Le Trésor des Chartreux






Le secret du Frère Louis



 La cachette du Frère Louis, à Cabrion
La cachette du Frère Louis, à Cabrion



-Nous sommes au début de l'année 1793. Tous les Chartreux ont désormais quitté leur monastère pour s'établir à Tarragone. Un soir de janvier, alors qu'un vent glacial redouble de violence en sifflant dans la cheminée, David, à moitié assoupi devant un feu de sarments qui crépite dans l'âtre, entend soudain cogner le heurtoir de sa porte.

-Il n'attend personne et se demande qui peut bien venir lui rendre visite à cette heure tardive, par un temps pareil où on ne mettrait pas un chien dehors. Il se lève lentement et va ouvrir sa porte. Une frêle silhouette sombre, enveloppée d'un manteau de bure que le vent malmène, se tient devant lui, une lampe sourde à la main. Il reconnaît aussitôt ce visiteur nocturne.

"Frère Louis, ça alors ! Je vous croyais parti avec vos Frères ! Mais entrez vite, ce maudit vent nous glace ! Et ce n'est pas prudent d'être dehors à votre âge par un temps pareil. Allez vite vous asseoir près du feu"

-Le Frère Louis entre en silence et va s'installer devant la cheminée. Toujours sans dire un mot, il réchauffe longuement ses vieilles mains osseuses à la flamme claire des sarments. Tout paraît l'accabler : les ans aussi bien que les tristes évènements dont il vient d'être le témoin et la victime. Il se tait longuement. Puis se tournant vers David, il se met à lui parler.

"Eh bien, David, tu es donc si étonné de me voir ! C'est vrai, tous mes Frères sont partis. Mais moi, pourquoi l'aurais-je fait ? Je suis vieux et usé ; je serais mort en chemin. Et puis, je n'avais pas envie de partir, de quitter ces lieux où tout me retient, d'abandonner notre chère Chartreuse où les bons Pères et les Frères m'ont accueilli il y a si longtemps, alors que j'étais encore jeune et sans famille. Ils m'ont élevé et instruit pour que je devienne un des leurs. Mon pays et ma maison sont ici. Me voici presque au terme de ma vie. Je ne partirai plus.

-Mais, mon Frère, si les sans-culottes apprennent votre présence dans le pays ils sont capables de vous faire un mauvais sort.

-Je sais, David. Et je m'en remets à la volonté de Dieu. Mais rassure-toi. Tu es le seul à savoir que je n'ai pas quitté Villeneuve. Le Prieur m'a recommandé de te faire cette visite pour qu'il te souvienne du marché que vous avez passé ensemble. Je sais que tu t'acquittes bien de ta mission et que tu en as gardé le secret. Mais désormais, il te faudra faire quelque chose de plus."

-Puis, le Frère Louis apprit à David qu'il s'était retiré sur la colline où il s'était installé dans une grotte aménagée, comportant un bat-flanc de pierre, un âtre et un conduit de fumée, près du chemin de Cabrion où on peut encore la voir de nos jours.

Nota : Il est aujourd'hui impossible de s'en approcher tant il s'est construit tout autour des maisons avec leurs clôtures anarchiques. C'est à se demander comment les pompiers pourraient intervenir si la magnifique pinède qui surplombe Cabrion venait à prendre feu.

-Il y vécut précairement pendant quelques années, jusqu'à sa mort. David eut pour mission de le pourvoir régulièrement en victuailles et en boisson. Il profitait de ces occasions pour lui parler du pays et des évènements qui s'y produisaient. Ceux qui concernaient la Chartreuse n'étaient guère réjouissants et le Frère Louis s'en attristait chaque fois davantage.

-On se demande pourquoi cet homme avait choisi de vivre en ermite, dans des conditions si difficiles pour un vieillard. Il n'aurait pas manqué à Villeneuve, d'âmes charitables pour l'héberger, à commencer par David lui-même qui le lui proposa.

-Mais le Frère Louis ne voulut rien entendre. S'il avait choisi de vivre en ermite dans cette grotte obscure, humide et froide, loin de toute habitation et de toute présence humaine, sans doute était-ce pour de bonnes raisons. La grotte de Cabrion offre un excellent point de vue sur la colline des bornes ; et le chemin qui y mène était alors un point de passage obligé sur lequel le Frère Louis avait, depuis son repère, une vue imprenable. Il pouvait ainsi observer toutes les allées et venues des rares personnes, surtout des bergers avec leur troupeau, qui s'aventuraient en ces lieux retirés.

-Nous pouvons en déduire que le Frère Louis avait lui aussi reçu une mission de surveillance. Mais elle était autrement plus importante et confidentielle que celle confiée à David. Cette mission, nous en avons une petite idée et nous pouvons imaginer, sans beaucoup nous tromper, qu'elle consistait à veiller, sinon sur les lieux proches de la cache où les moines avait dissimulé leur trésor, du moins sur l'entrée du souterrain qui y conduit, même si son accès avait été parfaitement dissimulé.

-Ce qui nous donne à penser que le secret du trésor n'avait pas pu être totalement préservé. Si les quelques moines ayant œuvré à sa dissimulation avaient dû être choisis par le Prieur pour leur probité sans faille, il restait à craindre qu'une brebis galeuse, ayant eu vent de l'affaire, se mette en quête de l'or disparu. Je songe en particulier à ce Jacques Clet tellement empressé de jeter sa soutane aux orties.

