Le Trésor des Chartreux






Les mystères du Fort Saint-André - 2



drapeau aux armes de Nicolas II
drapeau aux armes de Nicolas II



Je laisse à nouveau la parole à mon hôte, seul détenteur des mystères de Villeneuve et je transcris tels quels ses propos dont je lui laisse la responsabilité. Tout en précisant que cet homme a joué un rôle d'une certaine importance pendant l'occupation allemande.

"Singulièrement, l'Abbaye du fort Saint-André n'appartient pas au domaine public. Elle est la propriété privée d'une dame qui eut des attaches avec un grand musée national. Sans dire qu'elle les collectionne, sa famille possède ailleurs une autre Abbaye, celle de Fontfroide, à ce que je crois savoir.

-Nous sommes pendant la guerre de 1939-1945, après l'invasion de la Zone Libre par les forces de l'Axe. Les Villeneuvois sont intrigués par les vols réguliers d'avions allemands et italiens qui tournent au-dessus du fort Saint-André et y procèdent à des largages de faible volume. Certains habitants croient aussi voir s'échapper de l'Abbaye des signaux lumineux très semblables à des messages optiques.

-L'affaire en reste là, mais elle s'est ébruitée. Aussi, à la Libération, le fort et l'Abbaye sont investis par d'importantes forces de police qui y effectuent une perquisition en règles. A ce qu'il se raconte, on y saisit des systèmes de quartz et un assortiment de palettes colorées, le tout ayant vraisemblablement servi à faire fonctionner une radio émettrice et un système de transmissions optiques.On y saisit également de nombreux documents qui furent ensuite classifiés "secret défense".

-Mais à la demande impérative d'un mystérieux et important personnage qui habitait alors dans l'Abbaye, l'officier qui commandait le dispositif policier avait aussitôt renoncé à pousser plus avant ses investigations.

-Par la suite, il devait évoquer cette affaire, faisant à certains la confidence suivante : "On m'a souvent reproché d'avoir renoncé à cette perquisition. Mais je connais peu de gens qui s'obstineraient à ouvrir une porte, tout en sachant qu'elle se refermera sur eux pour les retenir dans une prison". Le message est clair : s'il n'avait pas obéi, il aurait eu de graves ennuis.

-Les anciens Villeneuvois se souviennent encore d'une femme qui se promenait parfois dans le village en compagnie de la propriétaire (en fait, la locataire) de l'Abbaye. Elles se faisaient appeler par leur prénom, Elsa et Génia. Beaucoup auraient juré que cette femme était un homme déguisé. Elle était fortement charpentée, avait un physique viril, une voix de contrebasse, un système pileux excessif et un goût immodéré pour le tabac Caporal ordinaire. D'après son patronyme qui était certainement un pseudo, cette "femme" était sans conteste d'origine russe. Du reste, auprès de ses intimes, "elle" prétendait ouvertement appartenir à la famille de Nicolas II et des Romanov.


Insigne Tcheka puis KGB
Insigne Tcheka puis KGB



-Maintenant, je vais vous dire de qui il s'agissait en réalité ; et je sais que vous allez trouver cela invraisemblable. Pourtant, j'avais à l'époque des sources sûres que je pouvais vérifier. Ce travesti avait de bonnes raisons pour se déguiser, car sa tête était mise à prix par les services secrets soviétiques. En effet, il s'agissait de rien moins que du grand duc Michel Alexandrovitch Romanov, frère du dernier tsar de toutes les Russies, massacré sans jugement, de façon atroce, avec toute sa famille, à Lekaterinbourg, dans la nuit du 16 au 17 juillet 1918.

-Avant sa mort, Nicolas II avait d'abord abdiqué en faveur de son fils le Tsarévitch Alexis. Mais il se ravisa et abdiqua en faveur de son frère Michel qui, peu après, renonça lui- même, provisoirement, à exercer le pouvoir impérial, mais qui n'en demeurait pas moins le Tsarévitch en titre, héritier légitime du trône des tsars.

-Placé en résidence surveillée à Perm, où il circulait librement et jouissait d'une certaine considération, il aurait été, selon la rumeur, lui aussi exécuté par les Soviets, le 12 juin 1918. Mais les archives n'apportent aucune certitude sur ce point précis. Et les autorités soviétiques ont toujours prétendu qu'il avait réussi à s'évader grâce à des complicités nouées dans la ville de Perm, parmi les Russes blancs. Du reste, les historiens usent à son sujet d'une terminologie modérée : on n'évoque pas la mort du grand duc Michel, mais sa disparition.

