvre et puis le balancent au haut d'un arbre, après lui avoir brisé la nuque du cou, ses guillotines-alligator qui vous broient comme un chien entre leurs terribles mâchoires et vous lui séparent la tête du tronc d'un coup de leur herse triangulaire ; la Civilisation, enfin, avec ses us et coutumes, ses chartes et ses constitutions pestilentielles, son cholera-moral, toutes ses religionnalités et ses gouvernementalités épidémiques ; la Civilisation, en un mot, dans toute sa sève et son exubérance, la Civilisation, dans toute sa gloire, est, pour celui-là qui a fixé du regard l'éblouissant Avenir, ce que serait pour le civilisé la sauvagerie à l'origine du globe, l'homme nouveau-né au sortir de son moule terrestre et barbotant encore dans les menstrues du chaos ; comme aussi l'utopie anarchique est, pour le civilisé, ce que serait pour le sauvage la révélation du monde civilisé ; c'est-à-dire quelque chose d'hyperboliquement bon, d'hyperboliquement beau, quelque chose d'ultra et d'extra-naturel, le paradis de l'homme sur la terre.

Dans l'aride désert où est campée notre génération, l'oasis de l'anarchie est encore, pour la caravane fatiguée de marches et de contre-marches, un mirage flottant à l'aventure. Il dépend de l'intelligence humaine de solidifier cette vapeur, d'en fixer le fantôme aux ailes d'azur, sur le sol, de lui donner un corps. Voyez-vous, là-bas, aux fins fonds de l'immense misère, voyez-vous un nuage sombre et rougeâtre s'élever à l'horizon ? C'est le Simoun révolutionnaire. Alerte ! civilisés. Il n'est que temps de plier les tentes, si vous ne voulez être engloutis sous cette avalanche de sables brûlants. Alerte ! et fuyez doit devant vous. Vous trouverez la source fraîche, la verte pelouse, les fleurs parfumées, les fruits savoureux, un abri protecteur sous de larges et hauts ombrages. Entendez-vous le Simoun qui vous menace ? voyez-vous le mirage qui vous sollicite ? Alerte ! Derrière vous, c'est la mort ; à droite et à gauche, c'est la mort ; où vous stationnez, c'est la mort... Marchez ! devant vous, c'est la vie. Civilisés, civilisés, je vous le dis : le mirage n'est point un mirage, l'utopie n'est point une utopie ; ce que vous prenez pour un fantôme c'est la réalité !...

  Ricardo FLORES MAGON : "Visionnaires, utopistes!", nous crient-ils, et lorsqu'ils apprennent que dans nos revendications nous demandons le partage de la terre, pour la donner au peuple, les cris se font plus aigus et les insultes plus fortes : "Voleurs, assassins, traîtres!", nous disent-ils.
     Pourtant, c'est aux visionnaires et aux utopistes de tous les temps que l'humanité doit les progrès qu'elle a accomplis. Ce qu'on appelle civilisation, qu'est-ce sinon le résultat des efforts des utopistes ? Les rêveurs, les poètes, les visionnaires, les utopistes ont toujours été méprisés par les gens "sérieux" et persécutés par le "paternalisme" des gouvernements : pendus ici, fusillés là-bas, brûlés, torturés, emprisonnés dans tous les pays et de tout temps, ils ont été, cependant, les propulseurs de tous les mouvements d'avant-garde, les voyants qui ont montré aux masses aveugles les chemins lumineux qui conduisent aux cimes glorieuses.
     Il faudrait renoncer à tout progrès ; il vaudrait mieux renoncer à tout espoir de justice et de grandeur dans l'humanité si, ne serait-ce que dans l'espace d'un siècle, la famille humaine ne comprenait parmi ses membres quelques visionnaires, utopistes et rêveurs.
     Qu'elles parcourent, ces personnes "sérieuses", la liste des hommes morts qu'elles admirent. Qu'étaient-ils sinon des rêveurs ? Pourquoi les admire-t-on, sinon parce qu'ils étaient des visionnaires ? Qu'est-ce qui les entoure de gloire, si ce n'est leur caractère d'utopistes ?
     De cette espèce d'êtres humains si méprisée a surgi Socrate, méprisé par les personnes "sérieuses" et "sensées" de son époque et admiré par ceux-là mêmes qui alors lui avaient ouvert la bouche pour lui faire avaler la ciguë. Jésus-christ ? S'ils avaient vécu à son époque, les messieurs "sérieux" et "sensés" d'aujourd'hui, ils l'auraient accusé, jugé, condamné et même cloué sur le bois infâme, ce grand utopiste devant lequel ils se signent et s'humilient aujourd'hui.
     Il n'y a pas eu de révolutionnaire, dans le sens social du mot; il n'y a pas eu de réformateur qui n'ait pas été attaqué par les classes dirigeantes de son époque comme utopiste, rêveur ou visionnaire.
     Utopie, illusion, rêve ! Que de poésie, que de progrès, que de beauté et, malgré tout, combien on vous méprise !
     Au milieu de la trivialité ambiante, l'utopiste rêve d'une humanité plus juste, plus saine, plus belle, plus savante, plus heureuse et tandis qu'il extériorise ses rêves, la jalousie blêmit, le poignard cherche son dos, le sbire espionne, le geôlier prépare les clés et le tyran signe la sentence de mort. De cette façon l'humanité a mutilé, de tous les temps, ses meilleurs membres.
     En avant ! L'insulte, la prison et les menaces de mort ne peuvent empêcher l'utopiste de rêver.

  Henri LABORIT : L’Homme n’est capable de réaliser que des modèles utopiques. Ces modèles sont irréalisables tels qu’il les a imaginés et il s’en aperçoit aussitôt qu’il tente de les réaliser. L’erreur de jugement et l’erreur opérationnelle consistent alors à s’entêter dans la réalisation de l’irréalisable, et de refuser l’introduction dans l’équation des éléments nouveaux que la théorie n’avait pas prévus et que l’échec a fait apparaître ou que l’évolution des sciences, et plus simplement encore des connaissances humaines, permet d’utiliser, entre le moment où le modèle a été imaginé et celui où la réalisation démontre son inadéquation au modèle. Ce n’est pas l’Utopie qui est dangereuse, car elle est indispensable à l’évolution. C’est le dogmatisme, que certains utilisent pour maintenir leur pouvoir, leurs prérogatives et leur dominance.



     

  Vertu - Vice  

  André LORULOT : ...Non seulement ils me dégoûtent, les moralistes autocrates, mais ils me donnent une furieuse envie, pour obtenir la paix et garder ma liberté, de leur envoyer mon pied... quelque part (pour le réchauffer un peu). [...]
     Tout le monde est hypocrite. L'ambiance nous y oblige. Moi comme les autres. Il est presque impossible d'être franc et sincère, dans toutes les circonstances et avec tous les individus. On ne peut pas toujours proclamer la vérité, dire carrément ce que l'on pense. On craint de déplaire ou de froisser. Alors on fait semblant d'approuver des choses qui nous répugnent. Une telle attitude n'est pas reluisante. Faute de mieux, efforçons-nous du moins de nous taire, quand nous ne pouvons parler hautement ! Ayons l'horreur du mensonge. Ne consentons jamais à nous diminuer moralement, à nous ravaler, à faire le pitre. Si quelqu'un nous dégoûte, n'allons pas lui passer de la pommade. Evitons-le poliment. Ce sera plus propre. [...]
     Elever l'homme. Viser toujours plus haut. Voir toujours plus grand et plus beau... Tu ricanes ? Tu te complais dans la médiocrité mentale ? le contact de la fange ne te révolte plus ? Tu mérites alors ma pitié. Mais permets-moi de passer outre à tes objections. Depuis quand les aveugles montreraient-ils le chemin à ceux qui voient clair ? Celui qui a le nez bouché est-il qualifié pour déclarer que la puanteur n'existe pas ? Et celui dont le cerveau est engourdi viendra t-il s'insurger contre les grands mots qu'il ne comprend pas et les nobles idées qui le dépassent ?
     Ce serait ridicule - et cela se voit pourtant tous les jours.


     

  Vie - Vivre - (Gagner sa vie)  

Thoreau - Étiévant - Armand - Devaldès - Mühsam - Lorulot - Hem Day - Vaneigem

  Henry David THOREAU : L'art de la vie, de la vie du poète, c'est d'être occupé sans avoir rien à faire. (JOUR-1837/61)

Je m'en allai dans les bois parce que je voulais vivre, sans hâte, faire face seulement aux faits essentiels de la vie, découvrir ce qu'elle avait à m'enseigner, afin de ne pas m'apercevoir, à l'heure de ma mort, que je n'avais pas vécu. Je ne voulais pas non plus apprendre à me résigner à moins que cela ne fût absolument nécessaire. Je désirais vivre profondément, sucer toute la moelle de la vie, vivre assez vigoureusement, à la façon spartiate, pour mettre en déroute tout ce qui n'était pas la vie, couper un large andin, et tondre ras, acculer la vie dans un coin, et en avoir raison, jusqu'au bout, et si elle se révélait mesquine, eh bien ! Alors lui enlever toute sa mesquinerie foncière, et avertir le monde entier qu'elle était cela ; ou, si elle était sublime, l'apprendre, par l'expérience que j'en ferais, et être capable d'en rendre compte avec exactitude dans l'entreprise qui suivrait. Car la plupart des hommes, me semblait-il, sont plongés dans une étrange incertitude là-dessus, ne sachant si elle vient du diable ou de dieu, et ils ont un peu vite conclu que le but de l'homme ici-bas est de " glorifier dieu et de trouver en lui leur bonheur à jamais". (WAL-1854)

La simplicité et la sobriété de la vie des hommes, dans les temps primitifs avait au moins cet avantage qu'il ne cessait jamais d'être en contact avec la nature. Quand il avait trouvé le repos dans le sommeil, et avait apaisé sa faim, il songeait de nouveau à son voyage. Il demeurait en quelque sorte sous une tente dans ce monde, suivant les vallons, traversant les plaines, grimpant au sommet des montagnes. Mais voici que les hommes sont devenus les outils de leurs outils. (WAL-1854)

