"Petit, tu fais une bêtise, disait son père à Pascal surnommé Bouffigue à cause de ses grosses joues. Par les temps qui courent tu ne tarderas pas à faire un beau mort si tu t'obstines dans ton idée."
Mais Pascal ne voulait pas en démordre. A vingt ans, il en avait assez de faire le cordonnier et la carrière des armes l'attirait irrésistiblement. Il avait vu les soldats de Bonaparte revenir d'Italie couverts de gloire et de butin. Plus tard, il était allé souvent rendre visite à ceux de la garnison installée dans le Fort Saint André au retour d'Egypte.
-Quand, à la nuit tombée, il s'asseyait avec ses amis les grognards autour du feu de bivouac, c'était des histoires à n'en plus finir, des récits de batailles héroïques, de conquêtes brutales, de butins fabuleux qui, à la lueur incertaine des flammes dansantes, prenaient déjà les dimensions d'une épopée.
-Si bien qu'un soir, n'y tenant plus, il fit son baluchon et s'esquiva furtivement par la fenêtre de sa chambre, avec son maigre bagage sur l'épaule.
-Et nul n'entendit plus parler de Pascal. Les années passèrent comme ombre et lumière. L'Empire s'éleva à son zénith, puis s'écroula comme un colosse aux pieds d'argile. Et ceux qui évoquaient encore le souvenir de Pascal, auraient juré qu'il était mort, Dieu savait où, dans le Caucase ou en Pologne.
-Mais Pascal n'était pas mort. Le cahot sanglant des batailles l'avait comme par miracle épargné. Et il revint un jour à Villeneuve, sans crier gare, ni plus pauvre, ni plus riche, sinon de souvenirs, à la stupéfaction émue de sa famille et de ses amis qui depuis longtemps n'espéraient plus son retour.
-Il était devenu un gaillard imposant, dont la contenance martiale et fière laissait deviner qu'il avait dû voir bien des choses, bien des pays et bien des évènements, parmi les plus terribles.
-Si bien que précédé de sa réputation d'homme de guerre, Pascal Bouffigue se mit à raconter, sans se faire prier, tout ce qu'il avait vu, connu et vécu sur les champs de bataille, durant des longues soirées d'hiver où, pour économiser la chandelle et le bois, on allait, tantôt chez l'un, tantôt chez l'autre, veiller et bavarder.
-La moitié du village était suspendue à ses lèvres quand il parlait de l'Empereur qui lui avait un jour pincé l'oreille en lui remettant la tabatière d'honneur gagnée pour s'être bien battu au siège de Saragosse. A croire Pascal, il s'en était fallu de peu pour qu'il devînt au moins colonel. Ah, l'Empereur, quel homme ! Il en pleurait presque le brave Pascal et toute l'assistance avec lui.
-Mais nul ne pouvait deviner qu'au fond de sa mémoire se tapissait un souvenir qui l'empêchait parfois la nuit de bien dormir. Ce ne fut que très longtemps après son retour qu'il fit venir auprès de lui son fils aîné, car depuis tout ce temps, il avait pris femme et elle lui avait donné quatre beaux enfants.
-Ecoute moi bien, Pierre. Toi te voilà devenu un homme et moi je suis d'un âge où si l'on continue à cacher ce que l'on sait, on risque bien de l'emporter avec soi dans la tombe. Alors voilà : depuis plus de trente ans, je dissimule un secret qui me hante.
-C'est vrai que j'ai raconté bien des choses à qui voulait les entendre, mais ce secret, je n'en ai jamais parlé à personne et je vais le dire à toi tout seul. Tu en feras ce que tu voudras, mais toi non plus tu n'en parleras jamais à personne.
