-Si Villeneuve livre un jour à quelqu'un le trésor des Chartreux, dit mon hôte à qui je cède à nouveau la parole, elle n'en recèlera pas moins d'autres mystères propres à exciter la curiosité des uns, comme la cupidité des autres. Ne dit-on pas que son Fort Saint André en renferme à lui seul quelques-uns ?
-Je vais vous raconter une histoire que je tiens de mon père, c'est dire qu'elle ne date pas d'hier ! Lui-même la tenait d'un Villeneuvois déjà âgé, qui ne la racontait pas sans une sorte de frayeur rétrospective. Faisons comme si nous écoutions cet homme.
"C'était en 1887. Je venais d'avoir treize ans et j'apprenais le métier de forgeron avec mon père qui me disait souvent " Si tu comptes bien tes sous, tes clous et tes fers, tu ne seras jamais pauvre." Il omettait de préciser que je ne serais jamais non plus très riche.
-La forge m'occupait souvent jusqu'à la nuit tombante et parfois même au-delà. Le travail ne me déplaisait pas. Mais comme tous les garçons de mon âge, j'aimais bien aussi m'amuser. Et j'avais obtenu que mon père me laisse libre le samedi après-midi et toute la journée du dimanche.
-Je rejoignais alors une bande de galopins de mon âge qui s'imaginaient être de redoutables brigands. Nous faisions, c'est vrai, mille tours pendables comme par exemple, à la saison des fruits, aller piller les vergers de l'Abbaye.
-Après quoi, le ventre repus, nous nous endormions sous l'arbre victime de nos rapines, l'un des nôtres s'y perchant pour faire le guet. Mais il arrivait parfois à cette vigie de s'endormir elle aussi, bien calée dans la fourche d'une grosse branche. Et c'était les cris furieux du propriétaire qui nous tiraient de notre paisible sieste digestive. Il n'y avait plus alors de salut que dans la fuite.
-Car si l'un d'entre nous était pris, il se retrouvait devant monsieur le Maire qui l'admonestait en présence de ses parents. Et le coupable recevait ensuite une raclée mémorable qui ne l'empêchait pas de récidiver à la prochaine occasion.
-Nous avions aussi l'âme guerrière et nous allions souvent dans les ruines du fort Saint-André affronter une bande rivale contre laquelle nous livrions des combats qui nous paraissaient terribles. L'un de ces assauts dont je me souviens comme si c'était hier, nous ouvrit les portes d'une aventure inoubliable qui aurait pu cependant nous être fatale.
-Traqués par l'adversaire, essoufflés d'avoir trop hurlé et couru, nous cherchions en hâte un refuge pour échapper à nos poursuivants, quand l'un d'entre nous, se jetant au coeur d'un buisson épais, y découvrit l'orifice béant d'un trou profond, cachette idéale où nous engouffrâmes prestement.
-En fait de trou nous eûmes tôt fait de voir qu'il s'agissait d'un tunnel profond dont on ne distinguait pas l'extrémité. Je dois dire qu'à cette époque, le fort était presque ruiné et dans le plus complet état d'abandon. Il nous arrivait alors souvent de nous égarer dans des salles obscures et pour ce genre d'escapade nous étions toujours munis de bougies et d'allumettes suédoises.
-Que faire ? La décision fut vite prise. Il fallait explorer ces lieux inconnus. Les bougies furent allumées et nous partîmes à l'aventure, toutefois peu rassurés dans ces ténèbres mal éclairées, humides et froides, faiblement trouées par la clarté dansante de nos chandelles.
-Après quelques mètres, la galerie plongea brusquement dans les profondeurs de la terre par un interminable escalier tournant que nous descendîmes avec précaution. Puis, arrivés au fond, le tunnel reprit sa course rectiligne. Nous avançâmes encore, silencieux, inquiets et surpris de notre audace. Je crois qu'à ce moment, si l'un d'entre nous avait manifesté son angoisse, il s'en serait suivi une retraite effrénée vers la sortie.
-Nous avions dû parcourir ainsi peut-être cinq cents mètres. Nos bougies avaient beaucoup diminué. L'humidité était devenue considérable. L'eau suintait du plafond et des parois en grosses gouttes qui s'écrasaient au sol où elles formaient, par endroit, des flaques importantes.
-La première bougie s'éteignit. Si j'en jugeais par ce que je ressentais, la peur nous tenait tous au ventre. Mais nul ne disait mot. Soudain il y eut un puissant appel d'air, et un souffle glacé passa sur nous, éteignant d'un coup toutes les chandelles.
-Nous restâmes un instant figés sur place, dans le silence des épaisses ténèbres. Puis, sans crier gare, ce fut la débandade, la course éperdue vers la sortie lointaine. Courant au hasard, heurtant les parois, trébuchant sur les pierres, terrifiés à l'idée d'être poursuivis par quelque fantôme menaçant, nous arrivâmes au pied de l'escalier que nous remontâmes de toute la vitesse de nos jambes, cramponnés l'un à l'autre par le bout de nos chemises.