Nous avons construit pour ce monde-ci une belle demeure de famille, et pour le prochain un caveau de famille. Les plus belles œuvres d'art sont l'expression de la lutte menée par l'homme pour se libérer de cette condition, mais l'effet de notre art est seulement de rendre cette basse condition acceptable et la condition élevée est oubliée. ….Avant d'orner nos maisons d'objets qu'on puisse trouver beaux, il faut dépouiller les murs, comme il faut dépouiller nos vies et poser les fondations, la beauté dans l'économie se cultive surtout au grand air, où il n'y a ni maison ni économie domestique. (WAL-1854)

Bref, je suis convaincu, par la foi comme par l'expérience, que gagner sa vie sur cette terre n'est pas une punition, mais un passe temps, si nous vivons avec simplicité et sagesse ; comme les occupations des nations les plus simples sont encore des jeux pour les plus artificielles. Il n'est pas nécessaire qu'un homme gagne son pain à la sueur de son front, à moins qu'il ne sue plus facilement que moi. (WAL-1854)

Les hommes pensent qu'il est essentiel que la nation fasse du commerce, exporte de la glace, et converse par le télégraphe, et puisse parcourir trente miles à l'heure, sans aucun doute - qu'eux le fassent eux-mêmes ou non ; mais que nous vivions comme des babouins ou comme des hommes, reste un peu incertain. Si nous ne fabriquons pas de chemin de fer, si nous ne forgeons pas les rails, si nous ne consacrons pas au travail nos jours et nos nuits, mais forgeons plutôt nos vies, pour les améliorer, qui construira les chemins de fer ? Et si l'on ne construit pas les chemins de fer, comment montera-t-on au ciel le moment venu ? Mais si l'on reste chez soi à s'occuper de ses affaires, aura-t-on besoin de chemin de fer ? Nous ne montons pas en chemin de fer, c'est eux qui montent sur nous. […] Pourquoi vivre avec une telle hâte et un tel gaspillage de vie ? Nous sommes décidés à mourir de faim avant de commencer à avoir faim. (WAL-1854)

A mesure que l'on simplifie sa vie, les lois de l'univers apparaîtront moins complexes, la solitude ne sera plus solitude, la pauvreté ne sera plus pauvreté, ni la faiblesse, faiblesse. Si vous avez bâti des châteaux en l'air, votre travail n'en sera pas forcément perdu : c'est bien là qu'ils doivent être. Maintenant, il n'y a plus qu'à placer des fondations par dessous. (WAL-1854)

Si l'on compare ce que chacun attend de la vie, on doit bien faire la différence entre celui qui se satisfait d'un succès moyen et dont toutes les cibles peuvent être atteintes à bout portant, et celui qui, quelque basse et infructueuse que puisse être sa vie, ne cesse de placer son objectif toujours plus haut, bien que son angle aigu de visée ne s'élève guère au-dessus de l'horizon. Je préfère de loin être ce dernier - même si comme le disent les Orientaux : "La Grandeur n'approche pas de celui qui regarde toujours vers le bas et ceux qui regardent vers le haut deviennent de plus en plus pauvres." (WAL-1854)

Il est remarquable qu'il n'y ait rien ou presque d'écrit sur la manière de gagner sa vie qui soit digne de mémoire ; comment faire pour gagner sa vie d'une façon qui soit non seulement plus honnête et honorable, mais aussi attrayante et glorieuse ; car si gagner sa vie n'obéit pas à ces critères, alors la vie ne peut y répondre elle non plus. On pourrait penser, à bien regarder la littérature, que cette question n'était jamais venue déranger les pensées d'un individu solitaire. Est-ce que les hommes sont à ce point dégoûtés de leur expérience pour en parler ? Nous sommes enclins à passer allégrement outre la leçon sur la valeur qu'enseigne l'argent, que l'Auteur de l'Univers a pris tant de peine à nous enseigner. Quant aux moyens d'existence, il est merveilleux de voir combien les hommes de toutes classes y sont indifférents, même les prétendus réformateurs - qu'ils héritent, gagnent ou volent de l'argent. Je considère que la société n'a rien fait pour nous à ce sujet, ou du moins qu'elle a défait ce qu'elle a fait. Le froid et la faim siéent davantage à ma nature que ces méthodes que les hommes ont adoptées et qu'ils recommandent pour s'en préserver. (VSP-1863)

Le terme sage est, pour une grande part, - attribué de façon erronée. Comment peut-on être un homme sage, si l'on ne sait pas comment mieux vivre que les autres ; si l'on est juste plus rusé et d'une intelligence plus subtile? La Sagesse doit-elle apprendre à marcher au pas? Ou apprend-elle comment réussir par son exemple? Existe-t-il une forme de sagesse qui ne s'applique pas à la vie ? Est-elle simplement le meunier qui moud la logique la plus fine ? Il n'est pas superflu de demander si Platon a gagné sa vie d'une meilleure façon ou avec plus de succès que ses contemporains - ou s'il a connu le même poids des affres de l'existence que tout un chacun ? Semblait-il triompher de certaines d'entre elles uniquement par indifférence, ou bien en prenant de grands airs ? A-t-il trouvé plus facile de vivre, parce que sa tante s'était souvenue de lui dans son testament ? La façon dont la plupart des hommes gagnent leur vie, autrement dit, vivent, n'est que moyens de fortune et manière d'esquiver la véritable affaire de l'existence - parce que pour l'essentiel, ils manquent de discernement, mais aussi, en partie, parce que leurs objectifs sont médiocres. (VSP-1863)

  Georges ÉTIÉVANT : Qu'est-ce que la vie, sinon un perpétuel mouvement d'assimilation et de désassimilation qui incorpore aux êtres les molécules de la matière sous ses diverses formes et les leur arrache bientôt pour combiner à nouveau de mille autres manières ; un perpétuel mouvement d'action et de réaction entre l'individu et le milieu naturel ambiant qui se compose de tout ce qui n'est pas lui ; telle est la vie. Par son action continue, l'ensemble des êtres et des choses tend perpétuellement à l'absorption de l'individu, à la désagrégation de son être, à sa mort.

  Ernest ARMAND : Se sentir vivre ce n'est pas seulement avoir conscience qu'on accomplit régulièrement les fonctions conservatrices de l'individu et, si l'on veut, de l'espèce. Se sentir vivre ce n'est pas non plus accomplir les gestes de sa vie selon un tracé bien délimité, d'accord avec les déductions d'un livre savant écrit par quelque auteur ne connaissant de la vie que les cornues, les creusets et les équations. Se sentir vivre ce n'est certes pas se contenir dans les allées bien sablées d'un jardin public quand vous appellent les sentiers capricieux des sous-bois sauvages. Se sentir vivre, c'est vibrer, tressaillir, frissonner aux parfums des fleurs, aux chants des oiseaux, aux bruits des vagues, aux hurlements du vent, au silence de la solitude, à la voix fiévreuse des foules. Se sentir vivre, c'est être sensible à la mélopée plaintive du pâtre comme aux harmonies des grands opéras, aux rayonnements d'un poème comme aux voluptés de l'amour.
     Se sentir vivre, c'est rendre palpitants ceux des détails de sa vie qui en valent la peine : faire de celui-là une expérience passagère et de celui-ci une expérience qui réussisse. Tout cela sans contrainte, sans programme imposé à l'avance, selon son tempérament, son état d'être du moment, sa conception de la vie. (SSV-1910)

Une condition essentielle pour " se sentir vivre ", c'est savoir apprécier la vie. Morales, sensations, lignes de conduite, émotions, connaissances, facultés, opinions, passions, sens, cerveau, etc., autant de moyens permettant d'apprécier la vie, autant de serviteurs mis à la disposition du " moi " pour qu'il se développe et s'épanouisse. Les maîtrisant tous, le " négateur d'autorité " conscient ne se laisse maîtriser par aucun d'eux. Là où il succombe c'est par manque d'éducation de la volonté ; ce n'est pas irréparable. Le " hors-domination " raisonné n'est pas un peureux, il jouit de toutes choses, mord à toutes choses, dans les limites de l'appréciation individuelle. Il goûte à tout et rien ne lui répugne, sous condition de garder son équilibre moral.
     L'
anarchiste peut seul se sentir vivre, puisqu'il est l'unique parmi les hommes dont l'appréciation de la vie puise sa source en soi-même, sans le mélange impur d'une autorité imposée du dehors. (SSV-1910)

  Manuel DEVALDÈS : La formule Vivre sa vie, si vilipendée par les dominateurs de toute sorte, n'offre de dangers pour certains individus que dans la mesure où ceux-ci, pauvres bougres, sont prêts à vivre la vie d'autrui. Raison de plus pour la propager.

Vivre, ce n'est pas seulement exister.

À l'homme qui veut vivre, la nature refuse le droit d'être un imbécile.

Bien vivre est incompatible avec une prolifération excessive.

Tout ce qui vit sur le nombre vit sur le malheur.

Vivre est en effet le seul but de la vie. Mais vivre, c'est être heureux. Or le bonheur ne se trouve pas dans une lutte meurtrière, dans la sauvagerie primitive. Les individus ont donc intérêt à s'entendre, à la concorde, à la paix, mais ils ne seront aptes à conquérir ces biens que lorsqu'ils sauront.
     Savoir, - savoir pourquoi et comment ils agissent, connaître le mobile véritable et le but naturellement légitime de leurs actions, voilà qui aidera les hommes à se délivrer des causes de discorde et donnera à l'inévitable lutte pour la vie un caractère pacifique. Ainsi la vie acquerrait une sincérité et une facilité que la pratique des morales dogmatiques ne peut donner.