Chartreuse de Tarragone
-Tu te rappelles comment j'ai gagné ma tabatière d'honneur ? C'était au siège de Saragosse. J'étais alors, eh oui, moi le Provençal, Chevau-léger au régiment des Polonais, un bien beau régiment ! C'était exactement le 19 janvier1809, à la veille d'un assaut terrible que nous livrâmes contre la ville. Nous avions cheminé toute la journée dans le froid, le vent et la poussière et les hommes et les bêtes étaient si fatigués que notre colonel décida de faire une halte de quelques heures à Tarragone et fit réquisitionner par l'Intendance les bâtiments de la Chartreuse qui se trouve dans cette ville. Nous n'y vîmes personne et nous nous y installâmes tout à notre aise.
-A un moment du soir, je me trouvais seul dans l'écurie du monastère où j'avais conduit mon cheval pour le soigner, lui donner à boire et à manger. Comme je l'attachais à sa mangeoire j'entendis un pas furtif derrière moi. Craignant une attaque par surprise d'un de ces diables d'Espagnols, je me retournai en tirant mon sabre, prêt à frapper. Il faut dire qu'à cette époque, on assassinait les soldats de l'armée française partout dans le pays, y compris dans les églises et les monastères.
-Mais je vis que mon assassin n'était qu'un vieux moine inoffensif. Comme il me dévisageait en silence, avec insistance et que je faisais de même, il me sembla que ce visage, cette silhouette ne m'étaient pas inconnus. J'avais déjà vu cet homme. Mais j'étais incapable de savoir ni où ni quand.
-La mémoire dut nous revenir à tous deux en même temps, car je venais à peine de reconnaître en ce vieillard usé le dernier Prieur de notre Chartreuse, Dom José de Camaret, qu'il poussa une exclamation de surprise.
-"Ah mais, je te reconnais ! Tu es le Pascal Bouffigue, de Villeneuve ! Je t'ai vu naître et un peu grandir.Te voilà bien forci ! Et tu as gardé tes grosses joues. Grâce à elles, je t'aurais reconnu entre cent.
-Oui, c'est bien moi, le Pascal. J'ai quitté Villeneuve il y a quelques années pour devenir soldat et depuis, je n'y suis pas retourné. Vous aussi, mon Père, je vous ai reconnu : vous êtes Dom José de Camaret, notre dernier Prieur.
-Nous parlâmes du pays. Et je racontai au vieil homme comment je m'étais retrouvé ici, en Espagne, à Tarragone, après avoir parcouru la moitié de l'Europe à cheval. A son tour, il me dit de quelle manière les Chartreux de Villeneuve, chassés du pays, s'en étaient venus à pied dans cette ville pour y fonder un nouveau monastère qui avait prospéré.
-Puis il me questionna pour savoir ce qu'était devenue leur belle Maison de Villeneuve. Le pauvre homme ! A le voir si ému, j'aurais tant voulu lui dire que sa Chartreuse était restée telle qu'il l'avait connue ! Hélas, comment l'aurais-je pu, alors que jeune adolescent, j'avais joué dans ses ruines commençantes ? Je lui devais la vérité, si pénible fût-elle à dire et à entendre.
-Je souffris avec lui de la peine que chacun de mes mots lui infligeait. Et je compris à quel point il était malheureux d'apprendre que quelques années d'abandon avaient suffi pour réduire à néant le somptueux héritage de tant de siècles. Puis je conclus : "Hélas, mon Père, ce n'est plus qu'une ruine ! "
-Alors je vis que le vieil homme pleurait. C'était un spectacle navrant. Mais après un court moment d'abandon, il se reprit et me fixant droit dans les yeux, il me dit : "Oui, je suis affligé du malheur qui nous frappe. Mais j'ai eu tort de me laisser aller à la douleur, car la miséricorde de Dieu est infinie. Notre Chartreuse est détruite. Mais un jour elle se relèvera de ses ruines et retrouvera toute sa splendeur, car nous y avons laissé assez d'or pour la reconstruire trois fois. Je vais prier pour toi car demain tu livreras une bataille terrible et ta vie sera en grand danger. Mais si, par chance, tu retournes un jour à Villeneuve, va voir David, le fermier de la Meynargue et dit lui de continuer à bien nous servir. Il saura de quoi il s'agit. Adieu, Pascal. Mes prières t'accompagnent. Et que Dieu te bénisse."