-Ainsi, la prétendue Grande Duchesse Anastasia ne fut pas la seule à échapper au massacre de la famille impériale. Mais ceci est une autre histoire qui a fait couler beaucoup plus d'encre. On sait maintenant, grâce aux analyses ADN, qu'il s'agissait d'une imposture.


la grande duchesse Anastasia
la grande duchesse Anastasia



-Certains ont objecté que s'il avait survécu, le grand duc se serait manifesté publiquement, d'une manière ou d'une autre. S'il ne l'a pas fait, c'est en vertu de la plus élémentaire prudence, les Soviets n'ayant jamais renoncé à "récupérer", c'est-à-dire à assassiner partout où ils se trouvaient, les chefs vaincus de l'Armée blanche, comme leurs opposants. Trotski, retranché dans son camp fortifié du Mexique, à des milliers de kilomètres de Moscou, l'apprit à ses dépens, quand le bras armé par Staline vint lui casser la tête à coups de pic à glace.

-Lorsqu'ils furent certains que toute tentative de retour au régime antérieur était devenue impossible, les derniers partisans du tsarisme s'installèrent dans un exil définitif, un peu partout dans le monde et pour beaucoup, en France.

-Des officiers tsaristes de l'ex Armée blanche y organisèrent alors tout un réseau de contre-espionnage et de menées subversives anti-soviétiques. La plupart furent "récupérés" par les hommes de main de la Tcheka, dans des circonstances souvent dramatiques. Si la majorité de ces règlements de compte intervinrent avant 1939, l'organisation Russe blanche, alors en sommeil, va être réactivée en France à l'occasion du second conflit mondial.

-Cette organisation était dirigée par un chef qui créa les Unités Cosaques anti-soviétiques pour les envoyer combattre sur le front russe aux côtés des Allemands. En s'alliant ainsi aux forces de l'Axe, ce chef inconnu redonna au mouvement tsariste une certaine vigueur. Mais il était trop tard. Les jeux étaient faits et Hitler, comme Mussolini, n'étaient plus, désormais, que des cartes sans valeur. Staline avait définitivement triomphé.


le grand-duc Michel Romanov
le grand-duc Michel Romanov



-Certains affirment que le fort Saint André abrita, pendant la dernière guerre, la Centrale qui organisait et commandait les forces anti-soviétiques des Russes blancs en Europe, (implantés surtout en France et en Allemagne), ainsi que le chef de cette organisation. L'affirmation n'est pas gratuite. Elle est soutenue par des Villeneuvois accusés, souvent à tort, de collaboration avec l'ennemi et emprisonnés dans les tours du fort, en compagnie de cet homme femme lui-même soupçonné d'avoir été un collaborateur de haut rang. Je ne crains pas de dire que moi aussi victime d'une dénonciation calomnieuse, je subis le même sort. Mais mon innocence fut vite prouvée et je fus rapidement libéré. J'avais cependant eu le temps d'acquérir la certitude que l'hôte du fort Saint André était un personnage de très haute condition et à coup sûr, un homme car, dans une telle promiscuité, on ne peut pas tromper longtemps son entourage.

-On dit aussi que la propension du grand duc Michel à se déguiser en femme s'explique par le traitement spécial que lui fit subir son frère, le tsar Nicolas II : il l'avait fait castrer pour qu'il n'eût pas de descendance. Si bien que la légitimité de son fils Georgui Mikhaïlovitch fut souvent contestée.

-Libéré après une très courte détention dans les tours du fort, le grand duc profita peu de cette liberté. Il mourut fin aout 1944, à l'âge de 66 ans.

-Après de difficiles démarches pour en obtenir l'autorisation, sa dépouille mortelle, revêtue de son uniforme de parade et enveloppée dans le drapeau aux armes du dernier tsar Nicolas II, fut coulée dans une dalle de béton et mise en terre en un lieu secret de l'Abbaye. J'ai assisté à cette inhumation. Après elle, aucun témoignage concret ne subsistait plus de l'étrange personnage. Mais le bloc hermétique dans lequel il repose porte gravées les écritures cyrilliques qui attestent de son identité, ainsi que les dates de sa naissance et de son décès.