  Erich MÜHSAM : La vie dans son cours naturel partage la peine et le plaisir dans un équilibre que détermine le caractère de la personne. Aux efforts qu'il faut faire et aux dangers qu'il faut encourir pour assurer l'existence matérielle, s'oppose la joie de créer des valeurs sociales, ainsi que la jouissance éprouvée à contempler la nature et à la respirer, à s'imprégner des créations de l'art et à rencontrer sensuellement l'autre sexe. Les manifestations du pouvoir et de l'exploitation des hommes ont fait retomber les peines et les dangers du travail nécessaire à la production des biens sur la classe dominée, à laquelle la joie de créer est en outre complètement gâtée par les formes du mode de production capitaliste, puisque le prolétariat ne peut pas plus décider de ce qu'il produira ou, par suite de la division du travail, voir naître sous ses mains quelque chose d'utile, qu'il ne retire le moindre avantage de son travail ou ne prend part à la détermination de la fin à laquelle celui-ci sera utilisé. Sa jouissance de la nature est sensiblement affectée par des conditions de logement malsaines, la privation du droit de décider de son temps de loisir, une alimentation insuffisante et la tristesse générale de ses conditions de vie. La création artistique, enfin, lui est de toute manière pour ainsi dire impossible, car l'accès à toute création dépend presque toujours de l'argent, et la classe dominante a également veillé à ce que des formations différentes rendent les meilleures productions de l'art et de la poésie entièrement conformes à sa façon de penser et donc incompréhensibles aux masses laborieuses. La seule joie dont une partie de l'humanité ne puisse absolument pas frustrer l'autre, la nature n'ayant pas établi de degrés dans la capacité au plaisir selon les différences de droits entre les hommes, est le bonheur que donnent aux sens l'amour et l'ivresse sexuelle. Il a fallu ici agir avec opiniâtreté sur l'âme humaine et faire naître la mauvaise conscience pour parvenir à supprimer l'autodétermination dans la seule sphère vitale qui procure encore aux pauvres le sentiment du bonheur et de la béatitude, à imposer un contrôle officiel et faire s'épanouir pouvoir et autorité.

  André LORULOT : Par moment la vie elle-même me dégoûte. Je la trouve tellement grise, monotone, quotidienne... Et sans issue. A quoi bon tant lutter, tant souffrir, tant peiner, puisqu'il faudra, bientôt peut-être (et très rapidement, de toutes façons) renoncer à tout et succomber devant la mort - encore une belle dégoûtation.
     Répéter toujours les mêmes paroles, et refaire interminablement des gestes identiques, on s'en fatigue... Et certains jours, l'accablement est si grand que l'on cède à l'amertume. On est sur le point de lâcher pied et de renoncer à tout. [...]
     On ne devrait pas trop demander à la vie. On ne devrait pas trop réfléchir, pas trop penser, pas trop rêver. Les exigences du cœur et de l'esprit, quand elles sont trop grandes, finissent par vous accabler.
     Au fond, pourquoi les hommes tiennent-ils tant à la vie ? Je le comprends de moins en moins.
     Ils s'ennuient. Ils souffrent. Ils n'arrêtent pas de récriminer et de geindre. [...]
     Ils imaginent les amusements les plus variés et les plus cocasses et le lendemain d'une cuite répugnante, ils vous diront : " J'ai bien rigolé ! ". Mais ils ne donnent le change à personne. S'ils arrivent à s'étourdir, la tristesse et l'ennui les reprennent bien vite... [...]
     Ils ne s'amusent guère, mais ils font semblant de s'intéresser à une foule de choses qui sont à la mode, pour faire comme les autres, pour ne pas avoir l'air d'être des arriérés. [...]
     D'accord. Je suis déterministe. Je sais que les individus sont le produit du milieu dans lequel ils vivent et par lequel ils sont façonnés. C'est pour cela que je n'ai pas de haine contre eux. Du dégoût, oui. De la haine, non. Car ce n'est pas leur faute s'ils sont ridicules, égoïstes, jaloux et cruels.
     La vipère non plus n'est pas responsable. Ce n'est pas sa faute si elle est née vipère et si elle possède un mortel venin. On l'écrase quand même, la vipère...
     Moi je ne veux ni écraser ni violenter personne. Je m'écarte simplement. Je m'en vais à la recherche d'un air un peu moins vicié...

Un Ignorant peut être aussi noble qu'un Savant. Un miséreux peut être plus riche de fierté qu'un bourgeois. Un millionnaire peut avoir la mentalité d'un laquais. Ce qui fait la grandeur des hommes, c'est de pouvoir dire : Non ! C'est de se refuser à une mauvaise action, à une saleté quelconque - et si rémunératrice soit-elle.
     Si l'on vous donnait un million, dix millions, cent millions... assassineriez-vous votre mère ? Est-il nécessaire de répondre Non ? Je dirai mieux : plutôt mourir cent fois moi-même que verser le sang d'un être humain, pour l'opprimer ou pour le dépouiller. [...]
     Plutôt la misère dans ma vieillesse que la honte sur mon front ! Si je trahissais mon idéal et mes amis, je me dégoûterai moi-même.
     Voilà les hommes que j'admire. Ceux qui sont incapables de sacrifier leur intérêt pour une Idée, pour un Amour, pour un But élevé. Si l'Idée est fausse, tant pis. Si l'être aimé est vil ; si le But est inaccessible ; si l'homme se dévoue pour une Erreur ; tant pis. N'obéissant qu'à la sincérité de sa raison et de son cœur ; je le classerai quand même, s'il est capable de rester désintéressé et pauvre, parmi les héros de notre monde si plat. [...]
     Marcher vers la Lumière... Ne faire de mal à personne, travailler pour la Justice et la Raison... Ne jamais s'aplatir devant un maître ; refuser tous les avilissements, trafics et prostitutions où se complaisent les larves grimaçantes que nous côtoyons chaque jour... Voilà l'Idéal vers lequel il faut tendre, par delà les Partis et les Sectes. Réaliser et nettoyer notre Conscience. Résister aux influences d'un milieu corrompu. Repousser tous les mensonges et toutes les hypocrisies. Quel effort gigantesque à tenter ! Effort ardu - et toujours à recommencer... Pénible, décevant, c'est vrai ! Mais... trouvez-moi une autre raison intelligente pour continuer à vivre ! !

  HEM DAY : Le pouvoir de disposer de soi est et restera toujours l'affirmation la plus haute de l'individualité qui n'ayant pas demandé à vivre, se libère des contraintes que la société ne cesse de lui imposer.
     Pour ma part, je ne conçois aucune " morale " qui m'obligerait à prolonger une existence dans un milieu où la libre expansion de ma personnalité ne cesse d'être entravée.
     La pensée de Marc Aurèle " Es-tu réduit à l'indignité. Sors de la vie avec calme " s'harmonise pleinement avec ma façon d'envisager le droit au suicide.
     Il serait superflu et vain, je pense, que je m'attarde à montrer l'illogisme du jugement que porte la société vouant au mépris le plus profond ceux qui s'échappent de cette vie. Cette condamnation préconçue est des plus arbitraires et ne repose d'ailleurs que sur une foule de préjugés que nous ont légués une éducation et une morale mensongères.
     Pourquoi condamner des " irresponsables " qu'un état physique ou moral détermine au suicide ? Quant aux " moralistes " qu'est-ce que cette haute vertu dont ils détiennent jalousement (il faut le croire) le monopole qui les autorise à émettre cette insidieuse prétention de jeter l'anathème sur celui qui quitte l'horrible enfer dans lequel, résigné bien souvent, il a consenti à se consumer petit à petit ?
     L'odieuse imposture de " leur morale " la cynique comédie que joue " leur société " ne me paraissent nullement qualifiées pour qu'en leur nom ils se posent en censeurs ; car, non contente de laisser mourir de faim ceux qu'elle a pour mission de protéger, cette monstrueuse société se plaît à envoyer s'entr'égorger au nom des entités les plus diverses et des plus stupides ceux qu'elle devrait élever.
     Pères et mères, c'est vers vous que ma pensée se porte ensuite pour condamner l'absurde et mesquine autorité qui conduisit votre ou vos enfants sur le chemin du suicide. Votre conscience est-elle exempte de reproches ? Vous êtes-vous rappelés les réprimandes monstrueuses que vous décochiez à ces cœurs sensibles à qui vous refusiez votre assentiment dans les choix qu'ils s'étaient faits de leurs amours ?
     Et vous, potentats corrompus, détenteurs des pouvoirs usurpés qui feignez de ne pas apercevoir la misère criarde qu'engendre l'inégalité sociale du régime présent, ne sentez-vous pas peser sur vous le poids de toutes ces fins tragiques de miséreux s'échappant de " votre société " afin de fuir les affres de la faim ?
     Morale hautaine et vile, personnification perfide et fourbe dont sont victimes les naïfs de ce monde qui croient en votre sublimité, vous êtes la grande responsable.
     Suicidés : filles-mères abandonnées, amoureux éconduits, détenus qu'une fatalité conduisit sur la route interdite par " nos codes ", vous tous, victimes d'un milieu à plat-ventre devant d'insensées idolâtries que ne pouvez-vous ressusciter et vomir vos imprécations contre " notre " lâcheté, " notre " résignation en présence des devoirs mystificateurs.
     Habile diplomate autant que perfide institution, afin de sauvegarder son " honneur et sa dignité ", la société pousse la fourberie jusqu'à réprouver l'attenta contre soi-même parce que le suicide la condamne.

" Que celui qui ne veut pas vivre plus longtemps expose ses raisons au Sénat et, après en avoir obtenu congé, quitte la vie. Si l'existence t'est devenue odieuse, meurs ; si tu es accablé par la douleur, abandonne la vie. Que le malheureux raconte son infortune et que le magistrat lui fournisse le remède, sa misère prendra fin ". Tel était le décret par lequel Athènes avait reconnu " le suicide légal ".
     Cette autorisation première est certes superflue, mais c'était là une liberté codifiée que nous sommes loin de retrouver dans les codes actuels et même dans les préceptes moraux chrétiens et rationalistes.

Le suicide philosophique prête à de nombreuses critiques. Je conviens, pour ma part, qu'il n'est pas une solution et que bien souvent il est le résultat d'un affaiblissement moral et physique chez l'individu qui s'y détermine ; mais à quel titre condamner ceux qui ne peuvent supporter la médiocrité de la vie et la veulerie de la foule ?
     L'individualiste souffre davantage de la laideur de notre société. De quel droit l'empêcherions-nous de se libérer ? C'est pourquoi je revendique pour l'individu la libre disposition de sa personnalité, m'insouciant de la prétention de la collectivité qui veut, par je ne sais quel devoir social, le retenir malgré lui !