-"Adieu, mon Père."
- Sur ces mots, le bon Père me quitta. Je le regardai s'éloigner au long des couloirs déserts et froids, le dos un plus courbé par les ans, la lassitude et le poids des tristes nouvelles que je venais de lui rapporter.
- Le lendemain, nous étions sous les murs de Saragosse où tant de mes camarades se firent tuer. Une vraie boucherie. Dans cet enfer de poudre, de feu, de sang et de mort, je me suis souvenu des paroles de Dom José :" Si tu retournes à Villeneuve..." Elles n'avaient presque aucune chance de se réaliser. Et pourtant, je suis sorti vivant du massacre.
-Nous quittâmes la ville à peine conquise et je n'ai plus jamais revu Dom José qui doit être mort depuis longtemps à cette heure. De retour à Villeneuve, je suis allé à la Meynargue, mais David n'était plus de ce monde. Alors, j'ai transmis le message du Prieur à son fils aîné qui a semblé comprendre. Il a pourtant sursauté quand je lui ai parlé de tout l'or laissé derrière eux par les Chartreux. Et moi, tu vois, cet or, rien que d'y penser, ça m'empêche de dormir. Crois-moi, je l'ai cherché. Mais je n'ai jamais rien trouvé.Voilà, tu sais tout. Fais comme bon te semblera, mais n'en dis rien à personne."
-Nul n'aurait jamais dû connaître l'existence de ce trésor, reprit Monsieur C. Mais c'était sans compter avec la faiblesse des hommes. Ce fut d'abord le Frère Louis qui, dans son délire, laissa échapper des mots incohérents mais suffisamment explicites ; puis le Prieur Dom José qui, sous le coup d'une émotion par trop violente, révéla spontanément l'existence d'une masse d'or assez considérable pour reconstruire trois fois la Chartreuse, une masse d'or laissée à Villeneuve et qu'on peut estimer de trois à cinq tonnes d'or, (elle comporterait la statue en or des douze apôtres ayant appartenues à Benoît XIII, dernier pape d'Avignon), sans compter la valeur numismatique des pièces d'or, ni celle des objets d'art et des reliques. C'est un trésor colossal. Voilà le secret dont je suis le dernier dépositaire. Tout comme les premiers descendants de David et de Pascal, j'ai cherché sans jamais rien trouver. Pourtant, des personnes très intelligentes, très cultivées, versées dans l'ésotérisme, la cryptographie, l'astronomie, l'astrologie, la liturgie, m'ont aidé dans ma recherche. En vain !
- Mais puisqu'il existe, il est pourtant bien quelque part, ce trésor ! Et il en a excité des convoitises ! A commencer par celles de l'Eglise et de l'Etat qui s'y intéressèrent de près. Alors ? Alors, le Frère Louis et le Père Dom José ne risquaient finalement rien à s'abandonner à la confidence. Il est bien caché le trésor ; et depuis près de deux cents ans, il résiste à toutes les investigations.
Il commençait à se faire tard. Je remerciai mon hôte de ces révélations qu'il aurait pu ne pas me faire. Et je pris congé en lui promettant que si par hasard, il me venait quelque idée, je ne manquerais pas de lui en faire part. Tout en m'éloignant, je pressentis que Monsieur C. ne m'avait pas tout dit. Sous le regard bienveillant des étoiles, ses confidences ne manquaient pas de poésie. Mais aucune ne contenait un seul fait matériel irréfutable, qui aurait pu établir sans conteste l'existence de ce trésor. J'avais entendu de beaux récits, de belles paroles, mais sans plus.
Monsieur C. m'avait promis que nous nous reverrions. Peut-être m'en dirait-il plus la prochaine fois.En tout cas, je l'espérais.