Le Trésor des Chartreux






Un étrange marché



Relevé de borne 3



-Voilà à peu près ce que dit l'Histoire. Et nous y reviendrons. Mais en pareil cas, elle ne peut pas tout connaître. Pour en savoir plus, il faut interroger les légendes qu'elle charrie dans son sillage, ces mille petites anecdotes que les historiens eux-mêmes ne dédaignent pas, car ils savent qu'elles contiennent souvent des parcelles de vérité, précieuses pour combler les vides fréquents des témoignages historiques.

-Comme je vous l'ai dit, il se colporte dans ma famille, depuis ces temps-là, de très curieux récits qui, sous leur apparence étrange et travestie, contiennent sans doute la relation fidèle de certains événements bien réels, en rapport direct avec l'énigme des Chartreux de Villeneuve.

-Sinon, je ne vois pas pourquoi ils se transmettraient chez nous depuis près de deux cents ans sous le sceau du secret, et non sans une certaine solennité. Qu'à l'approche de sa fin, un père fasse venir son fils aîné auprès de lui pour lui confier des secrets qu'il lui demande de ne jamais révéler à personne d'autre qu'à son propre fils, quand l'heure en sera venue, cela montre que de telles confidences doivent être prises au sérieux. Du reste, vous en jugerez.

Je ne manquais pas d'observer qu'en me faisant ses confidences, Monsieur C. ne respectait pas le secret auquel il était tenu. Il avait sans doute ses raisons. Et j'appris par la suite qu'il n'avait pas eu de fils. Conscient de son âge et de la fuite du temps, il avait dû décider de partager ses secrets avec d'autres, capables de le faire avancer dans sa recherche. Mais ainsi que je l'ai déjà dit, il n'en livrait pas la totalité à la même personne, attendant que chacun apporte sa pièce au puzzle qu'il serait seul capable de reconstituer dans son entier. Mais laissons le parler encore.

-A la veille de la Révolution, mon lointain aïeul, David de la Meynargue, pauvre fermier des bords du Rhône, dont les maigres ressources avaient bien du mal à nourrir la nombreuse famille, fut un jour discrètement convoqué par Dom José de Camaret, dernier Prieur de la Chartreuse.

-Cela n'étonna pas David. Il fréquentait habituellement la Chartreuse, car en dehors de son office de bedeau, il allait souvent aider les Frères jardiniers à entretenir les plates-bandes, les jardins et les potagers du monastère, ou labourer quelque terre des moines.

-Il fut aussitôt introduit dans la bibliothèque du Prieur où Dom José, debout face à une carte largement déployée sur la table de son logement, semblait plongé dans une profonde réflexion.

-Un coup d'œil rapide permit à David de reconnaître la carte où figurait l'ensemble des terres que les moines possédaient autour de Villeneuve. Le Prieur allait sans doute lui indiquer quelque friche où arracher les mauvaises herbes. C'était un de ces menus travaux dont il était coutumier et dont il s'acquittait avec zèle, car s'il ne méprisait pas la rétribution souvent généreuse qu'on lui octroyait pour ses services, il lui plaisait d'honorer Dieu en accomplissant les travaux que voulaient bien lui confier ses serviteurs sur cette terre.

-"David, Dieu doit t'aimer, puisqu'il t'a donné cinq fils et trois filles qui sont de beaux enfants. Nous t'aimons aussi pour ton zèle et ta piété. Tu nous as toujours bien servis. Eh bien, voici venu le jour de t'en récompenser, dit le Prieur. Tu reconnais cette carte : ce sont nos terres de Villeneuve. A toi qui en as si peu, il doit sembler que nous en avons beaucoup. Bien trop, même. Quand je vois la misère qui nous entoure, je me demande si nous n'avons pas été trop avides de biens terrestres et si cette colère…Mais il est difficile de dire à la richesse : "Halte, tu n'iras pas plus loin !" Enfin ! Je sais que tu as bien du mal à nourrir ta famille. Aussi j'ai décidé de te donner quelques terres. Tu vas en choisir deux sur cette carte. Nous irons voir le notaire et elles seront à toi.