  Raoul VANEIGEM : On allait désormais vivre moins de haine que de mépris, moins d'amour que d'attachement, moins de ridicule que de stupidité, moins de passions que de sentiments, moins de désirs que d'envie, moins de raison que de calcul et moins de goût de vivre que d'empressement à survivre. La morale du profit, parfaitement méprisable, remplaçait la morale de l'honneur, parfaitement haïssable ; au mystérieux pouvoir du sang, parfaitement ridicule, succédait le pouvoir de l'argent, parfaitement ubuesque. Les héritiers de la nuit du 4 août élevaient à la dignité de blason le compte en banque et le chiffre d'affaires, comptabilisant le mystère. (TSV-1967)

La représentation de la vie sans la vie est, à l'instar de la masse financière sans usage, un trou noir qui avale ce qui passe à portée. (ASM-2004)

Tolérance pour toutes les idées, même les plus abjectes, intolérance pour tout acte de vio­lence perpétré à l'encontre d'un enfant, d'une femme, d'un homme. Tel est le postulat qu'instaure notre volonté d'accorder à la vie une souveraineté absolue. (ASM-2004)

Le temps est venu que le souffle de la vie fasse fondre les barreaux protecteurs derrière lesquels l'histoire nous enferme avec les démons du passé. (JI-2006)

Une vie sans attrait n'a d'attrait que le vide. (JI-2006)

Il ne suffit que d'un signe – même si, par la suite, nous le jugeons futile, illusoire, décevant – pour ranimer en l'homme cette volonté de vivre qui lui fait défricher et ensemencer avec une folle ardeur les champs de l'impossible. (JI-2006)

La vie se cultive comme un jardin, un verger, un champ dont seuls les soins vigilants de l'amour assurent la fertilité et la qualité. (JI-2006)

La vie n'a que faire d'une culture qui la met en serre. Elle ne se cultive qu'en terre libre. (JI-2006)

Il y a en nous une pulsion de vie irrépressible capable de briser ce qui prétend la réprimer, la corrompre, l'anéantir. Elle va de l'avant en connaissance de cause, elle connaît les périls, elle ne sous-estime pas l'ennemi, elle le contourne, le prend à revers et, le laissant à s'activer en vain dans un passé qui le ronge, elle lui passe dessus comme par mégarde. (JI-2006)

Tant de soins, de soucis, d'angoisses, d'affairements, de rituels, de sacrifices, de mises à mort, de fastes, d'héca­tombes, de tortures, de cruautés raffinées, d'études, de quêtes savantes, de spéculations théologiques et philosophiques, d'inhumaine perfection pour garantir l'ombre d'une vie pleine et posthume. (JI-2006)

La vie a tous les droits, la prédation n’en a aucun. (EA-2008)



     

  Vol - Voleur  

Meslier -Coeurderoy - Nieuwenhuis - Duval - Malatesta - Grave - Pini - Darien - Zo d'Axa - Jacob - Ferré - Brassens

  Jean MESLIER : Les ministres de la religion, qui dominent sur vos consciences sont les plus grands abuseurs de peuples ; les grands du monde, qui dominent sur vos corps et sur vos biens, sont les plus grands voleurs et les plus grands meurtriers qui soient sur la terre. (MCR-1729)

  Ernest COEURDEROY : Garde-toi, surtout, Prolétaire! de marquer du stigmate de l'infamie ceux de tes frères qu'ils appellent les Voleurs, les Assassins, les Prostituées, les Révolu­tionnaires, les Galériens, les Infâmes. Cesse de les poursuivre de tes malédic­tions, ne les couvre plus de boue, écarte de leur tête le couperet fatal.
     Ne vois-tu pas que le soldat t'approuve, que le magistrat t'appelle en témoignage, que l'usurier te sourit, que le prêtre bat des mains, que le sergent de ville t'excite?
     Insensé, insensé! ne sais-tu pas qu'avant d'abattre le taureau menaçant, le matador sait faire briller dans le cirque les derniers efforts de sa rage? Et qu'ils se jouent de toi, comme on se joue du taureau, jusqu'à la mort?
     Réhabilite les criminels, te dis-je, et tu te réhabiliteras. Sais-tu si demain l'insatiable cupidité des riches ne te forcera pas à dérober le morceau de pain sans lequel il faudrait mourir?
     Je te le dis en vérité: tous ceux que les puissants condamnent, sont victimes de l'iniquité des puissants. Quand un homme tue ou dérobe, on peut dire à coup sûr que la société dirige son bras.
     Si le prolétaire ne veut pas mourir de misère ou de faim, il faut: ou qu'il devienne la chose d'autrui, supplice mille fois plus affreux que la mort; - ou qu'il s'insurge avec ses frères; - ou bien enfin, qu'il s'insurge seul, si les autres refusent de partager sa résolution sublime. Et cette insurrection, ils l'appellent Crime!
     Toi, son frère, qui le condamnes, dis-moi: vis-tu jamais la mort d'assez près pour jeter la pierre au pauvre, parce que, sentant l'horrible étreinte, il déroba, ou plongea le fer dans le ventre du riche qui l'empêchait de vivre?
     La société! la société! voilà la criminelle, chargée d'ans et d'homicides, qu'il faut exécuter sans pitié, sans retard.

  Ferdinand Domela NIEUWENHUIS : On parle de voleurs mais qu'est-ce qu'un voleur? C'est celui qui vole. Oui, mais cela ne me donne guère d'explication. Que signifie voler? C'est prendre ce qui ne vous appartient pas. Nous n'y sommes pas encore, car ici se place la question Qu'est-ce qui m'appartient? Et que faut-il répliquer à cette question ? Qu'est-ce qui nous revient comme êtres humains?
     Nourriture, vêtement, habitation, développement, loisirs, en un mot toutes les conditions qui garantissent notre existence. Est-il voleur celui qui, ne possédant pas ces conditions, se les approprie? C'est absurde de le soutenir. Et pourtant nos lois, notre morale le qualifient de voleur. Le contraire est vrai. Les voleurs sont ceux qui empêchent les autres d'acquérir les conditions de l'existence et ce ne sont pas seulement des voleurs, mais des assassins de leurs semblables car prendre à quelqu'un les conditions qui assurent son existence, c'est lui prendre la vie.

  Clément DUVAL : …Soyons logique, vous êtes la force, profitez en et s’il vous faut encore une tête d’anarchiste, prenez la, le jour de la liquidation on vous en tiendra compte…Vous m’inculpez de vol, comme si un travailleur qui ne possède rien pouvait être un voleur. Non , le vol n’existe que dans l’exploitation de l’homme par l’homme, en un mot par ceux qui vivent aux dépens de la classe productrice. Ce n’est pas un vol que j’ai commis, mais une juste restitution faite au nom de l’humanité, cet argent devant servir à la propagande révolutionnaire par l’écrit et par le fait…Ce n’est pas un voleur que vous condamnerez en moi, mais un travailleur conscient, ne se considérant pas comme une bête de somme, taillable et corvéable à merci, et reconnaissant le droit indéniable que la nature donne à tout être humain : le droit à l’existence. Et lorsque la société lui refuse ce droit, il doit le prendre et non tendre la main, c’est une lâcheté dans une société où tout regorge….Non ! Je ne suis pas un voleur mais un volé, un justicier, qui dit que tout est à tous, et c’est cette logique serrée de l’idée anarchiste qui vous fait trembler sur vos tibias. Non je ne suis pas un voleur, mais un révolutionnaire sincère, ayant le courage de ses convictions et dévoué à sa cause. Dans la société actuelle, l’argent étant le nerf de la guerre, j’aurais fait tout ce qui était en mon pouvoir pour m’en procurer, pour servir cette cause si juste, si noble, qui doit affranchir l’humanité de toutes les tyrannies, les persécutions dont elle souffre si cruellement.

  Errico MALATESTA : Est-ce que les anarchistes admettent le vol ? Il faut bien distinguer deux choses. S’il s’agit d’un homme qui veut travailler et ne trouve pas de travail, et qu’il en serait réduit à mourir de faim au milieu des richesses, c’est un droit pour lui que de prendre ce qui lui est nécessaire à celui qui en a trop, indiscutablement ; et si de cet homme dépend la vie d’autres personnes, enfants, malades, vieillards sans défense, ce peut même être un devoir. Mais s’il s’agit d’un vol dans le but d’échapper à la nécessité de travailler, dans le dessein de se constituer un capital et d’en vivre, c’est clair : les anarchistes n’admettent pas la propriété qui est le vol commis avec succès, consolidé, légalisé, utilisé comme moyen d’exploitation du travail d’autrui ; ils ne peuvent donc pas commettre le vol qui est la propriété en formation. Celui qui ne travaille pas vit en exploitant le travail d’autrui, peu importe s’il l’exploite directement ou en qualité d’industriel ou s’il l’exploite indirectement en qualité de voleur… ou de rentier. Nous ne jetons pas l’anathème sur la personne même de voleurs, pas plus que sur la personne même de capitalistes. Nous comprenons toute la fatalité des conditions sociales actuelles, de la situation dans la société, de l’éducation ; et c’est pourquoi nous voulons détruire le système qui rend possible le vol et le capitalisme, qui sont, au fond, une seule et même chose.

Quelques individus ont volé et, pour pouvoir voler, ont tué ; ils ont tué au hasard, sans discernement, quiconque se dressait entre eux et l’argent convoité, tué des gens qui leur étaient inconnus, des prolétaires, victimes comme eux et plus qu’eux de la mauvaise organisation sociale.
     Au fond, rien que de très vulgaire : ce sont là les fruits acerbes mûris normalement sur l’arbre du privilège. Quand toute la vie sociale est entachée de fraude et de violence et que celui qui naît pauvre est condamné à toutes sortes de souffrances et d’humiliations, quand l’argent est chose indispensable à la satisfaction de nos besoins et au respect de notre personnalité et quand pour tant de gens il est impossible de s’en procurer par un travail honnête et digne, il n’y a vraiment pas lieu de s’étonner si de temps à autre surgissent quelques malheureux qui, las du joug et s’inspirant de la morale bourgeoise, ne pouvant s’approprier le travail d’autrui sous la protection des gendarmes, volent illégalement à la barbe de ceux-ci. Comme ils ne peuvent, pour voler, organiser des expéditions guerrières ou vendre des poisons en guise de produits alimentaires, ils assassinent directement à coups de revolver ou de poignard.