-Je vous vois dubitatif et je conçois qu'on puisse l'être, ajouta mon confident. Mais si ce personnage n'était qu'une femme virile formant un couple saphique avec sa compagne locataire de l'Abbaye, on comprend mal tout ce va et vient d'avions, ces parachutages au dessus du fort, ni ces visites fréquentes qu'y firent les autorités allemandes d'Avignon, ni pourquoi, durant la guerre, l'Abbaye reçut une importante quantité d'invités et autres visiteurs de toutes sortes. Et puis pourquoi encore ce drapeau du tsar en guise de linceul ? Pourquoi cette sépulture hermétique et cachée ? Pourquoi cette perquisition interrompue, ces documents saisis, ces appareils de transmission et de communication ? Non ! Le personnage n'était pas anodin et jouait un rôle capital dans son domaine d'action. Du reste, je persiste : il s'agissait bien du grand duc Michel Romanov."

Monsieur C. qui ne m'avait certainement pas tout dit sur les raisons de cette forte certitude, m'indiqua ensuite comment je pouvais me rendre à l'endroit exact où reposait "son" grand duc Michel. Je n'y vis en effet qu'une grosse dalle de ciment sans aucune indication, les écritures cyrilliques ayant été effacée. Et j'en conclus par un "pourquoi pas ?", la preuve du contraire ne pouvant être administrée.


entrée obstruée d'un souterrain sous le fort ?
entrée obstruée d'un souterrain sous le fort ?



Monsieur C. me montra encore, au pied du fort Saint-André, du côté du levant, une sorte d'arcade taillée dans le roc et obstruée par des blocs de pierre qui semblent rapportés de l'intérieur et forment des strates horizontales très ajustées sur la paroi rocheuse aux strates verticales, ce qui ne laisse pas d'intriguer. Selon lui, il s'agit du débouché d'un souterrain qui permettait aux occupants du fort de s'en échapper au besoin, en accédant directement au Rhône dont les eaux baignaient alors le pied du mont Andaon en face d'Avignon. Selon d'autres, ce n'est qu'une singularité géologique.

Non, décidément, le fort Saint-André et son Abbaye n'ont pas livré tous leurs mystères.

Nota : Depuis l'époque où Monsieur C. me fit ces confidences, j'ai pu procéder à certaines vérifications. Les dates ne concordent pas. En effet, même si le grand duc Michel a pu échapper aux bolchéviques et se réfugier en France, ce ne peut être qu'après le mois de juin 1918, car avant cette date il se trouvait toujours en Russie. Or, on sait que Elsa et Genia, qui entretenaient une relation saphique, se fréquentaient depuis le printemps 1914 et ne se quittèrent plus jusqu'au décés de cette dernière en août 1944. Entre 1939 et 1945, il y avait donc très probablement, habitant lui aussi dans l'Abbaye du fort Saint André, un troisième personnage, un homme pouvant lui aussi se déguiser au besoin en femme pour préserver son incognito et entretenir la confusion.

Et tout le monde s'y est trompé, y compris Monsieur C. Ce n'est pas Genia Lioubow, qui était une vraie femme aux allures hommasse, mais cet homme sans doute très habilement déguisé en femme qu'il a côtoyé dans les tourelles du Fort transformées en prisons. Naturellement, après quelques jours, la barbe avait poussé et il s'avéra que la femme était un homme. C'est du reste à cela qu' au petit matin on reconnaît les travestis même les plus efféminés et les mieux fardés : la barbe leur a bleui ou grisé le visage .


Elsa Koeberlé à 20 ans - Portrait par Lothar von Seeback
Elsa Koeberlé à 20 ans - Portrait par Lothar von Seeback



D'après des témoins, ce troisème personnage quittait très rarement l'Abbaye, et de préférence la nuit. Après le décés de Génia, il y a été aperçu de loin par des visiteurs assurant avoir vu une femme, d'autres disant un homme. Ce personnage était un parent de haute lignée du Tsar Nicolas II, et, par voie de conséquence, de Génia Lioubow (un pseudo ?), qui avait dû l'introduire dans l'intimité de son amie, la poétesse Elsa Koeberlé. Le reste paraît exact. Depuis l'Abbaye où il avait établi son quartier général, protégé par l'Etat français, financé par les nazis et les fascistes, mais aussi par d'autres puissances belligérantes ennemies des premières (dont l'Angleterre qui n'avait pas renoncé à faire main-basse sur le pétrole du Caucase), il recrutait des partisans et coordonnait l'action des Russes blancs contre le bolchévisme, en relation avec les forces de l'Axe. Pour en savoir plus, il faudrait que les archives saisies dans le monastère à la Libération soient déclassifiées pour n'être plus protégées par le Secret Défense. Ce qui n'est pas pour demain. Reste alors la question sans réponse : si cet homme n'était pas le grand duc Michel Romanov, qui était-il ? Et qui pourrait le dire ?