Le Trésor des Chartreux






Les confidences de Monsieur C.



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S'agissant d'un secret d'importance, je me demandai pourquoi Monsieur C. était si prodigue en confidences. Je compris par la suite qu'ayant d'abord cherché à découvrir tout seul le trésor, l'entreprise lui était vite apparue trop complexe et trop hermétique pour ses capacités. Dès lors, la plupart des bonnes volontés susceptibles de faire avancer la résolution de l'énigme étaient bien accueillies, quitte à être contrôlées de près. Et Monsieur C., très méfiant, ne livrait jamais à une seule personne la totalité des renseignements en sa possession concernant le trésor. Mais écoutons-le parler.

-"La Révolution de 1789 n'a pas éclaté comme un coup de tonnerre dans un ciel bleu, poursuivit mon hôte. Son déchaînement n'a pas surpris les plus avertis. Et qui pouvait être mieux informé que l'Eglise dont la puissance et la faveur des princes permettaient à ses représentants les plus haut placés de s'immiscer partout dans les affaires de l'Etat et de voir venir l'orage qui menaçait en cette fin de siècle ?

-Aussi, toutes les dispositions furent-elles prises à temps pour qu'une grande part des énormes richesses monétaires des communautés religieuses soient mises à l'abri des convoitises. De telles précautions avaient été prises chaque fois dans le passé, quand une menace avait pesé sur elles. Il est vrai que, dans ses débuts, la Révolution avait trop à faire avec ses factions, les aristocrates et le pouvoir royal, pour surveiller étroitement une religion dont certains membres, et non des moindres, la considéraient avec une certaine bienveillance.

-La nationalisation des biens du clergé avait, certes, été votée le 2 novembre 1789, sur proposition de l'évêque Talleyrand. Puis, le 13 février 1790, l'Assemblée constituante avait dissout les ordres religieux. C'était pour la Nation une perspective de revenus considérables car les biens de l'église catholique, constitués de propriétés agricoles et d'immeubles, étaient très importants. On les estimait à 3 milliards de livres (soit à peu près dix fois le montant du budget annuel du royaume). Ils résultaient des innombrables dons et legs des fidèles au cours des siècles écoulés.

-Dans un premier temps, l'Assemblée nationale laisse au clergé le soin de continuer à gérer ses domaines. Puis le gouvernement met en circulation les assignats qui permettront, à la classe paysanne aisée surtout, d'acquérir à bas prix, en les morcelant, les grands domaines agricoles de l'Eglise, dont ceux des Chartreux de Villeneuve.

-Ce n'est qu'après un certain temps que les révolutionnaires se préoccupèrent des richesses mobilières secrètes que les couvents et les monastères dissimulaient : trésors monétaires, tableaux, oeuvres d'art, d'orfèvrerie, reliques enchâssées d'or et de pierres précieuses, manuscrits médiévaux enluminés ; et qu'ils décidèrent d'investir ces lieux enclos sur eux-mêmes. Mais cela prit du temps. Les commissaires de la République agissaient lentement, avec minutie, ordre et méthode. Si bien qu'à Villeneuve, bien loin de Paris, les Chartreux continuèrent jusqu'en 1792 à mener, au coeur de la tourmente, à l'abri de leurs solides remparts, l'existence ordonnée et paisible qui avait été la leur pendant des siècles.

-Mais prudents et avisés, ils avaient tout mis en oeuvre pour protéger leurs trésors. Certains ont prétendu qu'ils firent convoyer ces richesses hors de France. Mais pour cela, ils auraient dû former un important convoi, au déplacement lent, qui n'aurait pu franchir, sans être remarqué, sur des routes peu sûres, une distance aussi longue que celle séparant Villeneuve de n'importe quelle frontière. A Villeneuve même, ils étaient placés sous surveillance par le comité révolutionnaire local. Et s'ils ne furent pas importunés plus tôt, ce fut grâce à l'estime et au respect qu'ils avaient su inspirer à la plupart des Villeneuvois.

-Mais voici arrivée l'année fatidique de 1792. Dès janvier, les Chartreux sont sommés de se prononcer au plus tôt sur leur nouvel état : demeurer à leurs frais et sans aucune source de revenu, dans leur monastère, ou s'en aller accroître le nombre des prêtres sécularisés.

-Sur quarante neuf religieux, Pères ou Frères, que comptait alors la Chartreuse, sept demandèrent à la quitter avec une pension de prêtre sécularisé. Seul, le commis-syndic Jacques Clet annonça son intention de renoncer définitivement à l'état sacerdotal. Ce fut pour aller se marier au plus vite avec une jolie nonne d'un couvent voisin. Pour les quarante et un religieux qui avaient choisi de rester, c'était la misère certaine. Car, hormis l'intouchable trésor dont seul le Prieur connaissait le secret, tout leur avait pris des immenses propriétés qu'ils possédaient autour de Villeneuve et avait été vendu aux enchères pour des sommes dérisoires au détriment des deniers publics, car les acheteurs les payèrent avec des assignats dévalorisés.

- C'est pourquoi, après avoir rodé quelques temps dans les grandes salles vides de leur monastère, comme à la recherche mélancolique de sa grandeur passée, ils se résignèrent pour la plupart à l'abandonner, non sans le secret espoir d'y revenir un jour prochain. Et ils s'engagèrent, à regret, sur les chemins de la lointaine Espagne, où, parvenus à Tarragone, ils se fixèrent pour y créer, avec de pauvres moyens, une nouvelle Chartreuse appelée à devenir prospère.

-Quant au petit nombre de ceux qui s'étaient obstinés à rester dans leur Maison de Villeneuve en dépit des pressions, des humiliations et des menaces, finalement réduits un état de grande pauvreté, ils se résignèrent à prendre à leur tour le chemin de l'Espagne, quand les persécutions furent devenues intolérables et surtout, après avoir accompli leur mission. Car, sans cela, pourquoi seraient-ils restés à Villeneuve plus longtemps que leurs Frères, dans de si pénibles conditions de misère et d'opprobre ? Après leur départ, la somptueuse Chartreuse connut la misère et la honte du pillage et de la ruine. Car beaucoup de Villeneuvois la démolirent pour y chercher avec acharnement le fameux trésor que les moines avaient dû laisser derrière eux et aussi pour en voler les pierres.