Mais ces « bandits » se disaient anarchistes et cela donna une importance et un sens symbolique à des exploits qui étaient loin d’en avoir par eux-mêmes.
     Et la bourgeoisie met à profit l’impression produite par de tels faits sur le public, pour dénigrer l’anarchisme et consolider son propre pouvoir. La police, qui souvent est l’instigatrice secrète de ces exploits, s’en sert pour grandir son importance, satisfaire ses instincts de persécution et de meurtre et récupérer le prix du sang versé, en espèces sonnantes et en avancement. D’autre part, nombre de nos camarades se sont crus obligés, puisqu’on parlait d’anarchie, de ne pas renier qui se disait anarchiste ; beaucoup, fascinés par le pittoresque de l’aventure, admirant le courage des protagonistes, n’y ont plus rien vu qu’un acte de rébellion à la loi, oubliant d’en examiner le pourquoi et le comment.
     Or, il me semble que pour régler notre conduite, comme pour conseiller celle d’autrui, il importe d’examiner les choses avec calme, de les juger d’après nos aspirations et de ne pas accorder aux impressions esthétiques plus de valeur qu’elles n’en ont en réalité.
     [...] ...sont-ce là des idées anarchiques ?
     Ces idées peuvent-elles, même en accordant aux mots leur sens le plus large, se confondre avec l’anarchisme, ou sont-elles, au contraire, en contradiction flagrante avec lui ?
     Voilà la question.

L’anarchiste est, par définition, celui qui ne veut être ni opprimé, ni oppresseur, celui qui veut le maximum de bien-être, la plus grande somme de liberté, le plus complet épanouissement possible pour TOUS les humains.
     Ses idées, ses volontés, tirent leur origine du sentiment de sympathie d’amour, de respect pour tous les êtres, sentiment qui doit être assez fort pour l’amener à vouloir le bonheur des autres autant que le sien propre et à renoncer aux avantages personnels dont l’obtention demande le sacrifice d’autrui. S’il n’en était pas ainsi, pourquoi donc serait-il l’ennemi de l’oppression et ne devrait-il pas, au contraire, chercher à devenir oppresseur ?
     L’anarchiste sait que l’individu ne peut vivre en dehors de la société ; qu’au contraire, en tant qu’être humain, il existe seulement parce qu’il porte, résumés en lui, les résultats de l’œuvre d’innombrables générations passées et parce qu’il bénéficie toute sa vie durant de la collaboration de ses contemporains.
     Il sait aussi que l’activité de chacun influe directement ou indirectement sur la vie de tous et reconnaît ainsi la grande loi de solidarité qui règne dans la société comme dans la nature. Et comme il veut la liberté pour tous, il doit vouloir que l’action de cette solidarité nécessaire, au lieu d’être imposée et subie inconsciemment et involontairement, au lieu d’être laissée au hasard et exploitée au profit des uns et au détriment des autres, devienne consciente et volontaire et se manifeste en avantages égaux pour tous.
     Ou être opprimé, ou être oppresseur, ou coopérer volontairement au plus grand bien de tous, il n’est pas d’autre alternative ; et les anarchistes sont naturellement, et ne sauraient pas ne pas l’être, pour la coopération libre et consentie.

Qu’on ne vienne donc pas ici faire de la « philosophie » et nous parler d’égoïsme, d’altruisme et autres casse-tête. Nous en convenons, nous sommes égoïstes, tous nous recherchons notre propre satisfaction, mais sera anarchiste celui qui trouvera sa plus grande satisfaction à lutter pour le bien de tous, pour l’avènement d’une société au sein de laquelle il se sentira frère parmi des frères, au milieu d’hommes sains, intelligents, instruits, heureux. Celui qui peut se résoudre à vivre satisfait parmi des esclaves et tirer profit d’un travail d’esclaves n’est pas, ne saurait être anarchiste.
     Il est des individus forts, intelligents, passionnés, en proie à de grands besoins matériels ou intellectuels, qui, placés par le sort au rang des opprimés, veulent, coûte que coûte, s’affranchir et, pour ce faire, ne répugnent pas à devenir des oppresseurs. Ces individus, se trouvant gênés dans la société actuelle, se mettent à mépriser et à haïr toute société, et se rendant compte qu’il serait absurde de vouloir vivre en dehors de la collectivité, voudraient soumettre tous les hommes à leur volonté, à l’assouvissement de leurs passions. Parfois, lorsqu’ils se piquent quelque peu de littérature, ils s’intitulent « surhommes ». Ne s’embarrassant point de scrupules, ils veulent « vivre leur vie » ; tournant en dérision la révolution et toutes les aspirations pour l’avenir, ils veulent jouir sur l’heure, à tout prix, et au mépris de quiconque ; ils sacrifieraient l’humanité entière pour une heure – d’aucuns l’ont textuellement dit – de « vie intense ».
     Ils sont des révoltés, mais non point des anarchistes ; ils ont la mentalité, les sentiments de bourgeois manqués, et s’il leur arrive de réussir, ils deviennent des bourgeois de fait et non des moins mauvais.
     Il peut nous arriver parfois, au cours de la lutte, de les trouver à nos côtés, mais nous ne pouvons, ne devons, ni ne voulons nous confondre avec eux. Et ils le savent très bien.

[...]Lorsque l’anarchisme commença à se manifester et à acquérir de l’importance en France, les policiers eurent l’idée géniale, digne des plus astucieux jésuites, de combattre le mouvement du dedans. Dans ce but, ils envoyèrent parmi les anarchistes des agents provocateurs, qui se donnaient des airs ultra révolutionnaires et travestissait fort habilement les idées anarchistes, les rendaient grotesques et en faisait quelque chose de diamétralement opposé à ce qu’elles sont en réalité. Ils fondèrent des journaux payés par la police, provoquèrent des actes insensés et criminels pour les vanter ensuite en les qualifiant d’anarchistes, compromirent des jeunes gens naïfs et sincères qu’ils vendirent peu après, et avec la complicité complaisante de la presse bourgeoise, ils réussirent à persuader une partie du public que l’anarchisme était tel qu’ils le représentaient.

[...] En somme, tout cela n’aurait pas causé grand dommage s’il n’y avait au monde que des gens aux idées claires, sachant nettement ce qu’ils veulent et agissant en conséquence. Mais à côté de ceux-là, combien d’autres aux idées confuses, à l’âme incertaine, sans cesse ballottés d’un extrême à l’autre !

Ainsi en est-il de ceux qui se disent et se croient anarchistes, mais se glorifient des vilaines actions qu’il leur arrive de commettre (et qui sont d’ailleurs souvent excusables en raison de la nécessité et du milieu) en disant que les bourgeois agissent de même et pis encore. Cela est vrai, mais pourquoi alors se croire autres et meilleurs qu’eux ?
     Comme ils sont des pauvres d’esprit, ils se croient naturellement des êtres supérieurs et affectent un profond mépris pour les « masses abruties », s’arrogeant le droit de faire du mal aux travailleurs, aux pauvres, aux malheureux, parce que ceux-ci « ne se révoltent point et sont ainsi les soutiens de la société actuelle ». Je connais un capitaliste qui se plaît, alors qu’il se trouve au café, à se dire socialiste, voire même anarchiste, mais n’en est pas moins pour cela, dans son usine, le plus avide exploiteur : un patron avare, dur, orgueilleux. Et il ne le nie nullement, mais a coutume de justifier sa conduite de façon originale pour un patron :
     « Mes ouvriers, argue-t-il, méritent le traitement que je leur fais subir, puisqu’ils s’y soumettent ; ils sont des natures d’esclaves, ils sont les soutiens du régime bourgeois, etc., etc. »
     Voilà précisément le langage de ceux qui se disent anarchistes, mais n’éprouvent ni sympathie ni solidarité pour les opprimés. La conclusion en serait que leurs véritables amis sont les patrons et leurs ennemis la masse des déshérités.
     Mais alors, que viennent-ils déblatérer d’émancipation et d’anarchisme ? Qu’ils aillent avec les bourgeois et nous laissent la paix.

J’en ai assez dit et il me faut conclure.
     Je conclurai en donnant un conseil à ceux qui « veulent vivre leur vie » et ne se soucient nullement de celle des autres.
     Le vol, l’assassinat sont des moyens dangereux et, en général, peu productifs. Dans cette voie, on ne réussit le plus souvent qu’à passer sa vie dans les prisons ou à laisser sa tête sous la guillotine – surtout si l’on a l’impudence d’attirer sur soi l’attention de la police en se disant anarchiste et en fréquentant les anarchistes.
     Comme affaire, c’est plutôt maigre.
     Lorsqu’on est intelligent, énergique et sans scrupules, il est aisé de faire son chemin au sein de la bourgeoisie.
     Qu’ils s’efforcent donc, par le vol et l’assassinat, mais légaux, bien entendu, à devenir des bourgeois. Ils feront une meilleure affaire ; et, s’il est vrai qu’ils aient des sympathies intellectuelles pour l’anarchisme, ils s’épargneront le déplaisir de faire du tort à la cause qui leur est chère – intellectuellement.

  Jean GRAVE : Pas plus que je ne suis solidaire du financier qui rafle les millions en accaparant les objets de nécessité qu'il nous revendra ensuite au prix qu'il lui plaît, je ne me sens de sympathie pour celui qui va cambrioler les chambres de bonnes, ou attendre, le samedi soir, l'ouvrier qui s'est attardé, à la sortie de la paie, à boire un coup avec les camarades.
     "Mais" reprennent les partisans du vol, "voler le bourgeois, n'est-ce pas reprendre ce qui vous appartient ?".
     Voler le bourgeois, cela c'est de la phrase. Il est évident que voler un bourgeois, c'est plus profitable que de voler un prolétaire, mais lorsqu'on en arrive à pratiquer le vol, on vole ce que l'on peut, et non pas ce que l'on veut. Et s'il n'est pas commode, souvent, de faire la délimitation d'un bourgeois d'avec un qui ne l'est pas, il arrive aussi que l'on ne s'enquiert guère de la situation exacte de celui que l'on veut voler pour peu qu'on croie que le coup en vaille la peine.