-Nous verrons plus tard qu'il a essayé un moment de rechercher le trésor de son monastère déserté et dévasté. Mais revenons au Frère Louis dont j'ai oublié de dire que dans son repaire, il disposait d'un fusil, de poudre et de balles.

-Les cinq années qui s'écoulèrent furent paisibles pour le vieux moine. Mais au mois d'avril 1798, il tomba gravement malade et sa mort prochaine ne fit plus de doute ni pour lui ni pour David qui, lui-même, n'était plus tout jeune. Etendu sur son bat-flanc dans la grotte de la colline, le Frère Louis respirait difficilement et il commença bientôt à tenir des propos délirants.

-"Nous étions...oui... trop riches, David...Tant d'or...C'est un péché contre la pauvreté...La punition de Dieu...Comment racheter nos fautes ?...Va, David, prends ce que tu voudras....Donnes aux pauvres. Il en restera toujours assez...Va, là-dessous, aux Quatre Chemins...C'est là...Notre trésor...Le souterrain...Entre par la faille...la faille...de..." Il mourut sans pouvoir achever sa phrase sibylline.

-Il y a longtemps que plus aucune carte de la colline ne mentionne le lieu-dit des Quatre Chemins. Mais nous, Villeneuvois de toujours, savons bien où il se trouve. Et Monsieur C. désigna du doigt sur une carte d'Etat Major qu'il venait de déployer, quatre chemins se coupant à angle droit, presque au centre géométrique de la colline.

-Avec le temps, la topographie des lieux s'est modifiée. Les chemins autrefois empruntés par les carriers romains, puis par ceux du Moyen Age, et par les moines, ne sont plus guère utilisés et ont tendance à s'effacer. Les Chartreux avaient prévu cela et n'ont pas confié aux seuls repères naturels le secret de la cache où gît leur or.

-A mon avis, la mention des Quatre Chemins n'est qu'un indice parmi d'autres. Et depuis les révélations du Frère Louis, on n'a rien découvert aux abords de ces fameux Quatre Chemins. Il faudrait percer la roche, s'enfoncer dans ses profondeurs. Mais à moins de tout dynamiter, c'est impossible ; ce calcaire est aussi dur que du métal. Il faudrait trouver la faille. Mais de quoi s'agit-il ? Il n'existe rien qui ressemble à une faille aux abords de ces lieux.

-On peut seulement remarquer qu'à ce croisement, la surface du sol a tendance à s'affaisser peu à peu, et c'est surtout sensible après de très grosses pluies. Il faut savoir que par suite de l'exploitation des carrières, la colline est truffée de souterrains comportant des puits d'aération malheureusement comblés jusqu'à ras bord, sans doute par les moines. Alors, sous les Quatre Chemins, à une profondeur que l'on peut estimer à plus de quinze mètres, il y a peut-être quatre souterrains qui se croisent. Ils n'ont pas été creusés dans le calcaire mais dans cette molasse tendre dont la veine court sous la colline et ils s'affaissent lentement. Un jour peut-être tout s'effondrera. Mais ce n'est pas pour demain.

-Selon moi, l'un de ces souterrains conduit à la cache du trésor. Mais tous les efforts accomplis, toutes les recherches faites pour en trouver l'entrée n'ont abouti à rien. Quand bien même on accèderait à un souterrain, il faudrait que ce soit le bon. Et la cache du trésor doit se trouver dans une salle latérale sans doute hermétiquement refermée.

-Vous commencez à entrevoir les difficultés auxquelles nous sommes confrontés. Dans cette recherche, nous n'avons pas manqué de bras, et des trous, il s'en est creusés. Alors ? Ce ne sont pas des bras qu'il nous faudrait, mais un cerveau. Nous l'attendons encore. Il nous révèlerait enfin la teneur du message écrit sur les bornes et la signification d'autres signes très importants dont nous reparlerons. Et puis, je le dis sans malice, il nous indiquerait où est la "faille" dans cette affaire.

-Voilà pour le Frère Louis. Il faudra attendre bien des années pour que le mystère du trésor des Chartreux connaisse un nouveau rebondissement. Et de taille ! Car il établit sans conteste que les moines de Villeneuve y ont caché quelque part leur trésor essentiellement monétaire.

Nota 1 : Le Frère Louis a été inhumé au sommet de la colline, comme si, par-delà la mort, il voulait encore poursuivre sa mission de gardien du trésor. De sa tombe, parfaitement alignée avec la Chartreuse, on a un admirable point de vue panoramique dominant Villeneuve, La Chartreuse, Le Fort Saint André, Avignon et le Palais des Papes. Cette tombe a été fouillée par de cupides et naïfs Villeneuvois qui s'imaginaient que le Frère Louis avait pu être inhumé avec des pièces d'or cousues dans ses vêtements...! Puis elle a été transformée en calvaire dont la croix a disparu.

Nota 2 : Depuis l'époque où Monsieur C. me fit ses confidences, la municipalité de Villeneuve a établi sur la colline un nouveau cimetière dont l'entrée se situe à quelques mètres du lieu supposé des Quatre chemins.


La tombe du Frère Louis, vue sur Villeneuve, la Chartreuse, Avignon
La tombe du Frère Louis, vue sur Villeneuve, la Chartreuse, Avignon