-Quand nous sortîmes enfin du souterrain, étonnés d'en être quittes à si bon compte, le soleil disparaissait sous l'horizon. Pourtant, la lumière du jour nous parut éclatante. Je regardai mes quatre compagnons. Ils étaient livides comme je devais l'être. Et nul ne dit mot pendant quelques minutes. Notre expédition avait duré presque deux heures et nous étions épuisés par l'effort et les émotions.
Abbaye Saint André - Vestiges
-Malgré cela, le lendemain, la nuit ayant porté conseil, chacun avait retrouvé son courage et nous décidâmes de renouveler notre exploration en nous munissant de lanternes et en nous armant chacun d'un solide bâton pour affronter l'adversaire invisible qui avait soufflé nos chandelles.
-Mais nous eûmes beau chercher, explorer, fouiller chaque bosquet, chaque mètre carré des lieux où nous étions la veille, rien n'y fit. Le trou où nous nous étions jeté resta introuvable, comme s'il n'avait jamais existé et que nous eussions été victimes d'une hallucination collective.
-D'autres tentatives, faites par des adultes, furent elles aussi vouées à l 'échecs. Jamais personne ne fut capable de retrouver l'entrée de ce souterrain. Et c'est un vrai mystère. Alors, que s'était-il passé ?
-On ne peut que l'imaginer. Par une coïncidence étrange, le jour de notre escapade, des inconnus avaient dégagé à des fins mystérieuses l'orifice du tunnel dont ils connaissaient l'existence. Sans doute se trouvaient-ils en même temps que nous, mais bien plus avant, dans la galerie où ils effectuaient une besogne secrète, créant le puissant appel d'air qui ne peut s'expliquer que par l'ouverture de l'orifice, à l'autre bout du souterrain.
-Ayant mené à bien leur entreprise, ils quittèrent les lieux en refermant soigneusement l'accès à la galerie un moment dévoilé. Comme nous y étions entrés et en étions sortis avec la même précipitation, nous n'eûmes pas l'idée de prendre des repères de surface, même de façon sommaire.
"Depuis notre mémorable aventure, j'ai souvent réfléchi à ce mystère. Je suis convaincu que le souterrain filait vers Avignon en passant sous le Rhône." (Nota : beaucoup croient en effet qu'un tel souterrain existe et qu'il déboucherait non loin du Palais des Papes, sans doute au Petit Palais, ancienne demeure cardinalice, où l'on peut encore voir de nos jours l'amorce obstruée d'une galerie s'en allant vers le Rhône), et que, des deux côtés, ses accès sont restés praticables." Je ne pense jamais à tout cela sans une certaine frayeur rétrospective, car nous aurions pu périr à treize ans, emmurés vivants dans ce tunnel lugubre, humide et froid qui serait devenu notre caveau. Mais d'un autre côté, nous avons peut-être côtoyé les trésors qu'on dit enfouis sous Villeneuve. Et j'aurais pu être moins pauvre."
armoiries de l'Abbaye
"Le vieil homme qui aimait raconter son étrange mésaventure, disait sans doute vrai, reprit Monsieur C. L'un des gardiens du fort Saint André, plus pauvre que Job, a un jour rendu son tablier à l'administration pour aller s'établir riche fermier dans une belle propriété de la région. Cette soudaine fortune ne lui est pas venue en dormant. Puisque vous m'avez parlé de Genève, je peux vous dire que beaucoup de pièces d'or et autres objets précieux provenant de Villeneuve, ont été négociés et vendus en Suisse, sous le manteau.
-On évoque toujours le trésor des Chartreux, sans doute parce qu'il n'a pas été retrouvé. Mais on ne parle pas des richesses de l'Abbaye qui, elles aussi, disparurent à la Révolution. Ni de celles des Récollets qui furent retrouvées par un maçon. C'était un beau magot en pièces d'or placées dans une grosse marmite en fonte découverte en abattant un escalier de leur monastère. Un autre chanceux villeneuvois qui voulait arracher un olivier tué par la sécheresse, sur d'anciennes terres monacales, constata qu'il avait été planté dans une grosse jarre où, sous les racines de l'arbre, il découvrit plusieurs centaines de pièces d'or. Son cas n'est pas unique.
-D'autres surprises heureuses attendent sans doute encore ceux qui ont acquis et font restaurer les plus vieilles demeures de Villeneuve. Les cardinaux et autres prélats de haut rang qui avaient fait bâtir leur "livrée" ou leur hôtel particulier dans la cité, avaient coutume d'y aménager une place secrète que l'on nommait alors un "portefeuille", où ils dissimulaient leurs pièces d'or. Certains de ces "portefeuilles" ont été mis au jour. Bien d'autres restent encore à découvrir."