Il y eut beaucoup de vols dont les auteurs se réclamaient de l'idée anarchiste, mais dont la propagande, que je ne sache, ne profita guère. A moins que l'on ne considère comme actes de propagande, quelques placards injurieux, plus ou moins teintés d'anarchie, simplement faits pour satisfaire quelques rancunes de leurs auteurs ; plutôt dirigés contre des personnalités que contre une institution ou une iniquité sociale.
     Pour ma part, j'en ai connu quelques-uns qui furent de dévoués compagnons lorsqu'ils entrèrent dans le mouvement, capables de très grands sacrifices en faveur de l'idée ; mais qui, entraînés dans cette voie, avec l'idée bien arrêtée de servir la propagande, devinrent plus bourgeois et plus dégoûtants que les plus bourgeois des bourgeois.
     L'influence démoralisante de l'argent y entrait bien, certainement, pour sa part, mais le nouveau genre de vie adopté par ces compagnons était encore plus décisif ; car on ne manie pas journellement le mensonge et la fraude, sans que le caractère s'y pervertisse, sans que le sens moral s'y atrophie.
     On a vu des gens, restés dans des conditions normales d'existence, demeurer réfractaires aux suggestions de l'argent, tandis que, pour ma part, je n'ai jamais vu un voleur ne pas devenir bourgeois dans sa façon de vivre, et dans sa façon de raisonner.
     "Tout comprendre, c'est tout pardonner," ajoutent d'autres. Les voleurs ne sont que le produit de l'état social ; pourquoi les repousser !
     Oui, mais les bourgeois aussi ne sont que le produit de la société : gouvernants et députés, magistrats et policiers, patrons et propriétaires, financiers et voleurs, escrocs, maquereaux et escarpes, tout cela dérive du fonctionnement social ; c'est compris, c'est pardonné, embrassons-nous, ma vieille !

  Vittorio PINI : Autrefois le meurt-la-faim qui s'appropriait un pain, traduit devant vos pléthoreuses personnes, s'excusait, demandait pardon, reconnaissait avoir commis un délit, promettait de mourir de faim lui et sa famille plutôt que de toucher une seconde fois à la propriété d'autrui et avait honte de montrer sa figure. Aujourd'hui, c'est bien différent; les extrêmes se touchent et l'homme, après être tombé si bas, se relève: traduit devant vous pour avoir fracturé les coffres-forts de vos compères, il n'excuse pas son acte, mais le défend, vous prouve avec fierté qu'il a cédé au besoin naturel de reprendre ce qui lui avait été précédemment volé: il vous prouve que son acte est supérieur en morale à toutes vos lois, qu'il se moque de vos cris et de votre autorité et, malgré vos accusations, vous prouve que les voleurs, ô messieurs les Juges! sont vous et votre bande bourgeoise.
     C'est justement mon cas. Soyez-en certains, je ne rougis pas de vos accusations et j'éprouve un doux plaisir à être appelé voleur par vous.

Comment donc s'étonner qu'au sein de toutes ces tentatives, en présence de tous ces exemples, il se trouve des gens qui, moins patients que la masse, tentent de faire en petit, pour leur compte personnel, ce qu'ils voient tous les jours accomplir en grand, sans vergogne comme sans remords, par les privilégiés de la haute pègre.

  Georges DARIEN : Je ne veux pas être un larron légal ; je n'ai de goût pour aucun genre d'esclavage. Je veux être un voleur, sans épithète. Je vivrai sans travailler et je prendrai aux autres ce qu'ils gagnent ou ce qu'ils dérobent, exactement comme le font les gouvernants, les propriétaires et les manieurs de capitaux. Comment ! j'aurai été dévalisé avec la complicité de la loi, et même à son instigation, et je n'oserai pas renier cette loi et reprendre par la force ce qu'elle m'a arraché ? Comment ! toi qui es une femme et qui seras mère demain, tu peux être empoignée ce soir par des gendarmes.

Lorsque les voleurs se seront multipliés à tel pont que la gueule de la prison ne pourra plus se fermer, les gens qui ne sont ni législateurs ni criminels finiront bien par s'apercevoir qu'on pourchasse et qu'on incarcère ceux qui volent avec une fausse clef parce qu'ils font les choses mêmes pour lesquelles on craint, on obéit et on respecte ceux qui volent avec un décret. Ils comprendront que ces deux espèces de voleurs n'existent que l'une par l'autre ; et, quand ils se seront débarrassés des bandits qui légifèrent, les bandits qui coupent les bourses auront aussi disparu.

Le voleur seul sait vivre; les autres végètent. Il marche, les autres prennent des positions. Il agit, les autres fonctionnent.

Je n'admets pas que le voleur soit la victime révoltée de la Société, un paria qui cherche à se venger de l'ostracisme qui le poursuit ; je le conçois plutôt comme une créature symbolique, à allures mystérieuses, à tendances dont on ignore généralement la signification, comme on ignore la raison d'être de certains animaux qui, cependant, ont leur utilité et qu'on ne détruit que par habitude aveugle et par méchanceté bête.

On disait autrefois que le voleur avait une maladie de plus que les autres hommes : la potence ; on peut dire aujourd'hui qu'il a une maladie de moins : la maladie du respect. Et, ce qu'il y a de plus curieux, c'est que ce respect qu'il ressent de moins en moins, il l'inspire de plus en plus. Allez voir juger, par exemple, une affaire d'adultère ; le voleur, devant le public et même le tribunal, fait bien meilleure figure que le volé. Et qui voudrait croire, à présent, que la faillite n'a pas été instituée pour le bien du débiteur, pour lui refaire une virginité ?

Les économistes assurent tous que la misère actuelle vient de la surproduction ; que le manque de travail, qui enlève à tant de gens la possibilité de vivre, est causé par la surabondance des produits. Et l'on se plaint du voleur ! Mais chaque fois qu'il vole ou qu'il détruit quelque chose, un bijou, un chapeau, un objet d'art ou une culotte, c'est du travail qu'il donne à ses semblables. Il rétablit l'équilibre des choses, faussé par le capitaliste, dans la mesure de ses moyens. Production excédant la consommation ! Surproduction ! Mais le voleur ne se contente point de consommer ; il gaspille. Et on lui jette la pierre !... Quelle inconséquence !
     - Et quant aux billets de banque qu'il retire des secrétaires où ils moisissent, quant à l'argent enfoui qu'il déterre, je me demande comment on peut lui reprocher de remettre ces espèces dans la circulation, pour le bénéfice général.

Les gouvernements, en débarrassant les peuples qu'ils dirigent des bandits qui les détroussaient, n'ont-ils point agi un peu comme l'homme qui a délivré les bonnes bêtes de la tyrannie des carnassiers ? Ma foi, si l'on cherchait à découvrir les causes par la simple étude des effets qu'elles produisent, on serait forcé d'admettre qu'en supprimant le voleur de grands chemins, les gouvernements n'ont eu d'autre souci que de permettre aux gens d'accumuler leurs épargnes pour les porter aux banques spoliatrices et aux entreprises frauduleuses ; et qu'en abolissant la piraterie, ils n'ont voulu que laisser la mer libre pour les évolutions des flottes qui vont appuyer les déprédations des aigrefins et les tentatives malhonnêtes des financiers...
     Le fait est, malgré la réputation qu'on s'efforce de leur faire, qu'ils ont pas l'air de voleurs, ces agioteurs qui pérorent bruyamment et gesticulent. Ils n'ont rien du fauve, certainement. Ils me font plutôt l'effet de valets repus ou de bardaches maigres. Mais peut-être ne sais-je pas découvrir, sur leurs figures, des caractères spéciaux qu'un criminaliste de profession distinguerait à première vue. Ah ! je voudrais bien connaître un criminaliste...

  ZO D'AXA : Le vol !
     Mais la fantaisie ne nous viendra point de nous poser en juges. Il y a des voleurs qui nous déplaisent, c'est sûr, et que nous attaquerons, c'est probable. Alors ce sera pour leur allure, plutôt que pour le fait brutal.
     Nous ne mettrons pas en jeu la sempiternelle Vérité — avec un grand V.
     C'est une affaire d'impression.
     Un bossu peut me déplaire plus qu'un aimable récidiviste. (ART-DIV)

