Le Trésor des Chartreux
Rencontre avec un personnage
Borne de la Boulangerie ; déplacée
Malgré certains sourires ironiques, certains sous-entendus amusés, j'avais décidé de rendre visite à cet homme, tout en me demandant si ma démarche n'allait pas me faire sombrer dans le ridicule d'une pure et simple mystification. Mais ma curiosité était la plus forte ; aussi allais-je, sans guère hésiter, frapper à la porte de Monsieur C. Ce fut son épouse qui m'ouvrit et sans attendre, je l'informai du but de ma visite.
-"Excusez-moi, Monsieur, mais vous devez faire erreur, me répondit-elle calmement. J'ignore tout de cette affaire dont mon mari ne m'a jamais parlé. Ce qu' il aurait fait si tel avait été le cas. Je regrette..."
Je n'avais plus qu'à m'excuser et à tourner les talons. Mais j'en fus retenu par le calme imperturbable de mon interlocutrice. Au siècle de l'atome et des voyages interplanétaires, on ne peut parler de trésor à qui n'y est pas préparé, sans passer pour un être déréglé et même un peu inquiétant. Or, la dame qui m'avait ouvert sa porte paraissait tout à fait sereine et comme habituée à ce genre de visite. Elle avait donc voulu m'évincer, se conformant en cela aux consignes sans doute données par son époux absent. Ce qui me fut confirmé par la suite.
Au lieu de me rebuter, son comportement décupla ma curiosité. J'insistai en précisant que, malgré mon accent devenu un peu "pointu" pour cause d'exil, j'étais natif de Villeneuve. Je lui précisai ma parenté et comme les noms que je citais lui étaient familiers, elle se départit un peu de sa défiance. Après s'être étonnée que je puisse être le petit fils de mon grand-père qu'elle avait bien connu puisqu'il avait tenu le café Saint-Marc de Villeneuve, elle m'expliqua les raisons de son comportement : elle m'avait pris pour un des ces messieurs des Beaux-Arts qui venaient régulièrement importuner son mari et le menacer de poursuites au prétexte qu'il se livrait à des "fouilles archéologiques" illicites.
Nota : On pourra penser que j'en rajoute, mais c'est pourtant l'exacte vérité. En 1945, un soldat américain qui prenait un verre au café Saint-Marc de Villeneuve fut intrigué par la présence d'un puits dans l'arrière salle de l'établissement. Comme il était féru de radiesthésie, il revint avec son pendule, "ausculta" le puits et déclara que cette construction contenait "a big treasure" en pièces de monnaie, placé à une certaine profondeur (entre 4 et 5 mètres) dans sa maçonnerie. Cette assertion n'a jamais été vérifiée. Mais elle n'est pas invraisemblable. L'immeuble du café Saint-Marc et ceux qui lui sont attenants ont probablement appartenu autrefois à une livrée cardinalice qui a disparu.
Enfin...La dame me confirma n' être pas mesure de me dire quoi que ce soit au sujet du trésor des Chartreux. C'était le domaine réservé de son époux. Il me faudrait donc revenir vers le soir pour le rencontrer. Sachant qui j'étais, il ne refuserait certainement pas de me recevoir et de m'entretenir de son sujet favori. Je pouvais toutefois encore renoncer, ne pas franchir la porte ouvrant sur l'irrationnel. Mais je ne le fis pas, ma curiosité étant la plus forte.
Je venais d'apprendre que Robert Charroux, grand maître de la recherche ésotérique et des trésors disparus, s'intéressait personnellement à celui des Chartreux et même des Templiers, qu'il situait dans les environs de Villeneuve, ce que j'aurai l'occasion d'évoquer par la suite. De ce fait, l'affaire avait pris une tournure sérieuse, voire quasi-officielle. Je n'avais plus envie de revenir en arrière, désirant m'évader un moment de ce monde mécanisé, scientisé à outrance, où l'on pénètre les plus intimes secrets de la nature en alignant des équations sans poésie.
Ce fut ainsi qu'au déclin de ce jour, par un beau soir d'été, à l'heure où grillons et cigales unissent leurs chants lancinants, Monsieur C. entreprit de me conter sa vérité sur le trésor des moines Chartreux, enfoui quelque part aux alentours de Villeneuve ; des confidences qui devaient nous conduire jusqu'à une heure avancée de la nuit.
Mon interlocuteur avait dépassé la soixantaine, mais il était encore très robuste et d'un vitalité remarquable qui me surprit par la suite, au cours des longues marches que nous fîmes ensemble dans la garrigue. Il concentrait en lui nombre des caractéristiques alors particulières à la race méridionale : une taille plutôt petite, un corps vigoureux, un visage fortement hâlé par le vent et le soleil, une grand vivacité des gestes et de la parole qu'il avait facile et imagée. C'était un excellent conteur à l'intelligence prompte mise au service d'une ruse paysanne ancestrale, sachant bien de quoi il parlait, mais n'en parlant qu'à qui il voulait et comme il le voulait.
Mais il est temps de donner la parole à Monsieur C. qui, après m'en avoir offert un, avale cul sec un de ces petits verres d'alcool de noix si propice à délier les langues.
Affleurements de molasse burdigalienne (en jaune)