Le Trésor des Chartreux
1825 - Une mystérieuse apparition
Sceau des Chartreux
-Il y avait déjà quelques années que Marius de la Cabrelle était berger pour le compte du fermier de la Meynargue, le fils aîné de David. Marius ne savait pas lire, mais il savait compter. Et ce n'était pas lui qui, au retour de la pâture, aurait oublié un de ses moutons sur la colline ayant appartenu autrefois aux Chartreux. Un mouton oublié, c'était souvent un mouton mort, car il n'était pas rare, à cette époque, de voir encore, aux jours les plus froids de l'hiver, des loups affamés descendre des Cévennes pour trouver leur pitance aux abords des riches fermes de la plaine du Rhône. Et l'on était en hiver ; un hiver des plus rigoureux.
-La nuit commençait à tomber, et Marius était pressé de rentrer. Ce soir-là, c'était Carnaval et le berger voulait être fin prêt pour y faire danser sa promise, la jolie Mariette, aux refrains endiablés des fifres et des tambourins.
-L'angélus avait à peine fini de troubler les plaintes aigres du vent que déjà, la grosse boule rouge du soleil disparaissait à l'ouest derrière les collines ; et soudain, tout devint sombre et froid. Marius commença à compter ses bêtes que les chiens avaient rassemblées à coups d'aboiements impérieux : trente sept, trente huit, trente neuf...Le berger pesta comme un diable. Aucun doute, il manquait une bête ; sans doute ce maudit lourdaud qui lui jouait souvent le même tour, comme s'il espérait trouver ailleurs meilleure pâture. Comme d'habitude, le gros mouton ne devait pas être loin. Cette fois, pour sa peine il aurait droit à quelques coups de bâton.
-Marius laissa son troupeau sous la garde des chiens et partit à la recherche de la bête égarée. La nuit était maintenant presque totale et les pieds du berger heurtaient les pierres saillantes de la garrigue. Il appela plusieurs fois en vain. Le mouton restait introuvable et silencieux. Mais soudain, dans le sifflement aiguë du vent glacial, il perçut un faible et lointain bêlement. Cela venait de derrière une élévation de terrain qu'il apercevait à une trentaine de mètres.
-Pressé d'en finir, le jeune garçon se mit à courir dans cette direction quand, brusquement, comme sortie de nulle part, une haute silhouette sombre se dressa devant lui sur le sentier. Arrêté net dans sa course, Marius poussa un cri de frayeur.
La fantastique apparition dardait maintenant sur lui un regard de feu et de folie. Sous sa cagoule de moine, l'homme avait le visage presque entièrement dissimulé et l'on n'en distinguait que les yeux ardents et une forte barbe noire.
-A l'habit, Marius pensa reconnaître un de ces Chartreux qu'il n'avait jamais vus, mais dont l'habit lui était familier, tant il en avait entendu la description à la ferme de ses maîtres qui parlaient toujours de ces religieux avec respect et reconnaissance.
-Mais les moines avaient quitté le pays depuis bien longtemps et n'y étaient plus revenus. Aussi Marius se signa en se demandant si cette apparition n'était pas celle du fantôme d'un Chartreux hantant la nuit ces lieux solitaires.
-"Berger, l'apostropha soudain l'apparition, je m'appelle Jean et je suis pressé. Fais-moi dire une messe sans tarder, car il y va du salut de mon âme. Et le moine disparut dans les profondeurs de la nuit."
-Terrorisé, Marius s'enfuit en courant d'une seule traite jusqu'à la Meynargue, abandonnant sur la colline son troupeau et ses chiens que les valets de ferme armés de fusils et de fourches vinrent chercher après qu'il eût raconté comment, face à une horde de loups menaçants, il n'avait dû son salut qu'à la fuite.
-C'est que Marius craignait autant les moqueries que les fantômes ; et les plaisanteries n'auraient pas manqué s'il avait raconté avoir vu une apparition. On crut aux loups, même si aucune bête n'avait été dévorée par les loups affamés dont on ne vit pas trace.