  Alexandre JACOB : À mon avis, le vol est un besoin de prendre que ressent tout homme pour satisfaire ses appétits. Or ce besoin se manifeste en toute chose: depuis les astres qui naissent et meurent pareils à des êtres, jusqu'à l'insecte qui évolue dans l'espace, si petit, si infime que nos yeux ont de la peine à le distinguer. La vie n'est que vols et massacres. Les plantes, les bêtes s'entre-dévorent pour subsister. L'un ne naît que pour servir de pâture à l'autre ; malgré le degré de civilisation, de perfectibilité pour mieux dire, où il est arrivé, l'homme ne faillit pas à cette loi ; il ne peut s'y soustraire sous peine de mort. Il tue et les plantes et les bêtes pour s'en nourrir. Roi des animaux, il est insatiable.
     En outre des objets alimentaires qui lui assurent la vie, l'homme se nourrit aussi d'air, d'eau et de lumière. Or a-t-on jamais vu deux hommes se quereller, s'égorger pour le partage de ces aliments? Pas que je sache. Cependant ce sont les plus précieux sans lesquels un homme ne peut vivre. On peut demeurer plusieurs jours sans absorber de substances pour lesquelles nous nous faisons esclaves. Peut-on en faire autant de l'air ? Pas même un quart d'heure. L'eau compte pour trois quarts du poids de notre organisme et nous est indispensable pour entretenir l'élasticité de nos tissus ; sans la chaleur, sans le soleil, la vie serait tout à fait impossible.
     Or tout homme prend, vole ces aliments. Lui en fait-on un crime, un délit ? Non certes ! Pourquoi réserve-t-on le reste ? Parce que ce reste exige une dépense d'effort, une somme de travail. Mais le travail est le propre d'une société, c'est-à-dire l'association de tous les individus pour conquérir, avec peu d'efforts, beaucoup de bien-être. Est-ce bien là l'image de ce qui existe ? Vos institutions sont-elles basées sur un tel mode d'organisation? La vérité démontre le contraire. Plus un homme travaille, moins il gagne ; moins il produit, plus il bénéficie. Le mérite n'est donc pas considéré. Les audacieux seuls s'emparent du pouvoir et s'empressent de légaliser leurs rapines. Du haut en bas de l'échelle sociale tout n'est que friponnerie d'une part et idiotie de l'autre. Comment voulez-vous que, pénétré de ces vérités, j'aie respecté un tel état de choses ?
     Un marchand d'alcool, un patron de bordel s'enrichit, alors qu'un homme de génie va crever de misère sur un grabat d'hôpital. Le boulanger qui pétrit le pain en manque ; le cordonnier qui confectionne des milliers de chaussures montre ses orteils, le tisserand qui fabrique des stocks de vêtements n'en a pas pour se couvrir ; le maçon qui construit des châteaux et des palais manque d'air dans un infect taudis. Ceux qui produisent tout n'ont rien, et ceux qui ne produisent rien ont tout.
     Un tel état de choses ne peut que produire l'antagonisme entre les classes laborieuses et la classe possédante, c'est-à-dire fainéante. La lutte surgit et la haine porte ses coups.
     Vous appelez un homme "voleur et bandit", vous appliquez contre lui les rigueurs de la loi sans vous demander s'il pouvait être autre chose. A-t-on jamais vu un rentier se faire cambrioleur ? J'avoue ne pas en connaître. Mais moi qui ne suis ni rentier ni propriétaire, qui ne suis qu'un homme ne possédant que ses bras et son cerveau pour assurer sa conservation, il m'a fallu tenir une autre conduite. La société ne m'accordait que trois moyens d'existence: le travail, la mendicité, le vol. Le travail, loin de me répugner, me plaît, l'homme ne peut même pas se passer de travailler ; ses muscles, son cerveau possèdent une somme d'énergie à dépenser. Ce qui m'a répugné, c'est de suer sang et eau pour l'aumône d'un salaire, c'est de créer des richesses dont j'aurais été frustré. En un mot, il m'a répugné de me livrer à la prostitution du travail. La mendicité c'est l'avilissement, la négation de toute dignité. Tout homme a droit au banquet de la vie.
     Le droit de vivre ne se mendie pas, il se prend.
     Le vol c'est la restitution, la reprise de possession. Plutôt que d'être cloîtré dans une usine, comme dans un bagne ; plutôt que mendier ce à quoi j'avais droit, j'ai préféré m'insurger et combattre pied à pied mes ennemis en faisant la guerre aux riches, en attaquant leurs biens. Certes, je conçois que vous auriez préféré que je me soumette à vos lois ; qu'ouvrier docile et avachi j'eusse créé des richesses en échange d'un salaire dérisoire et, lorsque le corps usé et le cerveau abêti, je m'en fusse crever au coin d'une rue. Alors vous ne m'appelleriez pas "bandit cynique", mais "honnête ouvrier".
     Usant de la flatterie, vous m'auriez même accordé la médaille du travail. Les prêtres promettent un paradis à leurs dupes ; vous, vous êtes moins abstraits, vous leur offrez un chiffon de papier.
     Je vous remercie beaucoup de tant de bonté, de tant de gratitude, messieurs. Je préfère être un cynique conscient de mes droits qu'un automate, qu'une cariatide.
     Dès que j'eus possession de ma conscience, je me livrai au vol sans aucun scrupule. Je ne coupe pas dans votre prétendue morale, qui prône le respect de la propriété comme une vertu, alors qu'en réalité il n'y a de pires voleurs que les propriétaires.

  Léo FERRÉ : Un chien qui vole reçoit un coup de pied. Si je vole un pain, on m'enferme. Mon travail donc me vaut de n'être pas aux fers. Il vaut mieux, des heures durant, planter des clous dans l'imbécile planning de la merde prolétarienne que de bayer aux corneilles et, le soir venu, tendre des filets aux "honnêtes" gens et puis aller faire des comptes au commissariat de police. Le contentieux correctionnel que j'évite me fait l'esclave de quelqu'un et, aujourd'hui, d'un être précis : la société anonyme. Je veux dire par là, non pas l'artifice juridique qui met le Capital dans une action cotée en Bourse, mais ces gueules multiples du trottoir et du métro, le Peuple, l'humus sur lequel pousse tous les quatre ou cinq ans ce qu'il est convenu d'appeler le suffrage universel ! Les gens que je ne vois n'existent pas. Si je ne suis pas un bandit c'est parce que le Peuple a voté pour qu'on invente le Procureur de la République.
     Le peuple, c'est le fourrier de la tyrannie.

Nous jouons à nous barricader dans les mots de possession : ma maison, ma femme, mon stylo, ton droit, son chien, Karl Marx n'a pas assez médité sur la conjugaison possessive, la seule à ne jamais craindre les fautes d'orthographe, la conjugaison du mien et du tien. Toute l'Économie Politique repose sur un geste : la main qui livre, la main qui prend. Les théories sont en marge et n'expliquent qu'une certaine psychologie dans la détente de la production. Les macrodécisions ont des doigts d'acier. Le sien reste plus objectif : le sien est une parole d'attente. Le sien est un bien ignoré du bourgeois et en vitrine pour le gangster. En dehors des normes juridiques - et, singulièrement, des contraintes pénales - le sien perd de son objectivité : il peut devenir mien ou tien. C'est dans une telle perspective langagière qu'il convient d'étudier la psychologie du voleur. Le voleur, sorti du chemin légal, ne prend qu'un bien vacant, et qui est vacant à l'heure de la technique, au moment où l'attirail du fric-frac est mis en œuvre, au moment du "guet" - ce qui est un travail dur et précis, au même titre qu'un travail sur un objet manufacturé. Le voleur ne prend pas "ses" risques. Il assume sa condition de voleur : il a contre lui la loi et, pour lui, l'anti-loi c'est-à-dire sa loi propre. Il est significatif que cette loi dite "du milieu" qu'un romantisme sommaire a reléguée dans la mythologie du film policier soit en réalité une façon marginale de dire le droit, aussi, ou plutôt de dire l'anti-droit. Dans le cas précis du "milieu", le code d'honneur est un code du silence. Celui qui parle, qui se met "à table" est passé de l'autre côté. La trahison lui a servi de support pour rentrer dans le rang. Et le rang, c'est une façon d'attendre les décorations ou le règlement de comptes. Au fond, la trahison est une morale du bien-être social, et le bourgeois trahit par omission.

  Georges BRASSENS : si le vol est l'art que tu préfères, ta seule vocation, ton unique talent, prends donc pignon sur rue, mets-toi dans les affaires, et tu auras les flics même comme chalands.



     