-Mais, mon Père, protesta David, pourquoi vous démunir ainsi ? Et pourquoi moi ? Vous avez toujours largement rétribué mes services. Et d'autres dans le pays sont plus pauvres que moi. J'ai ma ferme…

-Ne sois pas si humble, David. Je veux te récompenser et si d'autres sont plus pauvres que toi, ils n'ont pas tes qualités. Quoi qu'il en soit, c'est toi seul que cette affaire concerne. Tiens, vois ces terres fertiles au bord du Rhône, il me semble qu'elles touchent à ton champ de luzerne. Je te les donne dès maintenant et demain matin nous irons régler cela chez le notaire. Mais puisque tu ne crois pas les avoir méritées, tu me donneras en échange une paire de bœufs.

-David n'en croyait pas ses yeux.Toutes ces bonnes terres, peut-être quatre cents salmées, contre une paire de bœuf vieux et fatigués, car des quatre qu'il possédait, aucun n'était jeune et vigoureux. Il se demanda si le Prieur avait toute sa raison. A moins qu'il ne voulût le mettre à l'épreuve et mesurer sa cupidité.

-Non, mon Père, je ne peux pas accepter un marché aussi malhonnête. Vous savez bien que mes bœufs ne valent rien.

-Tu crains de nous voler. Mais quand celui qui n'a rien reçoit un peu de celui qui a tout, il n'y a pas de vol. Et puis, sache que si tu gagnes beaucoup à ce marché, nous n'y perdons rien. Dieu sait en quelles mains indignes pourraient bientôt tomber les terres que je t'offre.

-Je ne peux pas accepter, s'obstina David.

-Tu dois accepter, car je ne t'ai pas tout dit. Avec ce marché, je te paye d'avance de très importants services qu'il te faudra bientôt nous rendre. Des forces mauvaises vont rompre les digues édifiées contre elles et se répandront sur le royaume de France. Elles n'épargneront ni les demeures de Dieu ni ses serviteurs. Tu nous verras sans doute accusés, poursuivis, chassés de nos Maisons, pillés de nos richesses et peut-être payer de nos vies notre attachement à la foi. Nous devons prévoir qu'il nous faudra quitter notre chère Chartreuse, notre belle Vallée des Bénédictions.

-Ce n'est pas possible, mon Père, répondit David, accablé par ces sombres prédictions.

-Rien n'est encore certain. Mais les nouvelles qui courent en ce moment ne sont pas bonnes. Nous devons prévoir le pire. Et nous nous soumettrons à la volonté de Dieu. Mais nous restons confiants, car ses buts sont impénétrables. Quand la tourmente sera passée, je suis certain nous reviendrons à Villeneuve. Alors, nous serons heureux d'y retrouver tout ce que nous y aurons laissé de cher. Il nous faudra quelqu'un pour veiller à cela. Ce sera toi, David. Nous t'avons choisi à cette fin. Et maintenant écoute-moi bien, car je vais te dire tout ce qu'il te faudra faire."

Contrairement à ses prédictions et à ses espérances, Dom José de Camaret ne devait jamais revoir sa Chartreuse de Villeneuve. Mais écoutons Monsieur C.

-Le Prieur confia alors à David une mission dont ce dernier ne manqua pas de s'acquitter fidèlement, jour après jours, durant le reste de sa longue existence. C'était une mission d'importance, puisqu' elle se perpétue depuis près de deux cents ans. De nos jours encore, un inconnu, (Ce ne pouvait alors être que Monsieur C. descendant de David), maillon d'une chaîne que les siècles n'on pas rompue, poursuit l'œuvre mystérieuse.

-Quant à David, ayant appris ce que l'on attendait de lui, il n'hésita plus. Le marché conclu fut dûment enregistré par devant notaire en février 1789. David était devenu un riche fermier. Ayant passé un marché qui pouvait paraître régulier, quoique très généreux, il ne subit pas les tracasseries des envoyés de la République venus à Villeneuve éplucher les comptes des Chartreux, recenser leurs biens et les disperser aux enchères publiques. Curieusement, ils ne relevèrent pas la disproportion de cet échange qui, peut-être, leur échappa.

-Nous savons, à peu de chose près, ce que fut la mission de David. Fidèle à la parole donnée, il mit à profit les loisirs que lui laissait sa fortune pour entreprendre chaque jour, de longues randonnées dans la campagne environnante.

-Le lieu préféré de ses promenades était une colline proche, surplombant le pays et le Rhône. Il s'y rendait le matin de bonne heure, avec, sur le dos, une besace remplie de victuailles et de boisson, et n'en revenait qu'au soir.