-Les danses et les rires de Carnaval passèrent là-dessus. Marius avait oublié la requête du fantôme. Et quand revint son tour de conduire le troupeau sur la colline, il ne pensait plus à cette étrange rencontre.
-Pourtant, alors que la nuit tombait et qu'il rassemblait ses bêtes, la haute silhouette grise se dressa à nouveau devant lui et réitéra sa demande d'un ton menaçant : "Berger, tu te soucies bien peu du salut de mon âme. Pour la dernière fois, fais-moi dire une messe, ou tu te perdras avec moi." Après quoi l'apparition s'évanouit comme au premier soir, dans l'épaisseur des ténèbres.
-Cette fois, Marius ne douta plus qu'il s'agissait du fantôme d'un Chartreux damné pour ses péchés et réclamant le pardon de ses fautes. Il alla conter sa mésaventure à son maître que l'on disait versé dans les choses de la religion.
-Ce dernier l'écouta attentivement et lui conseilla de s'acquitter du prix d'une messe pour le Frère Jean. Après l'avoir fait, Marius se sentit soulagé et ne fut plus jamais importuné par l'inquiétante apparition.
-Oui, cela paraît bien extravaguant, ajouta Monsieur C. Et l'on se demande quel crédit accorder à cette histoire de fantôme. Essayons d'être rationnels. Le personnage qui s'est manifesté deux fois à Marius était bel et bien un homme de chair et d'os. Et pour tout dire, un Chartreux dont on devine qu'il était sur la colline à la recherche du trésor de ses Frères. Il n'a rien trouvé, car sa découverte aurait sûrement laissé des traces importantes et le fils de David les auraient remarquées. Et puis, comment cet homme aurait-il pu transporter à lui seul quelque cinq tonnes d'or, sans compter le reste ?
-Ecrasé de remords après sa tentative criminelle avortée, le parjure ne voit de salut que dans une messe dite à son intention et c'est à un jeune berger, symbole d'innocence, qu'il s'adresse pour mieux toucher la miséricorde divine. Une fois son voeu exaucé, il disparaît à jamais.
-Monsieur C. vit bien que je n'étais guère convaincu par ce récit qui n'avait, à vrai dire, pas grand-chose de rationnel. Il sourit.
-Bon, admettons que cette histoire qui pourtant, je vous l'assure, est authentique, n'apporte pas grand-chose à l'éclaircissement de l'énigme et qu'elle peut même nuire à sa crédibilité. Et oublions-la. Après elle, plus rien, plus rien pendant un siècle. Ceux qui avaient tenté de lever le mystère du trésor avaient abandonné ; et les Chartreux de Villeneuve étaient tous morts. Seuls les descendants de David continuaient à s'acquitter de leur mission et les bornes furent préservées.
-Mais vous ne m'avez pas demandé si j'étais réellement l'un de ses descendants. Eh bien, tenez, en voici la preuve. Et Monsieur C. me tendit un vieux parchemin bruni où je déchiffrai, non sans peine, la signature d'un homme qui avait couché là son testament en l'an 1815. Il s'agissait de David, fermier de la Meynargue.
-Contrairement à mes prédécesseurs, je n'ai pas eu de fils. Devais-je laisser se perdre un tel secret ? Il me semble que non ; que je devais tout faire, au contraire, pour retrouver ce trésor perdu, afin de le restituer à ses légitimes propriétaires. Car tel est mon but : parvenir à déchiffrer un secret perdu par les Chartreux eux-mêmes, pour leur rendre leurs richesses. Et vous allez voir qu'il s'agit bien de cela. Peu importe que je dise ce que je sais. N'en soyez pas vexé : je garde le contrôle de ceux qui m'aident à chercher, car chacun ne connaît qu'une part de mes secrets.
-"Je crois que je l'avais deviné, lui répondis-je. Mais ce n'est peut-être pas la meilleure solution. Quelqu'un peut vous aider à progesser. Mais s'il bute sur une partie de l'énigme dont vous seul détenez la clef, il n'avancera plus, et vous non plus."
- C'est vrai. J'y réfléchirai, conclut Monsieur C.
Le Chartreux fantôme