  Web - Net - Contre Net  

   Hakim BEY : Nous avons parlé du Net, qui peut être défini comme la totalité des transferts d'information et de communication. Certains de ces transferts sont privilégiés et limités à quelques élites, ce qui donne au Net un aspect hiérarchique. D'autres transactions sont ouvertes à tous, et le Net a aussi un aspect horizontal, non hiérarchique. Les données de L'Armée et de la Sécurité sont d'accès restreint, tout comme les informations bancaires, boursières et autres. Mais dans l'ensemble, le téléphone, le courrier, les bases de données publiques etc. sont accessibles à tous. Ainsi à l'intérieur même du Net émerge une sorte de contre-Net, que nous appellerons le Web (comme si le Net était un filet de pêche, et le Web des toiles d'araignées tissées dans les interstices et les failles du Net). En général nous utiliserons le terme Web pour désigner la structure d'échange d'information horizontale et ouverte, le réseau non hiérarchique; et nous réserverons le terme de contre-Net pour parler de l'usage clandestin, illégal et rebelle du Web, piratage de données et autres formes de parasitage. Net, Web et contre-Net relèvent du même modèle global, ils se confondent en d'innombrables points. Les termes choisis ne visent pas à définir des zones particulières mais à suggérer des tendances.
     Les formes actuelles du Web non officiel, sont, on doit le supposer, encore assez primitives: fanzines marginaux, BBSs, logiciels pirates, hacking et piratage téléphonique, une certaine influence sur la presse et la radio, quasiment aucune sur les autres grands médias - pas de station-télé, pas de satellite, pas de câble ou de fibre optique etc. Pourtant le Net est en lui-même un nouveau modèle de relations évolutives entre les sujets - les "utilisateurs" - et les objets - "les données". De McLuhan à Virilio, on a exploré avec exhaustivité la nature de ces relations. Cela prendrait des pages et des pages pour "démontrer" ce qu'aujourd'hui "chacun sait". Au lieu de remâcher tout cela, je préfère me demander en quoi ces relations évolutives suggèrent des modes d'implémentation pour la
TAZ.
     La TAZ occupe un lieu temporaire, mais actuel dans le temps et dans l'espace. Toutefois, elle doit être aussi clairement "localisée" sur le Web, qui est d'une nature différente, virtuel et non actuel, instantané et non immédiat. Le Web offre non seulement un support logistique à la TAZ, mais il lui permet également d'exister; sommairement parlant, on peut dire que la TAZ "existe" aussi bien dans le "monde réel" que dans l'"espace d'information". Le Web compresse le temps - les données - en un "espace" infinitésimal. Nous avons remarqué que le caractère temporaire de la TAZ la prive des avantages de la liberté, laquelle connaît la durée et la notion de lieu plus ou moins fixe. Mais le Web offre une sorte de substitut; dès son commencement, il peut "informer" la TAZ par des données "subtilisées" qui représentent d'importantes quantités de temps et d'espace compactés.
     Compte tenu de son évolution et de nos désirs de sensualité et de "face-à-face", nous devons considérer le Web avant tout comme un support, un système capable de véhiculer de l'information d'une TAZ à l'autre, de la défendre en la rendant "invisible", voire de lui donner de quoi mordre si nécessaire. Mais plus encore, si la TAZ est un campement nomade, alors le Web est le pourvoyeur des chants épiques, des généalogies et des légendes de la tribu; il a en mémoire les routes secrètes des caravanes et les chemins d'embuscade qui assurent la fluidité de l'économie tribale; il contient même certaines des routes à suivre et certains rêves qui seront vécus comme autant de signes et d'augures.
     L'existence du Web ne dépend d'aucune technologie informatique. Le langage parlé, le courrier, les fanzines marginaux, les "liens téléphoniques" suffisent déjà au développement d'un travail d'information en réseau. La clé n'est pas le niveau ou la nouveauté technologique, mais l'ouverture et l'horizontalité de la structure. Néanmoins le concept même du Net implique l'utilisation d'ordinateurs. Dans l'imaginaire de la science-fiction, le Net aspire à la condition de Cyberspace (comme dans Tron ou Le Neuromancien) et à la pseudo-télépathie de la "réalité virtuelle". En bon fan du Cyberpunk, je suis convaincu que le "Reality hacking" jouera un rôle majeur dans la création des TAZs. Comme Gibson et Sterling, je ne pense pas que le Net officiel parviendra un jour à interrompre le Web ou le contre-Net. Le piratage de données, les transmissions non autorisées et le libre-flux de l'information ne peuvent être arrêtés. (En fait la théorie du chaos, telle que je la comprends, prédit l'impossibilité de tout Système de Contrôle universel.)
     Indépendamment de toute spéculation sur l'avenir, nous devons nous confronter à de sérieuses questions concernant le Web et la technologie qu'il implique. La TAZ veut avant tout éviter la médiation. Elle expérimente son existence dans l'immédiat. L'essence même de l'affaire est "poitrine-contre-poitrine", comme disent les soufis, ou "face-à-face". Mais... MAIS : l'essence même du Web est la médiation. Les machines sont nos ambassadeurs - la chair n'est plus de mise, sauf comme terminal, avec toutes les connotations sinistres du terme.
     La TAZ pourrait peut-être trouver son propre espace en intégrant deux attitudes apparemment contradictoires à l'égard de la Haute Technologie et de son apothéose, le Net: (1) ce que nous pourrions appeler la position Fifth Estate/Néo-paléolithique/Post-situ/ Ultra-Verte, qui se définit elle-même comme un argument luddite contre la médiation et contre le Net; et (2) les utopistes Cyberpunk, les futuro-libertaires, les Reality Hackers et leurs alliés, qui voient le Net comme une avancée dans l'évolution et croient que tout éventuel effet nuisible de la médiation peut être dépassé - du moins, une fois les moyens de production libérés.
     La TAZ est en accord avec les hackers puisqu'elle veut devenir - en partie - par le Net, et même par la médiation du Net. Mais elle est également proche des Verts puisqu'elle entend préserver une intense conscience du soi comme corps et n'éprouve que révulsion pour la Cybergnose, cette tentative de transcendance du corps par l'instantanéité et la simulation. La TAZ tend à voir cette dichotomie Techno/anti-Techno comme trompeuse, comme la plupart des dichotomies, où les oppositions apparentes s'avèrent être des falsifications ou même des hallucinations sémantiques. Ceci pour dire que la TAZ veut vivre dans ce monde, et non dans l'idée de quelqu'autre monde visionnaire, né d'une fausse unification (tout vert OU tout métal) qui n'est peut être qu'un autre rêve jamais réalisé (ou comme disait Alice: "Confiture hier, confiture demain, mais jamais confiture aujourd'hui.").
     La TAZ est "utopique" dans le sens où elle croit en une intensification du quotidien ou, comme auraient dit les Surréalistes, une pénétration du Merveilleux dans la vie. Mais elle ne peut pas être utopique au vrai sens du mot, nulle part, ou en un lieu-sans-lieu. La est TAZ quelque part. Elle existe à l'intersection de nombreuses forces, comme quelque point de puissance païen à la jonction de mystérieuses lignes de forces, visibles pour l'adepte dans des fragments apparemment disjoints de terrain, de paysage, des flux d'air et d'eau, des animaux. Aujourd'hui les lignes ne sont pas toutes gravées dans le temps et l'espace. Certaines n'existent qu'à "l'intérieur" du Web, bien qu'elles croisent aussi des lieux et des temps réels. Certaines sont peut-être "non ordinaires", en ce sens qu'il n'existe aucune convention permettant de les quantifier. Il serait sans doute plus aisé de les étudier à la lumière de la science du chaos qu'à celle de la sociologie, des statistiques, de l'économie etc. Les modèles de forces qui génèrent la TAZ ont quelque chose de commun avec ces "attracteurs étranges" du chaos, qui existent, pour ainsi dire, entre les dimensions.
     Par nature, la TAZ se saisit de tous les moyens disponibles pour se réaliser - elle naîtra aussi bien dans une grotte que dans une Cité de l'Espace L5 - mais par-dessus tout, elle vivra, maintenant, ou dès que possible, sous quelque forme suspecte ou délabrée, spontanément, sans égard pour l'idéologie ou même l'anti-idéologie. Elle utilisera l'ordinateur parce que l'ordinateur existe, mais elle se servira aussi de pouvoirs qui sont si éloignés de l'aliénation ou de la simulation qu'ils lui garantissent un certain paléolitisme psychique, un esprit chamanique primordial qui "infectera" le Net lui-même (le vrai sens du Cyberpunk tel que je le comprends). Parce que la TAZ est une intensification, un surplus, un excès, un potlatch, la vie passée à vivre plutôt qu'à simplement survivre (ce shibboleth pleurnichant des années quatre-vingt), elle ne peut être définie ni par la Technologie ni par l'anti-Technologie. Comme quiconque méprise l'ordre établi, elle se contredit elle-même, parce qu'elle veut être, à tout prix, même au détriment de la "perfection", de l'immobilité du final.

Soit par le simple piratage de données, soit par un développement plus complexe du rapport réel au chaos, le hacker du Web, le cybernéticien de la TAZ, trouveront le moyen de tirer avantage des perturbations, des ruptures ou des crashs du Net (histoire de produire de l'information à partir de "l'entropie"). En tant que bricoleur, nécrophage de fragments d'information, contrebandier, maître-chanteur, peut-être même cyber-terroriste, le pirate de la TAZ œuvrera à l'évolution de connections fractales clandestines. Ces connections, et l'information différente qui circule entre et parmi elles, formeront des "dérivations de pouvoir" servant l'émergence de la TAZ elle-même - tout comme on doit voler de l'électricité au monopole de l'énergie pour éclairer une maison abandonnée, occupée par des squatters.
     Le Web va donc parasiter le Net, afin de produire des situations favorables à la TAZ- mais nous pourrions également concevoir cette stratégie comme une tentative de construction d'un Net alternatif, "libre", qui ne soit plus parasitaire et qui servira de base à une "nouvelle société émergeant de la coquille de l'ancienne". Pratiquement, le Contre-Net et la TAZ peuvent être considérés comme des fins en soi - mais, théoriquement, ils peuvent aussi être perçus comme des formes de lutte pour une réalité différente.
     Ceci étant dit, admettons que l'ordinateur suscite quelques inquiétudes, quelques questions toujours sans réponse, en particulier en ce qui concerne l'Ordinateur Personnel [PC].
     L'histoire des réseaux informatiques, des BBSs et des diverses expérimentations de la démocratie électronique a été, jusqu'à maintenant, essentiellement celle du hobbisme. Bien des anarchistes et des libertaires ont une foi profonde dans le PC comme arme de libération et d'auto-libération - mais n'ont pas de gains réels à montrer, pas de liberté palpable.
     J'éprouve peu d'intérêt pour une hypothétique classe entrepreneuriale émergente de traiteurs de textes-et-données indépendants, bientôt capable de développer une vaste industrie des chaumières ou de réaliser à la pièce des boulots merdeux pour des corporations et des bureaucraties variées. Qui plus est, il n'est pas nécessaire d'être devin pour prédire que cette "classe" développera sa sous-classe - une sorte de lumpen yuppetariat : des femmes au foyer, par exemple, qui alimenteront leur famille avec des "revenus secondaires" en transformant leur foyer en atelier électronique, petites dictatures du Travail où le "patron" est un réseau informatique.
     Je ne suis pas davantage impressionné par le type d'information et de services proposés par les réseaux "radicaux" actuels. Il existe quelque part, nous dit-on, une "économie de l'information". Peut-être. Mais l'information échangée dans ces BBSs "alternatifs", semble se limiter à du techno-blabla. Est-ce une économie? Ou plutôt un passe-temps pour enthousiastes? D'accord, les PCs ont engendré une autre "révolution de l'imprimerie", d'accord, les réseaux marginaux évoluent, d'accord, je peux désormais tenir six conversations téléphoniques en même temps; mais quelle différence cela fait-il dans ma vie de tous les jours?
     Franchement, j'avais déjà accès à un tas de données pour enrichir mes perceptions, que ce soit par les livres, les films, la télé, le théâtre, le téléphone, la Poste, des états de conscience altérés etc. Ai-je vraiment besoin d'un PC pour en obtenir encore plus? Vous m'offrez de l'information secrète ? OK... c'est tentant, mais alors je demande des secrets merveilleux et pas simplement des numéros rouges ou le trivial des politiciens et des flics. Je veux surtout que l'ordinateur m'offre des informations liées aux biens véritables - aux "bonnes choses de la vie", comme le dit le Préambule IWW. Et puisque j'accuse ici les hackers et les BBSers de rester dans un flou intellectuel, je dois moi-même descendre des nuages baroques e la Théorie et de la Critique et expliquer ce que j'entends par "biens véritables".

La TAZ a été, est et sera, avec ou sans ordinateur. Mais le fait qu'elle atteigne son plein potentiel est moins une question de combustion spontanée qu'un phénomène "d'Iles sur le Net". Le Net, ou plutôt le contre-Net, contient la promesse d'une TAZ intégrale, un plus qui augmentera son potentiel, un "saut quantique" (bizarre comme cette expression a fini par signifier un grand saut) dans la complexité et le sens. La TAZ doit maintenant exister à l'intérieur d'un monde d'espace pur, le monde des sens. Liminaire, évanescente même, la TAZ doit combiner information et désir pour mener à bien son aventure (son "à-venir"), pour s'emplir jusqu'aux frontières de sa destinée, se saturer de son propre devenir.
     L'Ecole Néo-paléolithique a peut-être raison lorsqu'elle affirme que toute forme d'aliénation et de médiation doit être détruite ou abandonnée avant que nos buts ne soient atteints - ou encore, il se peut que la véritable anarchie ne se réalisera que dans l'Espace, comme l'affirment certains futuro-libertaires. Mais la TAZ ne se soucie guère du "a été" ou du "sera". Elle s'intéresse aux résultats - raids réussis sur la réalité consensuelle, échappées vers une vie plus intense et plus abondante. Si l'ordinateur n'est pas utilisable pour ce projet, alors il devra être rejeté. Pourtant, mon intuition me dit que le contre-Net est déjà en gestation, qu'il existe peut-être déjà - mais je ne peux pas le prouver. J'ai fondé la théorie de la TAZ en grande partie sur cette intuition. Bien sûr le Web implique aussi des réseaux d'échange non-informatisés comme le samizdat, le marché noir etc. - mais le vrai potentiel de la mise en réseau non hiérarchique de l'information désigne l'ordinateur comme l'outil par excellence. Maintenant j'attends que les hackers me prouvent que j'ai raison, que mon intuition est bonne. Alors où sont mes navets ?