-Ces allées venues intriguèrent un moment les Villeneuvois. Mais jamais personne ne soupçonna leur véritable but. Et l'on finit par s'habituer à voir David errer dans la garrigue comme une âme en peine.

-Un promeneur non averti pourra parcourir indéfiniment ces lieux sans rien y remarquer d'extraordinaire. Mais à y regarder de près, on constate vite que les vieilles pierres n'y manquent pas. Pour la plupart issues des anciennes carrières de Carles, elles forment les murets des chemins creux qui sillonnent la colline. Les Romains furent les premiers exploitants de ces carrières dont ils extrayaient la "molasse", une pierre tendre facile à travailler, qu'ils utilisèrent pour l'édification de leurs monuments. Longtemps abandonnées, leur exploitation reprit au Moyen Age où elles servirent à dresser des remparts et des édifices de tous ordres, tels que le Palais des Papes d'Avignon, la Chartreuse de Villeneuve et autres monastères de la région ainsi que nombreuses fortifications. De nouveau abandonnées pendant des siècles, elles ont été rouvertes à notre époque pour en extraire les pierres qui servent à restaurer les monuments du passé.

-Parmi ces vieilles pierres, quelques unes ont toujours retenu l'attention des curieux. Il s'agit de grosses bornes toutes gravées au sceau des Chartreux et couvertes de mystérieux hiéroglyphes dont la disposition linéaire laisse supposer qu'il s'agit d'une écriture secrète. Les bergers qui, pendant des siècles sont venus garder là leur troupeau, ont gravé sur ces bornes leurs propres graffitis. Mais à chaque fois, une main mystérieuse est venu restaurer les signes originels.

-Il arrive aussi qu'une borne soit malencontreusement renversée ou volontairement déplacée. Elle est alors rapidement relevée ou replacée sur son emplacement initial. Ces interventions qui se produisent encore de nos jours, alors que les Chartreux ont quitté Villeneuve depuis près de deux cents ans et qu'ils n'y reviendront plus, prouvent que ces pierres font encore l'objet d'une surveillance occulte qui leur confère une signification précise sans rapport avec le bornage des propriétés ayant appartenu aux moines, puisque toute la colline était à eux.

(Nota : depuis l'époque des révélations de Monsieur C., la presque totalité des bornes a disparu, soit qu'elles aient été détruites, soit qu'elles aient été enlevées.)

-Les chercheurs nomment ces grosses pierres taillées des "bornes directrices". On en compte cinq qui, avec d'autres plus nombreuses et plus petites, réparties sur toute la colline, formeraient, selon certains, un itinéraire topographique qui, par triangulation ou tout autre système de calcul, désigne clairement le lieu précis par où les Chartreux, pénétrant dans les profondeurs de la terre par un souterrain, sont allés y enfouir leur trésor.

-Les signes relevés sur les bornes, hormis le sceau des Chartreux, sont d'ordre liturgique, astronomique, astrologique, zodiacal et topographique. Si l'on écarte d'autres hypothèses peu convaincantes (marquage des tailleurs de pierre), tout porte à croire que les Chartreux ont gravé sur ces bornes des indications permettant de retrouver le lieu où gisent leurs richesses. Selon certains, il s'agirait d'un message crypté au troisième degré, impossible à déchiffrer sauf à en connaître les clefs. Selon d'autres, je l'ai dit, les bornes permettent un calcul de cet emplacement par triangulation. Quoiqu'il en soit, ceci explique pourquoi, il fallait à toute force en préserver l'intégrité et la pérennité. Si une borne venait à disparaître, leur gardien en signalait l'emplacement au moyen d'un pieu de fer profondément planté en terre. Surveiller la colline et ses bornes, telle fut la mission confiée à David, puis à ses successeurs, alors même que les biens des moines avaient été dispersés aux enchères publiques.

-Les manifestations occultes qu'on peut y observer, prouvent que la colline où David allait se promener renferme pour le moins un mystère. A ce stade de mon récit, rien ne prouve qu'il s'agit d'un dépôt précieux. Et David lui-même n'aurait pas pu l'imaginer. Mais il allait bientôt l'apprendre sans détour.


 Deux boeufs vieux et fatigués
Deux boeufs vieux et fatigués