-"Après de très longues années de silence, cette histoire de trésor a repris son essor de façon plutôt singulière, durant l'été 1958. Ma femme et moi étions en vacances à Sanary avec un couple d'amis et nous y avions passé un mois très agréable. Mais l'heure était venue de rentrer. Quant à nos amis, qui désiraient rester encore quelques temps au bord de la mer, ils se trouvaient un peu embarrassés par la présence d'une mamie de presque quatre vingt dix ans qui voulait à toute force rentrer chez elle, à Avignon ( et non "en" Avignon, pédantisme des médias parisiens qui n'ont pourtant jamais dit, par exemple, "en Arras". Et rien ne pouvait lui faire entendre raison. Elle exigeait de retourner dans sa maison.
-Puisque nous retournions à Villeneuve, nous proposâmes de la ramener. Je ne vous dis pas la fête qu'elle nous fit. Elle chantonna pendant presque tout le voyage, riant et bavardant comme une jeune fille. Quand nous arrivâmes à destination, elle me dit :"Tenez, Monsieur C., vous êtes un brave homme ! Venez donc chez moi demain prendre le café. Je vous ferai une surprise."
-"J'imaginais que la brave dame voulait par là me remercier du service que je lui avais rendu. Enfin, le lendemain, nous fûmes chez elle à l'heure dite. Nous bûmes notre café en discutant de choses et d'autres. Mais le temps passait et je manifestai bientôt l'intention de partir. Je ne pensais plus du tout que la vieille dame m'avait promis une surprise. Elle, par contre, ne l'avait pas oublié, car elle me le rappela et insista pour que nous restions encore un moment. Après quoi elle se leva, se dirigea vers un grand et beau buffet provençal où elle farfouilla un moment à la recherche de quelque chose : sans doute la surprise annoncée.
-Quand elle revint s'asseoir à la table, je vis qu'elle tenait dans ses mains une sorte de boule en verre, ou plutôt en cristal. C'était donc cela ! Nous allions avoir droit à une séance de voyance. Pour moi, ce serait la première fois. Et j'étais assez curieux de savoir ce que notre hôtesse lirait dans sa boule opaline patinée par l'usage. Elle nous demanda de rester silencieux. Puis elle se concentra et parut soudain se placer hors du temps et des lieux. Cela dura quelques minutes et sa voix se fit entendre, comme venue d'ailleurs : " Monsieur C., vous possédez un secret..."
-Un secret...Ma foi, oui ! Comme tout un chacun, j'en avais même quelques uns. Et je ne savais pas lequel pouvait se manifester dans la boule de cristal.
-Il s'agit d'un secret de religion. Je vois de l'or, beaucoup d'or...Un trésor caché depuis longtemps...
-Cette fois, ça y était. Je savais à quoi la brave dame faisait allusion. Et cela m'intéressait. En effet, j'avais depuis longtemps mon opinion sur les Chartreux de Villeneuve qui, suite à la Révolution de 1789, furent contraints d'abandonner leur monastère et de quitter le pays en emportant chacun qu'un maigre baluchon que les commissaires du peuple, envoyés tout exprès à Villeneuve comme ailleurs, fouillèrent et refouillèrent pour s'assurer que les richesses du clergé ne quitteraient pas le territoire national dans les bagages des exilés.
-Ce fut ainsi que les Chartreux de Villeneuve, qui étaient très riches, quittèrent leur belle Maison : munis de simples hardes. Or, l'inventaire dressé par les commissaires de la République aussitôt après leur départ, ne fit état que de maigres restes, sans commune mesure avec les biens immenses que possédait ce monastère, considéré comme l'un des plus riches de France et même le deuxième d'Europe après la Chartreuse de Grenoble.
-J'en avais personnellement conclu, sur la foi d'autres indices, qu'avant de partir, les moines de Villeneuve avaient réussi à mettre en lieu sûr leurs biens les plus précieux, à savoir une importante quantité d'or en pièces et en lingots, de nombreuses pièces d'orfèvrerie religieuse, des reliques enchâssées, des manuscrits rares et, par-dessus tout, les ornements sacerdotaux du pape Innocent VI, fondateur et bienfaiteur inlassable de la Chartreuse, à qui il avait légué son corps, mais aussi sa tiare inestimable, sa crosse, sa chasuble, et autres pièces de vêtement, incrustées d'or et de pierres précieuses. Aussi, j'étais devenu très attentif à ce que notre voyante pourrait encore me révéler à ce sujet.
-J'appris d'elle que le trésor des Chartreux, accumulé depuis des siècles dans une cave, sous la Maison du Prieur qui en avait la garde et pouvait seul y accéder, avait été chargé une nuit, peu après les événements de l'été 1789, sur des chariots tirés par des boeufs et conduit jusqu'à une colline proche où, par un souterrain creusé depuis très longtemps, il avait disparu dans les profondeurs de la terre. On l'y avait hermétiquement emmuré dans une cache taillée à même la roche, elle aussi depuis très longtemps aménagée à cette fin et qui, du reste, avait déjà servi. Puis l'accès au souterrain avait été soigneusement refermé et habilement dissimulé par une reconstitution minutieuse du sol initial où les moines avaient même repiqué des plans de la végétation commune en ces parages.
-Ces révélations venaient conforter certaines découvertes que j'avais déjà faites. Elles confirmaient aussi le contenu des confidences qui se transmettaient dans ma famille d'une génération à l'autre, sous le sceau du secret, et dont je me trouvais être le dernier dépositaire.
-Ces récits m'avaient toujours paru de simples légendes sans grand fondement. Mais il n'y a pas de fumée sans feu. Et la voyante, qui n'était pas au courant de mes secrets de famille, avait pourtant mis le doigt dessus. Je la questionnai pour qu'elle m'en dise plus. Mais elle n'en fut pas capable. Elle ajouta pourtant que je vivrais jusqu'à quatre vingt dix ans et que je finirais par découvrir le trésor des Chartreux, car elle me voyait assis sur des coffres éventrés, débordant de richesses et marqués du sceau des Chartreux.
Nota : Monsieur C. vécut jusqu'à soixante et quinze ans et malgré son acharnement, il n'a pas découvert le trésor tant convoité. D'autres croient pouvoir le faire. Ils connaîtront le même échec.